Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 39-48).
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XI


La fatalité me poursuit, chère Juliette. Hier après souper, souffrant beaucoup d’un violent mal de tête, je suis descendue dans le jardin pour y prendre l’air ; j’avais à peine fait quelques pas dans une des allées du bois, que j’entendis marcher derrière moi ; je me retournai précipitamment, et vis un homme que l’obscurité m’empêcha de reconnaître : l’idée du vol vint à ma pensée ; j’eus un moment de frayeur qui cessa bien vîte ; le fantôme s’approcha, et je le reconnus pour Frédéric.

— Vous ici ? madame, dit-il en m’abordant ;

— Oui, mon frère, lui répondis-je, je souffre, et j’espérais que l’air me ferait du bien ; mais je vais rentrer, car je n’éprouve aucun soulagement.

— Ah ! par grâce, interrompit-il avec chaleur, ne me donnez jamais ce nom, il m’est odieux.

Puis revenant à lui :

— Pardon, dit-il, je vous offense, j’offense l’être le plus adorable, celui auquel je voudrais consacrer ma vie ; mais il ne dépend pas de moi de lui cacher le sentiment dont il remplit mon âme.

En disant ces mots, il était à mes pieds et allait s’emparer de ma main, lorsque je me retirai brusquement, en lui témoignant combien j’étais blessée d’une conduite aussi indigne de lui et de moi.

— L’heure et le lieu, lui ai-je dit, ne me permettent pas d’entrer avec vous dans une explication que vous auriez dû m’épargner, et dont vous n’aurez plus besoin, après avoir réfléchi sur ma situation et sur la vôtre.

En disant ces mots, je me suis éloignée sans attendre sa réponse, et je l’ai laissé dans un état de désespoir qui m’a fait regretter de n’avoir pas ménagé davantage mes expressions. Je suis rentrée dans mon appartement, l’imagination remplie d’idées sombres : je me figurais Frédéric malheureux, et par moi, fuyant la maison de sa mère pour n’y plus voir l’objet qui cause ses chagrins ; puis réfléchissant au caractère de ce jeune homme, je me rassurais par la certitude de le voir bientôt distrait d’un sentiment qui ne lui laissait aucune espérance. Il est trop léger, me disais-je, pour être susceptible d’une violente passion ; j’éviterai tout ce qui pourrait alimenter son amour par quelques rayons d’espoir, et le souvenir de son frère, l’assurance que ce souvenir occupe entièrement mon cœur, tout enfin parviendra à effacer une impression que je ne crois pas profonde.

Il était fort tard quand je m’endormis, et ce matin mon sommeil a été interrompu par Emma que sa bonne cherchait à retenir, et qui toute essoufflée venait me dire :

— Descends bien vite, maman, mon oncle veut partir ; ma bonne-maman pleure et m’envoie te chercher.

J’hésitai quelques moments, ne sachant pas ce que je devais faire. Frédéric avait-il parlé à sa mère de notre entretien ? voulait-il s’éloigner en gardant son secret ? Dans cet embarras, je calculai que de toute façon il paraîtrait fort extraordinaire que je ne me rendisse pas à la prière de madame de Varannes ; je m’habillai et descendis dans son cabinet avec une émotion facile à concevoir. Aussitôt qu’elle m’aperçut, elle me dit d’un ton suppliant :

— Ma chère Laure, venez m’aider à retenir Frédéric, il veut nous quitter et n’appuie cette volonté d’aucune bonne raison. Son congé ne portait que trois mois, il est vrai, mais j’ai obtenu sa prolongation, il peut compter sur l’indulgence de ses chefs, ils sont trop heureux de faire retomber sur lui les grâces que méritait à tant de titres le marquis d’Estell, et je ne vois pas ce qui l’empêche d’en profiter.

— Eh bien, je m’en rapporte à madame d’Estell, interrompit Frédéric, j’ai eu le malheur d’offenser une personne de laquelle j’attendais une grâce infinie, je ne saurais trop tôt réparer mes torts envers elle, mon séjour ici ne doit servir qu’à les aggraver, et ce n’est qu’en remplissant strictement mes devoirs que je puis espérer l’oubli de ma faute.

— Je sais ce que c’est, répondit madame de Varannes, le duc de L… a trouvé mauvais que vous fissiez la cour à sa maîtresse, après avoir obtenu de lui le grade que vous désiriez. En effet c’est fort mal, mais je connais le duc, il a vu votre repentir et je suis sûre qu’il a déjà pardonné votre folie.

— Il serait possible, ai-je dit, en regardant Frédéric, que son indulgence n’allât pas aussi loin, mais je répondrais qu’il saura peu gré à votre fils de quitter sa mère pour rejoindre son régiment, si sa présence n’y est pas nécessaire : il est si naturel qu’il cherche à vous consoler de la perte que nous avons faite.

— Vous le voyez, mon fils, il n’est que vous qui ne sentiez pas la peine que doit me faire votre absence !

En disant ces mots, la bonne mère pleurait ; je m’accusais de sa douleur et mes yeux se remplissaient de larmes ; Frédéric ne me quittait pas de vue ; il vit à quel point j’étais touchée, et se jetant aux genoux de sa mère :

— Non, s’écria-t-il, je ne mérite pas un si tendre intérêt ; mais je serais un monstre, si je ne faisais pas tout ce qui doit m’en rendre digne. Ah ! ma mère, oubliez les torts que je viens de me donner ; disposez de moi, de ma vie entière ; j’ignore le sort qui m’est réservé, mais il n’y a que la nécessité ou un ordre bien cruel,… dit-il en me lançant un regard expressif, qui puisse me séparer de vous.

Caroline entra dans ce moment, elle ignorait la subite résolution de son frère, et venait en courant annoncer la visite de sir James qu’elle avait aperçu dans la grande avenue. À cette nouvelle, Frédéric dit à sa mère, qu’ayant formé le projet de partir dans la journée, il avait écrit à sir James pour lui faire ses adieux :

— Ce bon ami, ajouta-t-il, aura craint que mon départ ne fût l’effet de quelque cause désagréable, et je suis sûr qu’il vient m’offrir tous les secours de l’amitié.

Cette phrase me fit présumer que Frédéric avait instruit sir James du motif de son départ ; je me rappelai le jour où il avait dit qu’il lui faisait toutes ses confidences, et je voulus me retirer pour éviter l’embarras que sa présence devait me causer ; mais madame de Varannes me retint, en me disant qu’il y aurait de la cruauté de ma part à la quitter dans l’instant où je venais de lui procurer un plaisir si doux.

— Allons, dit-elle à Caroline, fais tout apprêter pour le petit déjeuner de famille ; sir James ne refusera pas d’en être ; allez au-devant de lui, Frédéric, et conduisez-le ici.

Je lui fis observer que ma toilette était bien négligée, surtout pour recevoir un étranger.

— Bon, dit-elle, vous êtes jolie comme un ange, n’est-ce pas, Frédéric ?

— Jamais madame ne me parut mieux, répondit-il, et je n’oublierai de ma vie le témoignage de bonté qu’elle vient de m’accorder.

En achevant ces mots il sortit, et revint quelques moments après, accompagné de sir James.

Cette fois son premier regard fut pour moi ; il me troubla : je pensais qu’il cherchait à lire dans mes yeux ce que j’éprouvais pour son ami, et l’idée d’être soupçonnée d’une infidélité (car c’est ainsi que je regarderais le sentiment qui m’attacherait à un autre qu’à Henri) augmenta ma rougeur. Peut-être l’a-t-il interprété différemment ; il est si ordinaire de se tromper sur tout ce que l’on voit ! Peut-être dois-je à cette pensée la manière affectueuse dont il m’a abordée ! Au reste, je n’y veux pas attacher une si grande importance ; c’est bien assez de souffrir de ses peines, sans s’inquiéter des soupçons qu’elles font naître chez les gens qui n’y prennent aucun intérêt.

Au milieu du déjeuner, on apporta les journaux, Frédéric en lut tout haut quelques articles concernant la politique ; et passant aux nouvelles que nous appelions autrefois le commérage des journaux, il lut ce qui suit :

« Nous apprenons par une des gazettes de Londres, que cette milady Léednam, qui a fait tant de bruit à Paris, vient de se retirer au couvent de Sainte-Madeleine, à R… en Allemagne, après avoir été déshéritée par son père. »

Au nom de cette milady, sir James tressaillit ; la pâleur couvrit son visage, et je m’empressai de lui offrir une tasse de thé, en lui demandant s’il ne se sentait pas mal :

— Ce n’est rien, madame, répondit-il ; j’ai depuis quelques jours de fréquents accès de fièvre ; le frisson me prend par fois, mais il me quitte aussitôt, et ce n’est qu’une légère indisposition.

Frédéric avait jeté les journaux sur une table éloignée de la nôtre, et s’était remis à parler politique avec beaucoup de chaleur, quand sir James me dit, de manière à n’être entendu que de moi :

— J’ai reçu le billet de madame de Varannes, madame ; j’en ai effacé tout ce qui n’était pas tracé de votre main ; il est là, m’a-t-il dit en montrant son cœur, on ne l’en arrachera qu’avec le souvenir de…

Il s’est arrêté, ses yeux paraissaient égarés, sa figure exprimait la terreur ; et ce cruel sentiment a pénétré dans mon âme. Je le regardais sans trouver un mot pour lui répondre ; heureusement Emma est arrivée : il a paru se remettre en la voyant, l’a prise sur ses genoux, lui a donné tout ce qu’elle désirait, et lui a baisé la main. La petite, étonnée d’une caresse aussi respectueuse, a sauté à son cou ; en l’embrassant, des larmes sont venues aux yeux de sir James : il s’est levé, et après avoir regardé la pendule, s’être excusé de ne pouvoir rester plus longtemps, il est parti. Madame de Varannes, occupée à discuter avec Frédéric, n’a point remarqué l’effet que m’a produit le discours de sir James ; mais je redoute l’œil attentif de Frédéric, sans trop savoir ce que j’en dois craindre ; au fait, que m’importent ses conjectures sur une chose que je ne comprends pas moi-même ?

Ne trouves-tu pas bien malheureux, ma Juliette, de me voir ainsi dans la gêne perpétuelle, de vivre près d’un être que chacune de mes actions doit affliger ou flatter mal à propos. Je ne sais trop comment faire pour empêcher Frédéric de croire que j’ai désiré vivement qu’il restât ; tu verras qu’il me faudra lui dire quelque chose de désobligeant pour le tirer de cette erreur. Ah ! je ne me sens pas le courage de supporter longtemps de semblables ennuis, et j’ai déjà pensé aux moyens de m’y soustraire. Madame de Varannes m’a dit dernièrement que la terre d’Estell allait bientôt être à vendre ; elle le sait du propriétaire même : il en veut trente mille francs de plus qu’elle ne lui a coûté, pour les dépenses qu’il y a faites, ce qui en met le prix à trois cent trente mille livres ; je vais demander à Dupré s’il ne me serait pas possible de l’acquérir, en donnant en échange la terre que j’ai en Normandie : s’il approuve ce projet, je rentre dans un bien dont le nom m’est cher, et je vais y vivre absolument seule avec ma fille ; je n’y recevrai que toi, comme étant l’unique amie dont la présence me soit nécessaire.

Adieu.