Michel Lévy frères, libraires éditeurs (p. 34-39).
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X


Les grandes actions sont comme les grandes surprises ; les unes produisent sur l’âme le même effet que les autres sur les sens ; elles les font sortir de cet assoupissement qui semble suspendre l’existence ; je l’éprouve en ce moment, et le trait de générosité que je vais te raconter, t’inspirera sûrement le même sentiment qu’à moi.

Tu te rappelles les bienfaits de Frédéric envers la famille de Philippe, et le vol dont on accusait celui-ci ; il avait fui, disait-on, pour échapper à la justice, on devait le présumer ; mais cela était faux. Je vais te répéter tout ce que je tiens de lui ; ce malheureux, après être revenu de son ivresse, se livra au plus violent désespoir. Le château de Varannes lui était fermé, il ne pouvait aller y protester de son innocence, et d’ailleurs qu’eussent produit ses serments contre tant de faits déposant contre lui ? Il se détermina, dans l’excès de ce désespoir, à aller se jeter aux pieds de sir James ; il lui parla avec cet accent que n’a point le crime, l’assura que préférant la mort à l’infamie, le souvenir de sa femme et de ses enfants ne l’empêcherait pas d’attenter à sa vie. Sir James l’interrompit froidement, pour lui demander comment il se faisait qu’on eût enlevé une somme dans le secrétaire de madame de Varannes, quand lui seul savait qu’elle y fût alors ; Philippe lui raconta comment, après avoir été reconduit par le fermier qui l’avait apportée, il fut entraîné par celui-ci dans un cabaret du village, où ils burent assez longtemps, et se quittèrent, après avoir fait la partie d’y venir déjeûner le lendemain à cinq heures du matin. Philippe s’apercevant que sa tête était un peu dérangée par l’effet du vin, rentra fort tard au château dans la crainte d’être grondé. Le soir, lorsqu’il voulut monter pour se coucher auprès du cabinet, il en chercha la clé, et ne la trouvant pas il alla prendre une échelle dans le jardin et monta par la fenêtre du cabinet qui était ouverte, s’imaginant qu’il avait perdu cette clé dans le village, se coucha et laissa la fenêtre ouverte pour faire moins de bruit en sortant ; le lendemain il se rendit à cinq heures au rendez-vous ; le fermier y était déjà ; il avait fait apprêter le déjeûner, et le bon Philippe n’en était pas à la moitié qu’il paraissait déjà ivre mort ; cependant il eut à midi la force de se traîner au château, et tu sais le reste. Sir James, après avoir écouté son récit, lui dit : Je te crois, tu n’es point coupable, mais cela ne suffit pas. Alors il sonna et donna l’ordre à un de ses gens d’aller à Varannes pour y chercher le cabaretier. Quand il fut arrivé il le questionna et ses réponses s’étant trouvées conformes au récit de Philippe, il les écrivit et les fît signer par tous deux ; il y ajouta quelques renseignements donnés par cet homme sur le fermier, dont la réputation était fort mauvaise. Muni de cette pièce il renvoya le cabaretier, et lui donna de l’argent pour obtenir le secret de toutes ces démarches ; ensuite il remit deux lettres à Philippe ; l’une adressée à un avocat du parlement de ***, l’autre à l’intendant de cette ville. Le pauvre accusé partit chargé d’une somme plus que suffisante aux frais de son voyage, et le cœur rempli d’espoir : à peine fut-il arrivé à D*** que sir James le rejoignit ; il était parvenu à se procurer, dans l’espace de trois jours, plusieurs dépositions qui toutes accusaient le fermier. Une entre autres portait qu’il avait caché, dans la nuit du vol, une somme considérable chez un de ses amis, et qu’il était venu la reprendre le lendemain. Sur ces indices, sir James demanda qu’il fût appelé en justice pour subir un interrogatoire. Son crédit obtint facilement une chose dûe à tout accusé, mais dont il fallait presser l’exécution. Le fermier fut arrêté au moment où, ayant appris les démarches faites contre lui, il se sauvait. Sir James, en moins de quinze jours, instruisit la cause, la fit appeler, la plaida et remporta une victoire dûe à sa courageuse bienfaisance et à l’innocence du brave Philippe. Celui-ci, armé de son jugement, prit sur-le-champ la route de Varannes ; il ne s’arrêta qu’un instant au village pour embrasser sa femme et la rendre au bonheur ; ensuite il vint au château, s’en fit ouvrir les portes en maître, pénétra subitement dans le salon et remit à ma belle-mère une lettre de sir James, conçue en ces termes :


Madame,

« Je m’empresse de vous apprendre qu’un homme longtemps honoré de votre confiance n’en était pas indigne, et j’ose vous demander la continuation de vos bontés pour lui ; je ne doute pas que votre cœur ne soit porté à les lui accorder, mais permettez-moi le plaisir de croire que je vous en dois quelque reconnaissance. »

« Je suis avec,

« JAMES DRYMER.»

Caroline a fait un cri de joie à la lecture de cette lettre ; Frédéric a dit :

— Je reconnais bien là sir James, toujours juste et généreux.

Et moi, chère Juliette, j’étais émue au point de ne pouvoir retenir mes larmes ; mais combien ces larmes étaient douces et qu’elles différaient de celles qui ont tant de fois inondé mon visage depuis plus de dix mois : chère Juliette, je ne plaindrais pas les êtres affligés d’une grande sensibilité, si elle n’était jamais à l’épreuve que de telles sensations ; mais elles sont aussi rares que le malheur est commun, et cette réflexion empoisonne le charme qu’on trouve à s’y livrer.

Cette action me paraît au-dessus de toutes celles que peut dicter la bienfaisance : on croit ordinairement que le sacrifice d’une somme souvent superflue à celui qui la donne, est un effort sublime. S’il en était ainsi, la pauvreté rendrait cette vertu impossible, et le degré de fortune rendrait aussi plus ou moins bienfaisant ; mais s’intéresser au sort d’un malheureux accusé, défendre son honneur flétri par la calomnie, l’arracher au désespoir en lui faisant obtenir justice, voilà ce dont est seul capable l’homme vertueux ; le riche fait l’aumône, l’autre fait des heureux.

Madame de Varannes a répondu à sir James par un billet, où elle parle beaucoup de la peine qu’il s’est donnée pour lui faire recouvrer son argent et ses bijoux, comme si c’était de cela qu’il se fût occupé. Elle lui a promis de rendre à Philippe sa place ; et moi ne trouvant pas cette réponse à mon gré, ne me suis-je pas avisée d’y ajouter quelques mots. À cette folie je te vois sourire, mais que veux-tu, je n’ai pu m’en empêcher ; je crois l’avoir fait un peu pour Caroline. Au reste ces mots sont ceux que madame de Varannes devait dire et non rien d’extraordinaire, juges-en toi-même.

« Madame d’Estell, ayant pris le plus vif intérêt à la malheureuse famille de Philippe, prie sir James Drymer de vouloir bien agréer les expressions de sa reconnaissance, elle y joindrait des vœux pour son bonheur, s’il n’était pas la suite naturelle de tout le bien qu’il fait. »

Mon émotion a duré longtemps ; je tremblais en traçant ces lignes : pauvre sir James ! être malheureux avec tant de titres à la félicité : vraiment on ne comprend rien à la plupart des destinées, et je voudrais qu’on m’expliquât comment il se fait que les êtres vertueux sont les plus exposés aux revers et à l’injustice ; il faut que la perte de cette vertu soit un bien grand malheur, pour en faire payer la possession aussi cher !

Adieu, ma Juliette, Emma se porte bien.