Anonyme
s. n. (p. 12-13).


No. 8. NE PERDONS PAS CES ENFANS.

Il eſt quatre heures du matin. Deux Caffards, l’un Curé de Paroiſſe, (c’eſt celui qui n’a pas ſon chapeau ſur la tête) l’autre, Confeſſeur, (c’eſt un croquant que la ſuppreſſion des Jéſuites ſurprit lorsqu’il y faiſoit ſon noviciat) ces drôles, diſons nous, venoient d’envoyer ad Patres un malade de haut parage, et ſe retiroient. En paſſant près d’un de ces enclos dont on ſait que ſont cernés à Paris tous les grands édifices pendant qu’on les éleve, mes Calotins entendent cauſer familierement. Ils écoutent. Ce ſont deux Adultes frere et ſœur, ſavoyards, tombés des nues la veille dans Paris, ſans argent, et qui n’ayant pu y gagner encore un ſou avec la vielle et les décrottoires, ont été réduits à paſſer la nuit au grand air, retranchés dans l’enceinte, par haſard ouverte. Les Béats s’y introduiſent à leur tour ; ils ont chacun leur lanterne, d’ailleurs la lune luit. Ils voient un petit couple charmant : rien de plus aisé que de tirer parti de cette aventure. — Quel ſcandale ! dit avec une groſſe colere, le paſteur feignant d’ignorer ce que les plaintes des pauvres enfans lui ont appris : à votre âge une pareille proſtitution ! coucher enſemble en public ! On devine et la peur des petits innocens et leur juſtification. Les Mannequins noirs s’appaiſent ; (c’étoit leur rôle naturel) ils s’intéreſſent, ils offrent des bienfaits, ils deviennent careſſans : d’encore en encore, ils obtiennent tout ce qu’on leur voit ravir. L’ex-Jéſuite, déjà poſſeſſeur, a l’air de railler ſon collègue, qui fait encore du ſentiment au lieu de conclure. — La Ronde, à qui la porte ouverte a permis de voir de la lumiere et d’entendre converſer, ſe gliſſe furtivement dans l’enclos, imaginant qu’il peut s’y paſſer quelque choſe de criminel, comme en effet ; mais l’officier prudent, voyant qu’il ne s’agit que d’une ſcène amoureuſe, n’a garde de ſévir : Ne perdons pas ces enfans, dit il. Ce n’eſt qu’après l’affaire, qu’embuſqué avec ſa troupe, il s’acquitte enfin de ſon devoir : c’eſt en faisant ſuivre, le plus près poſſible, les damnés ſuborneurs. On apprend alors à quel point ils manquent de l’eſprit de leur état, et comment ils s’applaudiſſent de leur bonne fortune. On ſait leur demeure : on les note à la Police, qui, peu de tems après, trouve moyen de les pincer, à propos d’autres infamies par leſquelles ils ſe trouvent ſeuls compromis. Le ſenſible Officier avoit eu ſoin de ne pas perdre non plus de vue le petit couple ſavoyard. L’ayant abordé au bout d’un tems suffiſant pour qu’on fût remis des agitations de la corvée, il fit les choses au mieux… Un cabaret s’ouvrit par ſes ordres ; les enfans furent logés, mangèrent et dormirent. Venus ensuite à certaine adreſſe qu’on leur avoit laiſſée, on leur y fit des propoſitions convenables qu’ils accepterent bien vîte ; l’apprentiſſage ſe trouvoit déjà fait, et la vielle, auſſi-bien que les décrottoires, ne furent plus pour eux l’équivoque moyen de commencer une fortune dans la Capitale.