Texte établi par Casimir StryienskiLibrairie Moderne (p. 314-318).


APPENDICE II

CARACTÈRE DE LAMIEL[1]


Nous avons réuni, dans les Appendices II, III, IV et V, plusieurs notes et fragments relatifs aux caractères des principaux personnages de Lamiel.


Le dégoût profond pour la pusillanimité fait le caractère d’Amiel[2].

Amiel, grande, bien faite, un peu maigre avec de belles couleurs, fort jolie, bien vêtue comme une riche bourgeoise de campagne, marchait trop vite dans les rues, enjambait les ruisseaux, sautait sur les trottoirs. Le secret de tant d’inconvenances, c’est qu’elle songeait trop au lieu où elle allait et où elle avait envie d’arriver, et pas assez aux gens qui pouvaient la regarder. Elle portait autant de passion dans l’achat d’une commode de noyer pour mettre ses robes à couvert de la poussière, dans sa petite chambre, que dans l’affaire qui aurait pu avoir une influence sur sa vie entière, autant de passion, et peut-être davantage. Car c’était toujours par fantaisie, par caprice, et jamais par raison, qu’elle faisait attention aux choses et qu’elle y attachait du prix.

Sa vie désordonnée se passait à marcher rapidement à un but qu’elle brûlait d’atteindre ou à se délecter dans une orgie. Alors même elle employait son imagination brûlante à pousser l’orgie à des excès incroyables et toujours dangereux, car, pour elle, là où il n’y avait pas de danger, il n’y avait pas de plaisir, et c’est ce qui la préserva dans le cours de sa vie non pas des sociétés criminelles, mais des sociétés abjectes : elle effrayait les âmes privées de courage.

Du reste, sa hardiesse dans l’orgie avait deux caractères différents : la société avait-elle peu d’argent, il fallait faire avec ce peu d’argent tout ce qui était humainement possible, tout ce qui serait drôle à raconter huit jours après, et vous remarquerez que les petites escroqueries commises à droite et à gauche sur les benêts, que leur mauvaise étoile jetait dans le voisinage de l’orgie, n’en gâtaient pas le récit ; au contraire elles l’embellissaient ; la société avait-elle beaucoup d’argent, c’était alors qu’il fallait faire des choses vraiment mémorables et dignes dans les âges futurs de figurer dans l’histoire de quelque nouveau Mandrin.

Comme on voit, s’amuser était chose étrangère au caractère d’Amiel, elle était trop passionnée pour cela ; passer doucement et agréablement le temps était chose presque impossible pour ce caractère, elle ne pouvait s’amuser dans le sens vulgaire du mot que lorsqu’elle était malade.

Par une suite naturelle, bizarre, de l’admiration qu’elle avait eue pour M. Mandrin, il lui semblait petit et ridicule d’amuser les gens par son esprit. Elle eût pu de cette façon briller autant que bien d’autres, mais ce genre de succès lui semblait fait uniquement pour des êtres faibles ; suivant elle, une âme de quelque valeur devait agir et non parler.

Si elle se servait de son esprit, c’était assez rarement et uniquement pour se moquer, et même avec quelque dureté, de ce qui était établi dans le monde comme vertu ; elle se souvenait de tous les sermons qui autrefois l’avaient ennuyée chez les Hautemare. Un paysan normand est vertueux, disait-elle, parce qu’il assiste à complies, et non pas parce qu’il ne vole point les pommes du voisin.

Les père et mère d’Amiel sont morts depuis longtemps ; son oncle Hautemare, le bedeau, décide qu’elle ira au pays pour cette succession, mais comme depuis la répression des Chouans et la fusillade de Charrette, il a une peur horrible du gouvernement, il fait prendre un passeport bien en règle pour L’Amiel (sic).


L’Amiel a deux, trois, quatre amants successifs ; revue des principaux caractères de jeunes gens de l’époque. Intérêt comme dans les contes ; chaque amour dure trois mois, puis regret pendant six mois, puis un autre amour.

Le but de Sansfin est de lier L’Amiel avec le duc, être aussi faible qu’il est aimable, et plus tard de porter celui-ci à épouser L’Amiel, au moins de la main gauche.

L’Amiel, parfaitement indifférente à la richesse, se rit des projets de Sansfin et peut-être les lui eût laissé amener à bien, mais elle voit Pintard[3], la valeur énergique, l’homme qui tue. L’Amiel agit ainsi par véritable amour ou simplement par l’effet d’un caprice violent réveillé par l’énergie véritable qu’elle découvre dans Pintard. Ce qui lui plaît dans cet homme fort laid, c’est qu’il ne s’efface pas dans les moments de repos, sûr qu’il est de se trouver au moment de l’action ; cette particularité est un des traits les plus frappants du caractère de L’Amiel.

Sansfin se dit : L’Amiel une fois femme du duc, je possède un centre d’action à moi, un salon que l’on peut avouer et même un salon noble. Avec mon esprit, c’est la chose qui me manque. Comme Archimède, une fois ayant ce point d’appui, je puis soulever le monde ; en peu d’années je puis me faire un grand homme comme M. V. Hugo, connu du gros marchand de Nantes. Je me sens le génie de remuer ces Français ; une fois revêtu de grandes dignités, leur vanité, satisfaite d’avoir des rapports avec moi, n’aperçoit plus ma bosse.


PORTRAIT DE LAMIEL


Elle est un peu trop grande et trop maigre ; je l’ai vue de la Bastille à la porte Saint-Denis et dans le bateau à vapeur de Honfleur au Havre ; sa tête est la perfection de la beauté normande : front superbe et élevé, cheveux d’un blond cendré, un petit nez admirable et parfait, yeux bleus pas assez grands, menton maigre, mais un peu trop long ; la figure forme un ovale parfait, et l’on ne peut y blâmer que la bouche qui a un peu la forme et les coins baissés de la bouche d’un brochet[4].



  1. Ce fragment est d’autant plus intéressant qu’il forme une sorte de lien entre le roman resté inachevé et le plan-conclusion.
  2. Voir notre préface, page v, note 1.
  3. Dans le roman, nous ne voyons que Valbayre.
  4. Cf., p. 119.