Texte établi par Casimir StryienskiLibrairie Moderne (p. 309-313).
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Appendice


APPENDICE I

LE PREMIER CHAPITRE DE LAMIEL


Les manuscrits de Beyle sont presque illisibles : on sent que la plume court sur le papier presque aussi rapide que la pensée ; son talent d’improvisateur est indiscutable, aussi écrivait-il très facilement, avec un plaisir non dissimulé[1]. Il ne lui en coûtait rien de refaire plusieurs fois un travail. Pour Lamiel, il a repris trois fois son commencement avant de s’arrêter au chapitre qui figure en tête du roman.

On verra que Beyle a, tour à tour, songé à mettre au premier plan plusieurs des personnages de Lamiel ; il hésita longtemps et se décida définitivement à nous introduire, tout d’abord, à Carville, chez la duchesse de Miossens, afin de nous faire connaître le milieu dans lequel allait s’éveiller l’esprit de son héroïne.


CHAPITRE PREMIER


A


À l’époque où commence cette histoire, c’est-à-dire vers la fin de 183., dans un petit village de Normandie que nous appellerons Carville, pour ne déplaire à personne, vivait Lamiel ; c’était bien la jeune fille la plus éveillée et la plus gentille de tout le Cotentin. Une coupe de visage singulière, une bouche fraîchement souriante, une jolie taille, des yeux bleus d’une vivacité moyenne et que l’on ne pouvait oublier mettaient ses dix-sept ans en grand honneur auprès des jeunes gens de Carville et des villages voisins ; mais, en revanche, toutes les jeunes filles avaient pour elle une haine particulière.

Une fois, bien avant qu’il fût question de Lamiel dans le village, il y avait mission à Carville. On était alors en pleine Restauration, les miracles éclataient de toutes parts et les châteaux des environs de Carville, peuplés de gens à quatre-vingt mille livres de rente, ne croyaient guère aux miracles, mais les protégeaient de toute leur influence.

Le dernier jour de la mission[2], etc.

Civita-Vecchia, 1er  octobre 1833.


B


Le jeune descendant de la longue race de notaires dont le récit précède[3] remarqua à la visite de l’année suivante que le grand vicaire Du Saillard, dont les gourmands, qui venaient dîner chez la duchesse de Miossens, admiraient la profondeur digne de Tacite, était devenu profondément jaloux de Sansfin. Il faut entendre ce mot dans le sens le plus honnête et tel qu’il peut convenir à la personne la plus vertueuse…

Sortie et imprudence de Sansfin devant les amis de la duchesse[4].

Civita-Vecchia, 9 mars 1841.


C


Vers les dernières années du règne de Charles X, c’est-à-dire en 1828 ou 1829, le docteur Sansfin était un pauvre diable de médecin normand, lequel ne possédait pour tout bien qu’un méchant cheval pour faire son service, deux chiens, et un fusil, car il prétendait être grand chasseur. Pour comble de misère, il était bossu et très honteux de sa bosse, car, outre que le ciel lui avait donné de la vanité pour dix Champenois, il se croyait appelé à être homme à bonnes fortunes. Sansfin exerçait toutes ses prétentions dans un bourg de Normandie assez voisin d’Avranches, nous l’appellerons Carville afin d’en pouvoir médire en toute tranquillité, et sans nous exposer aux réclamations pathétiques de quelque bourgeois qui viendrait nous parler de l’honneur de son père, le tout dans l’espérance de voir son nom imprimé dans quelque journal. Ce village de Carville était couronné par un beau château à demi gothique bâti par les Anglais, on avait de là la vue de la mer située à une lieue, et, du côté de terre, une suite de collines couvertes d’arbres. Dans ce château passait dix mois de l’année une grande dame de Paris, Mme  la duchesse de Miossens ; elle n’avait guère plus de trente ans ; ses traits avaient de la noblesse, elle pouvait même passer pour belle. Sa fortune était fort considérable, au surplus elle en était maîtresse absolue. Cette duchesse tenait surtout à jouer dans le monde un rôle convenable, elle remplissait donc tous ses devoirs avec scrupule ; mais je puis ajouter un fait bien singulier ; jamais, un seul instant dans la vie, elle n’avait cessé d’être sage. On pouvait lui reprocher d’être fière, il faut convenir qu’on l’eût été à moins. Pour la punir de sa fierté, je ferai remarquer qu’elle n’était point aimée de la noblesse des environs. Il faut remarquer que, dans cette partie de la Normandie, on rencontre toutes les trois lieues un château de trente mille livres de rentes.

(Suivent des détails sur le mari de la duchesse, les Hautemare, Lamiel[5]).

Civita-Vecchia, 17 mars 1841.


D


(CHAPITRE DÉFINITIF)


Quelle injustice pour les paysages de Normandie, etc.

J’arrive chez la duchesse, moi, petit-neveu des notaires de la famille, etc. Puis, l’exposition faite, je dis : je ne parlerai plus de moi, ou j’abandonne le moi. Tout ce qui suit n’est plus que la narration d’un simple conteur ordinaire.

Introduction originale et qui porterait les petits détails. C’est par cet artifice que W. S. [Walter Scott] n’effraye pas les hommes communs.

Chapitre II. — La culbute de Sansfin devant les lavandières, et marchons[6] !



  1. Voir Journal de Stendhal, avant-propos, p. v.
  2. Voir la suite, p. 14.
  3. C’est le récit qui compose les deux premiers chapitres du roman définitif
  4. Cet épisode ne figure pas dans le roman.
  5. Ce premier chapitre se compose de six feuilles ; dès la quatrième page, Beyle n’écrit plus, il jette sur le papier des notes absolument indéchiffrables.
  6. Cette note-résumé indique bien le choix que Beyle fit entre ses divers premiers chapitres.