Texte établi par Casimir StryienskiLibrairie Moderne (p. 243-254).


CHAPITRE XXI

LE COMTE D’AUBIGNÉ-NERWINDE


Un soir, elle était encore chez Mme Le Grand à minuit, et, pour s’amuser, avait entrepris de plaire à son gros mari ; elle étudiait chez cet homme l’absence complète d’imagination, lorsqu’on entendit un grand bruit dans la rue et bientôt à la porte de l’hôtel. C’était un des jeunes habitants de la maison que l’on rapportait ivre-mort.

— Ah ! c’est encore le comte d’Aubigné-Nerwinde, s’écria Mme Le Grand.

C’était ce qu’on appelle à Paris un fort aimable jeune homme qui s’occupait gaîment à manger une fortune de quatre-vingt mille livres de rente que lui avait laissée le brave général d’Aubigné, si célèbre dans les guerres de Napoléon. Depuis trois ans seulement, il avait hérité et se trouvait déjà réduit à l’hôtel garni. Il avait été obligé de vendre sa maison.

Ce soir-là, l’ivresse de d’Aubigné consistait à parler constamment et à ne pas vouloir monter chez lui.

— À quoi bon monter deux étages puisque demain il faudra les descendre ?

Jamais Mme Le Grand, qui avait entrepris de le faire monter chez lui, n’en put tirer d’autre réponse. Les deux domestiques qui l’avaient amené sortirent ; il menaçait de donner des coups de poing à l’anglaise à ceux de la maison dont il était énervé et qui demandèrent la permission à madame de ne pas se mêler de cet être désagréable. Le comte saisit ce mot au vol.

— Ah ! non certes, ce n’est pas un être désagréable ; je remarque fort bien qu’elle se tait dès que j’entre chez Mme Le Grand, mais n’importe, il y a quelque chose de singulier, d’original chez cette jeune fille. Et moi, je veux la former. Avec ses grandes enjambées, elle me fera rougir quand je lui donnerai le bras ; elle ne sait pas porter un châle ; mais je lui plairai ou je mourrai à la peine. J’ai plu à tant d’autres, mais, oui, c’est cela, celle-ci n’est pas comme une autre, et l’on me dit de monter, je ne veux pas être comme un autre. Tous les autres montent, et moi je ne monterai pas, et n’ai-je pas raison, madame Le Grand, à quoi bon monter pour être obligé de descendre demain matin ?

Ce bavardage dura une grande heure. Mme Le Grand était fort embarrassée ; elle avait été femme de chambre dans une bonne maison et avait un [tel] fond de politesse, surtout envers un jeune homme qui se ruinait en personne comme il faut, que, pour rien au monde, elle n’aurait violenté le comte. Il fallait cependant aller au lit, et elle songeait à faire réveiller l’homme de peine de la maison et les aide-cuisiniers, lorsque le comte se mit à expliquer pour la deuxième fois son projet sur Lamiel.

Alors Mme Le Grand appela la jeune fille qui avait pris la fuite en entendant répéter son nom, et la pria d’ordonner au comte d’Aubigné de remonter chez lui.

— Mais, ma chère madame, songez que demain ce monsieur le comte s’autorisera de ce mot pour m’adresser la parole.

— Demain il ne se souviendra de rien et viendra me demander pardon. Je le connais, ce n’est pas la première fois qu’il rentre dans cet état. Il faudra que je l’engage bien poliment à choisir un autre hôtel. Il est haut comme les nues, il tutoie les domestiques et c’est pour cela qu’ils ne veulent pas le porter dans son appartement.

— Il s’enivre donc bien souvent ? dit Lamiel.

— Tous les jours, je crois ; sa vie est un tissu de folies ; il tient à passer pour le jeune homme le plus fou de tous ceux qui brillent dans les loges de l’Opéra. Dernièrement, il n’était pas aussi complet que ce soir, est-ce qu’il ne s’avisa pas de rouer à coups de canne le cocher qui le ramenait ?

« Ah ! ce n’est pas une poupée jolie comme mon duc. » L’idée de le voir rosser le cocher qui le ramena plut beaucoup à Lamiel, et, Mme Le Grand renouvelant ses instances, elle s’avança sur l’escalier et dit résolument :

— M. le comte d’Aubigné, remontez à l’instant au numéro 12.

D’Aubigné cessa de parler, la regarda fixement, puis dit :

— Voilà parler ; tous les autres me disent : montez chez vous ; cette sage personne, toute neuve, arrivant de province, croit que j’ai oublié le numéro de mon logement, elle me dit : montez au numéro 12. Eh bien ! voilà ce que j’appelle une politesse parfaite… Et pourra-t-on dire de d’Aubigné qu’il résista aux ordres d’une jolie femme… et qui encore, pour le quart d’heure, n’a point d’amant ? Jamais ! Mademoiselle Lamiel, je vous obéis, et je remonte au numéro 12… Pas le numéro 11, ni le numéro 13 (fi donc, le 13 est de mauvais augure), je remonte précisément au numéro 12.

Il prit sa bougie que Mme Le Grand lui présentait et remonta résolument au numéro 12, en répétant vingt fois qu’il ne refuserait rien à une demoiselle qui, pour le quart d’heure, n’avait pas d’amant.

Le lendemain, revêtu d’une robe de chambre magnifique, et étalé dans son fauteuil à la Voltaire :

— Eh bien ! coquin, dit le comte d’Aubigné au premier domestique de l’hôtel qui rentra chez lui, raconte-moi ce que j’ai fait hier quand je suis rentré, un peu égayé.

— Je vous l’ai déjà dit, reprit ce domestique avec le ton grossier de la colère d’un domestique, je ne vous répondrai pas quand vous me parlerez ainsi.

Le comte lui jeta un écu de cinq francs ; le domestique le ramassa et leva le bras comme pour le lancer à la tête du comte.

— Eh bien ! dit le comte en riant avec affectation en se rappelant Firmin, des Français (rôle de Moncade).

— Je ne sais ce qui me tient de vous le lancer à la figure, dit le domestique pâlissant ; mais j’ai peur de casser les porcelaines de madame.

Le domestique se retourna vers la fenêtre ouverte, la regarda un instant, puis lança l’écu qui, traversant toute la rue de Rivoli, alla rebondir contre la grille de la terrasse des Feuillants, où vingt polissons se le disputèrent. Ce spectacle calma apparemment le domestique qui dit au comte avec toute la supériorité de la raison et de la force physique :

— Si vous vouliez garder vos manières insolentes, il fallait vous arranger pour conserver vos pauvres domestiques qui les souffraient ; il fallait ne pas vous ruiner, ne pas vous mettre au point de craindre le séjour de Clichy. Mais la peur de Clichy vous a réduit à faire une vente simulée à Madame des fauteuils et des glaces dont vous avez encombré cet appartement. Quand on veut être grand seigneur et insolent, il faut d’abord n’être pas pauvre. Que dirait votre père, le brave général d’Aubigné, s’il vous voyait réduit à ne pas oser sortir avant le coucher du soleil ?

— Eh bien ! mon cher Georges, puisque vous n’avez pas voulu d’un premier écu, en voici un second pour payer vos bons avis.

Georges prit l’écu ; il eût souffert des coups de pied de la part du général de l’Empire, tant la mémoire de Napoléon est sacrée parmi le peuple qui n’a gardé aucun souvenir de la république, car en l’absence du souverain, il n’y a point de grandeur pour lui.

Le comte fut ravi de la façon dont avait tourné son insolence. C’était un être qui s’ennuyait aussitôt qu’il n’avait pas quelque chose à faire ; son cœur ne lui fournissait absolument rien.

— Maintenant, il faut songer à Mme Le Grand ; vais-je traiter l’ancienne, la vénérable femme de chambre, avec une haute fatuité, avec la hauteur qui convient à ma fortune passée, ou faut-il jouer le bonhomme ? Eh parbleu ! le bonhomme ! s’écria le comte, j’avais oublié net la grande demoiselle Lamiel qu’il faut avoir. Qu’est-ce que cette fille-là ? A-t-elle déjà été à quelqu’un, ou n’est-ce pas une provinciale qui fuit la colère de sa famille ? Si elle est tout à fait bête, mon ivresse d’hier l’a choquée. Donc bonhomie et gaîté ; la Le Grand me fera un sermon, mais je saurai quelque chose sur la Lamiel.

Le comte, dont les idées s’éclaircissaient peu à peu, descendit avec sa magnifique robe de chambre.

— Ma chère madame Le Grand, ma bonne amie, il s’agirait de me faire du thé un peu vite et de me raconter un peu ce que j’ai pu faire et dire hier soir en rentrant. Ah ! Mademoiselle Lamiel ! dit-il en faisant mine de l’apercevoir et la saluant avec un profond respect, je donnerais deux billets de mille pour que, hier soir, vous fussiez montée chez vous avant onze heures. Nous nous sommes mis à table à huit heures, je me souviens que j’ai entendu sonner dix heures aux pendules, mais après, mon âme est un désert, je n’y vois rien.

— Mon Dieu, monsieur le comte, je suis au désespoir de devoir vous adresser des choses désagréables. Aucun des domestiques ne veut plus vous remonter chez vous ; vous les avez choqués et je ne puis pas renvoyer des sujets passables parce qu’ils ne veulent pas se prêter à un genre de service pour lequel ils ne se sont pas engagés. M. Legrand se réunit à moi pour vous engager à chercher un appartement. Quel est l’étranger qui ne prendra pas une mauvaise opinion de mon hôtel en entendant une scène comme celle d’hier soir ? vous parliez constamment et de choses peu convenables.

— D’amour, je parie ! Rien ne m’intéresse dans la vie, ni les chevaux, ni le jeu, je suis bien différent des autres jeunes gens ; si je n’ai pas un cœur tendre avec lequel je puisse vivre dans une parfaite intimité, je m’ennuie ; chaque jour me paraît un siècle et alors, pour me distraire, je me laisse inviter à dîner, et comme rien ne remplit mon cœur…

— Ah ! scélérat, s’écria Mme Le Grand quittant son air sérieux, c’est parce qu’il y a ici, pour vous écouter, d’autres oreilles que les miennes, que vous avez parlé de sentiment. Osez-vous bien dire que vous aimez autre chose qu’un beau cheval ou un habit bien fait et d’une couleur nouvelle qui vous donne bon air, le matin, en vous promenant au bois de Boulogne, ou le soir, dans votre loge, à l’Opéra, ou dans les coulisses ?

— Vous me dites, mon excellente hôtesse, de prendre un appartement et des gens à moi. Croyez-vous donc que c’est pour son plaisir qu’un d’Aubigné-Nerwinde habite une auberge, quoique fort honnêtement tenue et le modèle de tous les lieux de ce genre ? mais vous oubliez que pour le moment je suis ruiné. Sais-je seulement si dans deux mois je serais à même de louer deux pauvres chambres ? Mais par bonheur, le ciel m’a conservé le caractère de mes aïeux. Ma cousine, Mme de Maintenon, est née en prison, a épousé un farceur ignoble, un Scarron, et n’en est pas moins morte la femme du plus grand roi qui soit monté sur le trône de France. Eh bien ! il y a des jours où ma prison m’ennuie, car de bonne foi, un hôtel, si bien tenu qu’il soit, des domestiques qui refusent de m’obéir, n’est-ce pas une prison pour moi ? Et pouvez-vous me reprocher de me laisser aller à un moment d’ivresse qui me permet d’oublier tous mes malheurs ? Je ne suis que trop sérieux dans ce moment de pauvreté, j’ai le malheur d’être amoureux à la folie, et, je me connais, l’amour n’est point une plaisanterie surannée, c’est une passion excitable (sic), terrible ; c’est l’amour des chevaliers du moyen âge qui porte aux grandes actions.

Lamiel rougit profondément, le comte le vit.

« Ce corps si beau est à moi, se dit-il ; quel effet elle fera à l’Opéra, si je puis l’habiller convenablement ! Attention, d’Aubigné, c’est une jeune gazelle que tu veux mettre en cage, il ne faut pas qu’elle saute par dessus les barrières. Soyons prudent. »

Le comte paraissait un brillant jeune homme et bien amusant aux yeux de Lamiel ; pourtant il ne disait pas un mot qui ne fût appris par cœur, mais il n’en faisait que plus d’impression ; tous ses mouvements d’éloquence étaient calculés d’avance et arrangés de façon à frapper par de brillants contrastes, — de beaux passages de la plus charmante insouciance aux idées imprévues les plus attendrissantes. Il voyait l’effet qu’il produisait sur cette jeune fille qui ne disait mot, assise dans un coin du boudoir, mais changeait de couleur aux endroits les plus marquants de l’exposé de la situation du comte. Les reproches et les conseils de Mme Le Grand lui donnaient l’occasion la plus naturelle de parler de lui et il en usait largement ; il voyait aussi qu’il intéressait vivement Mme Le Grand, ancienne femme de chambre de bonne maison (de Mme la comtesse de Damas) et accoutumée à respecter et admirer les jeunes gens riches qui se conduisaient et agissaient avec le monde et avec la fortune comme M. d’Aubigné-Nerwinde.