Texte établi par Casimir StryienskiLibrairie Moderne (p. 234-242).


CHAPITRE XX

PARIS


Il serait difficile de peindre les transports de bonheur qu’elle sentit au moment où sa diligence partit pour Paris. Blottie dans un coin, la joue bien verte, elle riait et sautait de joie en se figurant l’embarras du duc revenant à l’hôtel et ne trouvant plus ni maîtresse, ni argent, ni effets. Lamiel craignit un peu, pendant les premières heures, de voir arriver Fédor galopant sur un cheval de poste. Elle avait trouvé une ressource contre cet accident, qui était de feindre de ne le pas connaître. Du reste, elle avait eu soin de laisser deviner à l’hôtel qu’elle partait par la diligence de Bayeux, et, en effet, ce fut sur cette route que le pauvre Fédor la poursuivit.

Cette nuit de voyage, fuyant un amour si aimable et si poli, fut, à tout prendre, le moment le plus heureux que Lamiel eût trouvé dans sa vie. Elle avait un peu de peur des voleurs de Paris ; en descendant de la diligence, elle eut l’idée malencontreuse de vouloir faire croire qu’elle connaissait Paris et demanda un grand hôtel dont elle prétendit avoir oublié le nom. Il résulta de là qu’elle fut placée à l’hôtel de X…, rue de Rivoli, dans un appartement au quatrième, coûtant cinq cents francs par mois.

Un peu étonnée de la quantité de domestiques et du luxe de cette maison, elle se fit annoncer chez la maîtresse du logis et lui demanda, avec l’air du mystère et en la priant de lui garder le secret, l’adresse d’un bon médecin. C’était une des anecdotes à elle racontées par le duc, qui lui donnait l’idée de cette finesse.

Le lendemain, nouvelle visite à la maîtresse du logis.

— Madame, lui dit-elle, je ne suis jamais venue à Paris. Ce que je redoute surtout, n’ayant pas de femme de chambre, c’est d’être suivie ; je voudrais être vêtue comme une petite bourgeoise, seriez-vous assez obligeante pour venir acheter avec moi un costume complet de cette classe ?

La maîtresse du logis admira cette jeune fille revêtue des vêtements les plus chers, qui voulait se transformer en petite bourgeoise. Une circonstance redoubla l’étonnement de Mme Le Grand, la maîtresse de l’hôtel : Lamiel avait chaud, en entrant dans le boudoir de Mme Le Grand, elle prit son mouchoir et enleva presque toute la couleur qui déparait sa joue. La curiosité de Mme Le Grand la rendit fort attentive ; elle commença par étudier le passeport de la jeune fille et la traita avec tant de bonté que, dès le lendemain, Lamiel lui avoua que, impatientée par les attentions des voyageurs et surtout de l’espèce commis voyageur, elle avait profité de l’avis à elle donné par un autre voyageur, apothicaire de son métier, en se peignant la joue avec du vert de houx.

Deux jours après, l’hôtel était dans l’admiration de cette grande fille, aux mouvements un peu désordonnés, il est vrai, mais si bien faite et qui employait un genre de fard si singulier. Mme Le Grand lui rendit le service de faire jeter à la poste, à Saint-Quentin, une lettre adressée à M. de Miossens, à X…, et ainsi conçue :

« Cher ami, ou plutôt Monsieur le duc,

« J’ai admiré en vous des manières parfaites ; vos bontés sans fin m’ôtent presque le courage de vous dire un mot qu’à coup sûr vous ne permettriez pas, et qui me semble cruel mais nécessaire à votre bonheur et à votre tranquillité. Vous êtes parfait, mais vos attentions m’ennuient. J’aimerais mieux, ce me semble, un simple paysan qui ne serait pas éternellement occupé à me dire des choses délicates et à me plaire. Il me semble que j’aimerais un homme d’humeur franche et surtout pas si poli. J’ai laissé vos malles et mille cinq cent cinquante francs à Cherbourg, en passant. »

Il n’en fallut pas davantage pour que Fédor se précipitât sur la route de Cherbourg, courant à franc étrier pour avoir l’occasion d’examiner toutes les figures sur le grand chemin. Malgré la lettre de Lamiel, il n’abandonna point la folie de la chercher qui l’occupait depuis sa fuite. À Rouen, se trouvant sans argent, sans maîtresse et sans linge, il eut presque l’idée de se brûler la cervelle. Jamais homme ne s’était trouvé aussi embarrassé. Toutes les prévisions de Lamiel s’accomplirent.

Pour Lamiel, elle eût tout à fait oublié le jeune duc qui avait eu l’art d’étouffer l’amour dans les douceurs, s’il ne lui eût servi de point de comparaison pour juger les autres hommes.

Lamiel avait tant de naturel dans les manières et tant d’étourderie dans les façons que Mme  Le Grand s’attacha à elle jusqu’au point d’en faire sa société ; bientôt elle trouva son boudoir ennuyeux quand elle n’y voyait pas la jeune fille. Son mari avait beau la sermonner sur l’imprudence d’admettre une inconnue à une telle intimité, Mme  Legrand n’avait pas de réponse, mais son amitié redoublait pour notre héroïne. Plusieurs jeunes gens, faisant de la dépense, logeaient dans cet hôtel ; ils firent la cour à Mme  Le Grand qui ne fut point fâchée de leur présence dans son boudoir. Elle remarqua avec plaisir et fit remarquer à son mari qu’il suffisait de leur présence pour fermer la bouche à la jeune inconnue qui certes ne cherchait pas à se produire.

L’unique passion de Lamiel était alors la curiosité ; jamais il ne fut d’être plus questionneur ; c’était peut-être là ce qui avait fondé la source de l’amitié de Mme  Le Grand qui avait le plaisir de répondre et d’expliquer toutes choses. Mais Lamiel comprenait déjà qu’il faut être craintive et jamais elle ne sortait le soir. Elle souffrait de ne pas aller au spectacle, mais le souvenir des commis voyageurs la rendait prudente.

Lamiel vit la nécessité de raconter son histoire à Mme  Legrand, mais pour cela il fallait la composer ; elle se méfiait de son étourderie ; elle était hors d’état de mentir parce qu’elle oubliait ses mensonges. Elle écrivit son histoire, et, pour pouvoir la laisser dans sa commode, elle donna à cette histoire la forme d’une lettre justificative adressée à un oncle, M. de Bonia.

Elle dit donc à Mme  Legrand qu’elle était la seconde jeune fille d’un sous-préfet qu’elle ne pouvait nommer. Ce sous-préfet, fou d’ambition, n’était pas sans espérance d’être compris dans la première fournée des préfets et n’avait rien à refuser à un veuf à son aise, affilié à la congrégation, et qui lui promettait vingt et une voix de légitimistes ralliés. Mais ce M. de Tourte mettait pour condition à ses vingt et une voix qu’il épouserait Lamiel ; or elle avait en horreur sa mine jaune et bassement dévote.

— C’est tout simple, dit Mme  Le Grand, ma pauvre Lamiel a distingué un beau jeune homme qui, en fait de fortune, n’a que des espérances.

— Eh bien ! non, s’écria Lamiel, je m’ennuierais moins et saurais que faire de ma vie. L’amour, qui paraît faire le souverain bonheur de tout le monde, me paraît une chose fort insipide et, si j’ose trop dire, fort ennuyeuse.

— Ce qui veut dire peut-être que vous avez été aimée par un ennuyeux.

« Je me compromets, se dit Lamiel, il faut revenir à la vérité. »

— Non, ajouta-t-elle de l’air le plus simple qu’elle put, on m’a fait la cour ; mon premier amoureux s’appelait Berville et n’aimait que l’argent. L’autre, appelé le duc, était fort prodigue, mais le plus beau jour de ma vie a été celui où je l’ai mis dans l’impossibilité de me voir. Un oncle m’avait laissé mille cinq cent cinquante francs ; on devait le lendemain les porter au notaire pour les placer. J’ai demandé à voir de près ces beaux napoléons d’or et le billet de mille francs ; il était huit heures du soir, mon père est sorti pour aller préparer son élection, moi, je me suis sauvée par le jardin de la sous-préfecture avec les trois malles qui venaient d’apporter de Paris une partie de ma corbeille de mariage, car M. de Tourte est aussi généreux que laid, c’est beaucoup dire, et mon père lui remboursera le prix de ces robes qui me plaisent. L’élection de notre arrondissement terminée, et la fournée de préfets annoncée dans le Moniteur, mon père sera si joyeux, s’il est préfet, qu’il me pardonnera facilement. La chose sera beaucoup plus difficile s’il reste sous-préfet. Ce M. de Tourte est tout-puissant sur l’opinion dans notre arrondissement, son père est grand vicaire.

Le lendemain soir, Lamiel, obligée de répéter son histoire au bon M. Le Grand, relut la lettre de son oncle. Elle avait oublié d’expliquer le passeport, elle dit :

— Un sous-préfet, gouvernant à six lieues de chez nous et auquel M. de Tourte a fait refuser ma main, me promit un passeport par le moyen d’un de ses parents, maire à vingt-cinq lieues de chez lui, du côté de Rennes.

Cette histoire attendrit M. Le Grand jusqu’aux larmes et fournit pendant huit jours à la conversation du soir. Dès le second jour. Mme  Le Grand avait dit à sa protégée qu’elle l’aimait comme sa fille.

— Tu as mille cinq cent cinquante francs pour tout bien, et tu prends un appartement de cinq cents francs ; je vais t’en donner un de cent cinquante où tu seras aussi convenablement, mais je veux absolument te voir avec tes belles robes, et je te mènerai mardi chez M. Servières, tu verras là de jeunes cavaliers qui ont dix mille écus de rente et tu feras des conquêtes, ma petite Lamiel, tu feras des conquêtes qui vaudront mieux que ton vilain M. de Tourte, avec ses vingt et une voix de légitimistes ralliés dans sa poche.

— Eh bien ! ma chère amie, reprit Lamiel, permettez-moi de prendre un maître de danse, je sens que je ne marche pas, que je n’entre pas dans un salon comme une autre : permettez-moi de vous mener quelquefois au Théâtre-Français.