Texte établi par Casimir StryienskiLibrairie Moderne (p. 166-171).


CHAPITRE XIII

DÉPART


Tous ces arrangements reçurent un commencement d’exécution aussitôt après que le docteur en eut donné l’idée à la duchesse. Celle-ci y voyait un avantage immense : le Havre était beaucoup plus loin de Paris que Carville et, en second lieu, elle se flattait de n’être pas connue sur la route du Havre. La duchesse, réellement fort souffrante, ne quitta pas la tour, mais tous les arrangements de voiture furent faits au château, et à huit heures du soir, comme les chevaux de poste arrivaient à la tour, on vit arriver par la grande route de Paris une malle-poste pavoisée de drapeaux tricolores.

— Mon Dieu, que je vous sais bon gré d’avoir une entière confiance en vous, cher docteur ! s’écria la duchesse en prenant place dans son landau avec son fils et le docteur.

La duchesse sut bon gré à celui-ci qui ne voulut pas absolument prendre la place du fond. Fédor, contrarié de cette politesse, opta, dès qu’on fut à une lieue du village, de prendre place à côté du cocher. Le docteur était ravi, il serait absent de Carville au moment où le résultat définitif de la révolte de Paris y arriverait, et il avait empêché pour longtemps les conversations entre ce jeune duc si élégant et si doux et l’aimable Lamiel.

Sur leur route, les voyageurs ne trouvèrent que de la curiosité. Tout le monde leur demandait des nouvelles de Paris ; on répondait en demandant des nouvelles et l’on disait qu’on venait de partir d’une campagne voisine. En arrivant à la poste du Havre, la duchesse montra fièrement un passeport délivré à Mme  Miaussante et à son fils. Elle avait forcé celui-ci à quitter son uniforme et le pauvre jeune homme en était au désespoir.

— Ainsi quand on se bat, se disait-il, le duc de Miossens non seulement déserte, mais encore il quitte son uniforme !

À peine installés au Havre dans une maison particulière de la connaissance du docteur, celui-ci procura une femme de chambre et deux domestiques qui ne savaient point du tout qui était Mme  Miaussante. Ce fut donc au Havre et dégagée de toute inquiétude personnelle, que la duchesse passa les premiers jours du désespoir causé par l’incroyable résultat de la révolution de Juillet. Quand elle sut que le roi était exilé en Angleterre, elle partit pour Portsmouth avec son fils. En revenant (de la compagnie au bâtiment), le docteur acheta des rubans tricolores, qu’il mit à sa boutonnière, et partit pour Paris. Il exagéra à ses amis de la congrégation les périls qu’il avait courus à Carville, et moins de huit jours après, un ordre de M. César Sansfin parut dans le Moniteur ; il était nommé à une sous-préfecture dans la Vendée. Son but était seulement de marquer son adhésion au nouveau gouvernement. La congrégation le chargea de lettres de recommandation ; mais son métier de médecin lui valait sept à huit mille francs à Carville, et Sansfin avait horreur de paraître en uniforme, avec l’épée au côté.

— À Carville, se disait-il, on est accoutumé à ma bosse, aux défauts de ma taille.

Huit jours après sa nomination, le docteur tomba malade et il vint en congé à Carville.

Lamiel était restée chez sa tante ; trois jours après le départ de la duchesse, elle vit arriver quatre paquets énormes remplissant presque la charrette couverte du château. C’était du linge et des robes de toute espèce dont la duchesse lui faisait cadeau. Il y avait quelque chose de tendre dans cette attention. Le 27 juillet, avant son départ, la duchesse était allée passer une heure au château, elle avait fait faire ces paquets, et, se défiant beaucoup de la probité de toutes les personnes si exemplaires qui l’entouraient, elle avait fait environner ces paquets de rubans de fil, et sous ses yeux, avait fait appliquer le cachet de ses armes aux différents endroits où ces rubans se croisaient. Ce fut une précaution sage ; ces paquets avaient donné beaucoup d’humeur à Mlle  Anselme, et cet humeur devint de la colère quand elle vit que Lamiel, restée seule au village, ne daignait pas monter au château pour lui faire une visite.

La jeune fille n’y songeait guère, elle n’était occupée qu’à cacher la joie folle qui la dévorait ; chaque matin, à son réveil, elle éprouvait un nouveau plaisir en s’apprenant à elle-même qu’elle n’était plus dans ce magnifique château où tout le monde était vieux et où, sur vingt paroles qu’on prononçait, dix-huit étaient consacrées à blâmer ; maintenant, sa seule affaire désagréable était d’écrire tous les jours une lettre à la duchesse ; pour peu qu’elle se livrât à ses pensées, ses lettres étaient moins bien formées, mais en vérité, elle n’avait pas la patience de recopier ses lettres ; elle songeait un instant aux réprimandes polies dont cet oubli serait l’occasion, puis chassait bien vite toutes les pensées désagréables, et la crainte de ces réprimandes faisait comprendre le souvenir de cette duchesse si aimable pour elle avec celui de Mlle  Anselme et des autres ennuis du château. Au total, dix jours après être sortie de ce château, il n’avait laissé dans l’âme de Lamiel, pour tout souvenir, qu’un dégoût profond de trois choses, symboles pour elle de l’ennui le plus exécrable : la haute noblesse, la grande opulence et le discours édifiant touchant la religion.

Rien ne lui semblait plus ridicule à la fois et plus odieux que la dignité affectée dans la démarche et la nécessité de parler de toutes choses, même des plus amusantes, avec une sorte de dédain mesuré et froid. Après s’être avoué ces sentiments avec une sorte de regret, Lamiel remarqua que la reconnaissance qu’elle devait sans contredit à la duchesse se trouvait balancer exactement la déplaisance que lui inspiraient ses façons de grande dame, et elle l’oubliait bien vite ; même sans la nécessité d’écrire la lettre, elle l’eût oubliée tout à fait.

L’horreur pour tout ce qui pouvait lui rappeler le séjour de cet ennuyeux château était si grande qu’elle l’emporta sur la vanité si naturelle dans le cœur d’une fille de seize ans.

Le jour du départ de la duchesse, le docteur avait trouvé le moyen de lui dire :

— Allez pleurer dans votre chambre le départ de votre protectrice, et ne vous laissez voir que demain matin.

Le lendemain, lorsqu’elle descendit pour embrasser Mme  Hautemare, celle-ci fut bien surprise de lui voir tous les vêtements d’une paysanne et même le hideux bonnet de coton, par lequel sont déshonorées les jolies figures des paysannes des environs de Bayeux.