Texte établi par Casimir StryienskiLibrairie Moderne (p. 154-165).
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CHAPITRE XII

NOUVELLES DE PARIS


Ces dames rirent beaucoup de leur peur et s’endormirent tranquillement après avoir prêté l’oreille pendant une demi-heure au profond silence qui régnait dans le village. Le lendemain, la duchesse ne s’éveilla qu’à neuf heures et, un instant après, son fils Fédor était dans ses bras.

Ce jour-là était le 28 juillet 1830. Fédor, arrivant à sept heures, n’avait pas voulu qu’on éveillât sa mère. Il était fort triste.

— Si les troubles ont continué, se disait-il, mes camarades diront que je suis un déserteur ; il faudrait, après avoir embrassé ma mère, obtenir d’elle que je pusse retourner à Paris.

Lamiel, en voyant ce jeune homme si inquiet, serré dans son uniforme, lui trouvait je ne sais quel aspect piètre qui excluait l’idée de force et même de courage. Fédor était gras et mince ; il avait une charmante figure, mais l’extrême peur de passer pour un déserteur lui ôtait dans ce moment toute expression décidée, et Lamiel le trouva fort ressemblant à son portrait.

— C’est bien là, se disait-elle, cet être insignifiant dont le portrait dans la chambre de madame n’est regardé qu’à cause de la beauté du cadre.

De son côté, dans le moment de tranquillité que lui laissaient ses remords, Fédor se disait :

— C’est donc là cette petite paysanne qui, à force d’adresse normande et de complaisances bien calculées, a su gagner la faveur de ma mère et, qui plus est, la sait conserver.

Comme tout ce qui environnait Fédor, — la cuisine dans laquelle elle l’avait entrevu, l’oncle Hautemare et sa femme encore toute triste de s’être exposée à tarir la source des petits cadeaux dont la duchesse l’accablait, — étaient choses trop connues et ennuyeuses pour Lamiel, toute son attention revenait, malgré elle, à ce jeune militaire si mince, si pâle et qui avait l’air tellement contrarié. Ainsi avait eu lieu cette entrevue dont l’image avait fait tant de peur au docteur Sansfin. À chaque instant, Mme Hautemarre s’approchait de sa nièce et lui disait à voix basse :

— Mais fais donc les honneurs de la maison ; toi qui as tant d’esprit, parle donc à ce jeune duc, ou bien il va croire que nous sommes de grossiers paysans.

Ces choses, et bien d’autres semblables, étaient dites à demi-voix, mais de façon à ce que Fédor les entendît fort bien. Lamiel tâchait en vain de faire comprendre à sa tante qu’il était beaucoup mieux de laisser toute sa liberté au jeune voyageur. Toutes les demandes empressées de Mme Hautemare n’échappèrent point à Fédor et toute sa mauvaise humeur, qui était grande, se fixa sur M. et Mme Hautemare. Peu à peu, il voulut bien s’apercevoir que Lamiel avait des cheveux charmants et qu’elle eût été fort jolie si l’air de la campagne n’avait un peu hâlé sa peau. Ensuite, il voulut bien découvrir qu’elle n’avait rien de l’air faux et des petites minauderies mielleuses d’une petite intrigante de campagne. Mme Hautemare montait à la tour tous les quarts d’heure pour écouter à la porte de Mme la duchesse et voir si elle était éveillée. Pendant ces courses, Fédor restait seul avec Lamiel et l’instinct de la jeunesse l’emportant à la fin sur les soucis qui lui faisaient craindre la réputation de déserteur, il regardait Lamiel avec beaucoup d’attention, et elle, de son côté, lui parlait avec tout l’intérêt qu’inspire une vive curiosité, lorsque le docteur Sansfin entra dans la cuisine qui servait de scène à cette première entrevue. L’attitude du docteur était à peindre ; il restait debout, dans l’attitude d’un homme qui va marcher, la bouche ouverte et les yeux extrêmement ouverts.

— Il faut convenir, se dit Fédor, que voilà un bossu bien laid ; mais l’on dit que de ce vilain bossu et de cette petite fille si singulière dépend toute la volonté de ma mère. Tâchons de leur faire la cour, afin d’obtenir d’elle qu’elle veuille bien me laisser retourner à Paris.

Cette résolution bien prise, le jeune duc attaqua vivement la conversation avec le médecin de campagne ; il débuta par un récit exalté des premiers troubles qui, le 26, à midi, avaient éclaté dans le jardin du Palais-Royal, près le café Lemblin : deux élèves de l’École polytechnique, qui se trouvaient dans ce café au moment où on lisait tout haut les fameuses ordonnances, avaient couru à l’École polytechnique et avaient raconté fort exactement à leurs camarades rassemblés dans la cour tout ce dont ils avaient été témoins. Le docteur écoutait avec une émotion qui se peignait avec énergie dans ses traits mobiles ; sans doute, il était charmé des accidents qui pouvaient arriver aux Bourbons. Les insolences des nobles et des prêtres étaient faites pour être senties vivement par un homme qui se croyait un dieu, par la nature. Son imagination s’étendait avec délices sur les humiliations qu’allait souffrir cette maison des Bourbons qui, depuis un siècle, protégeait les forts contre les faibles.

— Ne sont-ce pas ces gens-là, se disait Sansfin, qui ont donné à jamais le nom de canaille à la classe dans laquelle je suis né ? Pour eux, tout ce qui a de l’esprit est suspect ; ainsi, si ce commencement d’insurrection a des suites un peu sérieuses, si ces Parisiens, si ridicules, ont le courage d’avoir du courage, le vieux Charles X pourrait être forcé d’abdiquer, et la classe de la canaille, à laquelle j’appartiens, fera un pas en avant. Nous deviendrons une bourgeoisie respectable et que la cour devra se donner la peine de séduire.

Puis, tout à coup, Sansfin vint à se souvenir de la belle position où il s’était placé envers la congrégation :

— Je suis à la veille d’obtenir une place, se dit-il, s’il me convient d’en demander une. Tous les châteaux des environs donneraient cinquante louis ou cent louis chacun, selon son degré d’avarice, pour que je fusse pendu haut et court ; mais en attendant ce moment agréable, je me vois le seul agent par lequel ils puissent communiquer avec le peuple. Je joue sur leur terreur comme Lamiel joue sur son piano. Je les augmente et les calme presque à volonté. S’ils obtiennent une très grande victoire, les plus furibonds d’entre eux, ceux qui forment le casino, obtiendront des autres que je sois jeté en prison. Le vicomte de Saxile, jeune homme si bien fait et si fier de sa tournure de crocheteur, n’a-t-il pas dit devant moi à ses nobles associés du casino : « Il y a du jacobinisme à détailler avec tant de complaisance les moyens d’agir que possèdent les jacobins. » Ainsi, si la révolte de Paris, malgré la légèreté de ces pauvres badauds, a l’esprit de faire un mal réel aux Bourbons, je perds ma fortune préparée par tant de soins depuis six ans avec tous les châteaux et les prêtres des environs, d’autres hommes puissants paraîtront dans le peuple, et mon esprit devra faire des miracles pour être associé au déploiement de la force brutale ; si le parti de la cour triomphe et fait fusiller une cinquantaine de députés libéraux, il faut que je me sauve au Havre et peut-être de là en Angleterre, car aussitôt le vicomte de Saxile vient demander qu’on me jette en prison. Tout au moins on visitera mes papiers pour voir si je ne suis point d’accord avec les libéraux de Paris. Ce jeune imbécile veut retourner à son École polytechnique, il faut pousser la duchesse à consentir à ce retour, et moi je serai le modérateur du jeune homme, je l’accompagnerai à Paris, j’enverrai deux fois par jour des courriers à la duchesse et, au fond, j’essayerai de me faufiler avec le parti vainqueur. Ces Parisiens sont si bêtes que, naturellement, la cour s’en tirera avec des promesses ; quand le peuple n’est plus en colère, il n’a rien ; et dans huit jours les Parisiens ne seront plus en colère. Dans ce cas, je gagne la faveur des chefs de la congrégation et je reviens à Carville comme un de leurs envoyés. C’est à moi alors à faire entendre à tous les imbéciles du parti que M. le vicomte de Saxile est un cerveau brûlé, capable de tout gâter. Par là, à tout le moins, je me sauve de la prison où ce gredin-là voudrait me jeter. Il faut donc flatter ce petit imbécile de façon à ce qu’il m’accepte pour compagnon de voyage.

Pendant toutes ces réflexions, Sansfin avait commencé à flatter le jeune duc, en se faisant donner mille détails sur l’esprit qui animait l’École polytechnique et en portant aux nues Monge, La Grange et les autres grands hommes qui fondèrent cette École. Ces grands hommes étaient les dieux de Fédor, et livraient bataille dans son cœur à tous ses préjugés de naissance, soigneusement flattés par ses parents. Il était bien fier d’être duc, mais il pensait deux fois par jour à son titre, et, vingt fois la journée, il jouissait avec délices du bonheur de passer pour un des meilleurs élèves de l’École. Lorsque Mme Hautemare vint enfin annoncer qu’il faisait jour chez la duchesse, Fédor commençait à le regarder comme un homme de beaucoup d’esprit, et Lamiel avait redoublé de considération pour le génie avec lequel Sansfin avait réussi à plaire au jeune duc. Le docteur avait réussi à lui dire pendant un instant, lorsque le jeune duc allait placer à la porte de la chambre occupée par sa mère un magnifique bouquet de fleurs rares apportées de Paris :

— Ce qu’il y a de plus difficile au monde, c’est de plaire à quelqu’un que l’on méprise ; je ne sais en vérité si je pourrai parvenir à trouver grâce auprès de ce petit ducaillon.

Fédor monta chez sa mère ; le docteur avait des visites à faire et d’ailleurs voulait se faire raconter par la duchesse tout ce que son fils allait lui dire. Il y aurait naturellement un tête-à-tête pour ce récit, ce qui lui donnerait l’occasion de donner à la duchesse la volonté de l’envoyer à Paris avec son fils.

Mais quand le docteur revint une heure après, il trouva la duchesse dans les larmes et presque dans une attaque de nerfs. Elle ne voulait pas entendre parler du retour de son fils à Paris.

— Ou cette révolte n’est rien — chaque mot étant interrompu par une étreinte hystérique — ou cette révolte n’est rien, et alors ton absence ne peut être remarquée, tu viens voir ta mère malade, rien de plus simple ; ou cette révolte va jusqu’au point d’attendre de pied ferme les trente mille hommes de Saint-Omer qui marchent sur Paris ; en ce cas, je ne veux pas qu’un Miossens figure parmi les ennemis du roi ; ta carrière serait à jamais perdue ; or, dans les grandes occasions, je remplace ton père et je te donne l’ordre très formel de ne pas me quitter d’un pas.

Après avoir prononcé cette dernière phrase d’un air assez ferme, elle exigea que son fils, qui avait couru la poste toute la nuit, allât prendre deux heures de repos et se jeter sur son lit, au château.

Restée seule avec le docteur, elle lui dit :

— Nos pauvres Bourbons seront trahis comme à l’ordinaire. Vous verrez que les jacobins auront gagné les troupes du camp de Saint-Omer. Ils ont des machinations qui restent inexplicables, du moins pour moi. Par exemple, dites-moi, mon cher ami, comment, hier soir, à neuf heures, ce Hautemare savait que mon fils allait arriver de Paris ? Je n’avais fait confidence à personne de la lettre pour Fédor, dont j’avais chargé le courrier du duc de R…, et mon fils vient de me montrer cette lettre ; pendant un quart d’heure nous en avons regardé le cachet, il était bien intact lorsque mon fils l’a rompu.

Le docteur mit un art savant à flatter tous les sentiments de la duchesse ; il faisait son métier de médecin. Son but était de calmer l’irritation de ses nerfs, et il avait su par Fédor lui-même tout ce que celui-ci pouvait apprendre sur la révolte qui commençait à Paris. Il trouva la duchesse montée comme une tigresse ; ce fut le terme dont il se servit en racontant la chose à Lamiel.

Mais il était de l’intérêt du docteur de ne se trouver à Carville qu’au moment où l’on y apprendrait le résultat définitif de la révolte de Juillet. La duchesse eut bientôt une idée : son fils avait les nerfs en très mauvais état, ce jeune homme travaillait trop, comme tous les élèves de l’École polytechnique ; il fallait lui faire prendre des bains de mer pendant quinze jours, mais il ne fallait pas aller chercher la mer à Dieppe, ville séduite par l’amabilité de Mme la duchesse de Berri et qui serait en butte aux soupçons des jacobins. Il fallait tout bonnement aller chercher la mer au Havre : le commerce tremblant pour ses magasins ne souffrirait pas le pillage en cette ville, si les jacobins avaient le dessus ; et si la cour triomphait, ainsi que le docteur le trouvait fort probable, il serait impossible pour les méchants, habitant les châteaux voisins, d’attacher du ridicule à ce petit voyage de la duchesse. La maigreur et la pâleur de Fédor montraient assez que sa santé était attaquée par l’excès du travail ; la chaleur était excessive, et il avait obéi au conseil du docteur qui prescrivait les bains de mer. La duchesse n’avait pas voulu aller à Dieppe, parce qu’elle n’avait pas voulu attendre un costume de bal et des chapeaux qu’il lui fallait faire venir de Paris. Fédor avait toujours témoigné le désir non pas de faire un voyage en Angleterre, il n’en avait pas le temps, mais de passer trois jours en ce pays singulier. Eh bien ! du Havre on irait passer trois jours à Portsmouth.