Calmann Lévy (p. 248-311).
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XII


Le lendemain Hélène eut un succès de beauté à faire crouler l’hôtel. Ses amis ne lui épargnèrent aucune forme d’applaudissement, et l’on répéta en son honneur tous les bravos, tous les hurrahs connus. La fille de Martial ne trouva dans les manifestations d’un si fol enthousiasme rien de trop bruyant pour sa gaîté à elle.

La beauté ajoute ses éblouissements à toute chose. Hélène fut étourdissante d’esprit, et ses répliques aimables, ses traits bienveillants eurent cent fois plus d’inattendu, plus d’originalité que ses mots excentriques, que ses pointes acérées des jours passés.

Comme on ne l’avait pas vue depuis trois mois, on eut cent nouvelles à lui conter de la ville, de la politique, des arts. Elle était toute fraîche pour les histoires les plus anciennes, et elle s’émerveilla d’apprendre à la fois tant d’anecdotes qu’on prenait un si grand plaisir à lui redire.

Comme on lui demandait à la fin de la soirée si elle éprouvait toujours le même éloignement pour les femmes :

« Messieurs, répondit-elle, apprenez une fois de plus que sur les transformations physiques se greffent les transformations morales. Je prie donc chacun de vous en rentrant chez soi de dire à sa femme, à sa mère ou à sa sœur : Madame Guy Romain ne hait plus les jolies femmes parce qu’elle est devenue leur égale. Mes amis, ajouta Hélène, j’aspire maintenant à recevoir des leçons de coquetterie, de féminité. J’ai honte de tout ce que je sens encore en moi de bon garçon. C’est une femme, une vraie femme, qui vient de naître d’une fille laide et qui demande à se débarrasser de ses langes. Elle veut apprendre à marcher, il faut lui amener vos sœurs, vos compagnes et vos mères pour la guider ! Que nul d’entre vous ne me fasse le déplaisir de venir seul samedi prochain.

— Écrirai-je à Guy le récit fidèle de cette soirée ? demanda le jeune peintre qui, depuis quatre mois, envoyait tous les dimanches à Vérone un compte rendu des faux samedis d’Hélène. J’ai dissimulé, menti, dans chacune de mes lettres en parlant de vous, madame. Puis-je être véridique cette fois ?

— Guy vous a-t-il répondu ?

— Oui, chaque semaine, par un mot sur une carte, il m’a remercié. Mardi dernier seulement j’ai reçu une longue épître et je ne sais si je dois solliciter de vous le pardon qu’il me prie d’obtenir, car il confesse ne vous avoir écrit encore qu’une seule fois.

La jeune femme répliqua, non sans colère :

— Je vous dicte publiquement, mon jeune ami, la déclaration que vous voudrez bien en voyer au plus oublieux, au plus infidèle des maris : « La belle madame Guy Romain ne répond dès aujourd’hui qu’aux plus tendres billets doux ! »

— La leçon pour l’absent est-elle une autorisation pour les personnes présentes ? demanda un audacieux.

— Sera-t-on admis à faire sa cour ? ajoutèrent plusieurs voix émues.

Hélène riait de tout son cœur.

— Messieurs les habitués, répliqua la jeune femme en se plaçant au milieu du salon : Ran tan plan, tan plan ! (Et elle tambourinait dans le vide avec ses jolis poignets.) Vous êtes prévenus qu’avec ma permission, si vos cœurs sont prêts à s’enflammer, vous pouvez les allumer. Vous êtes priés seulement de faire deux parts de vos feux : la première pour moi, la seconde pour Guy. L’une doit servir à m’incendier ; l’autre, vous la glisserez, s’il vous plaît, dans une enveloppe d’amiante, et vous l’enverrez à l’adresse de M. Romain, le Véronèse.

— Que vos flammes rôtissent le balai de ce libertin, ô jeunes hommes, dit Martial, et qu’il connaisse les brûlures cuisantes de la jalousie !

— Qu’il nous revienne, et qu’il nous donne le spectacle d’un mari amoureux ! continua Romain.

— Amoureux, répéta Hélène, et…

— Et… et ? cria le chœur des amis.

— Et… contrarié dans ses amours !

— Contrarié seulement ? demanda le correspondant de Guy. C’est peu.

— Si je vous disais la fin de mon histoire, vous ne vous intéresseriez à aucune de ses péripéties, ajouta gaîment la jeune femme. D’ailleurs, si vous voulez que je sois franche, je conviens que je ne sais pas moi-même le dénouement que je désire.

Là-dessus, chacun, selon son intérêt ou son désintéressement, discuta le cas spécieux de Guy comme époux. Ceux qui projetaient de faire une cour sérieuse à sa femme déclarèrent que le peintre, cavalier servant de la marquise Julia, incapable d’ailleurs d’éprouver un sentiment fidèle, s’était rendu indigne de l’amour d’Hélène.

Ceux qui chérissaient leur camarade émirent le vœu qu’il lui fût beaucoup pardonné quoiqu’il eût beaucoup aimé. Mais, au fond, tous ces artistes, avec leur tempérament de spectateurs, pensèrent : « Il faudra voir jouer cette comédie-là ! »

Hélène parla de donner le mois suivant, pour fêter sa guérison, une fête semblable à celle qu’elle avait donnée pour l’inauguration de son hôtel. Tous l’engagèrent à y convier son mari. Elle pria Romain d’écrire à son fils et celui-ci accueillit avec des transports de gratitude l’autorisation de rappeler Guy au nom de sa femme.

Tout Paris sut le dimanche que la fille de Martial, la laide, devenue belle, recevrait les femmes de ses amis avec autant de bonne grâce qu’elle avait mis de rudesse à les éloigner. Au samedi suivant les plus curieuses et les plus jolies répondirent à l’invitation d’Hélène. Madame Guy Romain s’aperçut que les femmes sont, autant que les hommes, charmées par la bienveillance, qu’elles adorent l’esprit, que la plupart reconnaissent sans effort la supériorité, et savent admirer la beauté. Elle sentit qu’il y a dans l’amitié féminine un abandon, une confiance, quelque chose de rassurant, sinon d’assuré, qui repose le cœur.

Hélène fit des visites avec son père et avec Romain. C’était un événement pour un salon que l’arrivée de deux artistes aussi célèbres, aussi admirés, aussi peu connus personnellement que le peintre et le sculpteur. On ne les avait jusque-là rencontrés nulle part que chez eux, et l’on sut gré à la jeune femme de les conduire dans un milieu toujours avide de voir et d’entendre les hommes exceptionnels.

Le samedi suivant était si nombreux qu’Hélène imagina d’ouvrir la galerie et de faire danser les jeunes gens. On revint, et il fut de mode d’aller chez madame Guy Romain, dont tous vantèrent le luxe de bon goût, l’affabilité spirituelle, les grandes manières, l’intelligence artistique et la beauté.

Hélène jouit de ses succès avec le plaisir naïf d’un enfant. Elle s’occupa de sa toilette, tenant par-dessus tout à sa réputation d’élégance et de distinction. Madame Claire et son tailleur lui firent des robes aussi simples qu’elle le voulut.

Nul ne l’excita plus à l’originalité. À quoi sert d’être excentrique lorsqu’on est très-belle ? L’une de ses plus chères distractions était de s’habiller pour elle-même, d’avoir l’agrément de se parer.

Le sourire, les flatteries l’accompagnèrent partout. Plus d’une fois elle sortit seule dans la rue et recueillit avec ivresse le témoignage d’admiration des plus humbles passants. L’insignifiante promenade du Bois ne la fatigua plus, elle qui s’était si vite lassée de faire le tour du lac. Il lui sembla que la curiosité des autres alimentait la sienne.

Accablée de félicitations toutes nouvelles pour ses oreilles, la jeune femme trouvait poétique le compliment le plus vulgaire. Tant de louanges offertes en masse prenaient par la quantité une importance qu’elles n’avaient certes pas en qualité. Le nombre des amis d’Hélène s’accrut comme par magie. On eût dit les grains de millet qui croissent et se multiplient dans les gobelets de Robert-Houdin. Elle s’émerveillait chaque jour d’inspirer des affections si passionnées et si subites, elle qui avait mis vingt ans à se faire un peu aimer de Guy et de Romain. Et c’étaient bien des amis à elle, non ceux de son père, de son beau-père, non des camarades de son mari, mais les siens, ses dévoués amis, tous galants, presque tous amoureux.

L’adulation présidait aux rapports d’Hélène avec le monde entier. Les femmes elles-mêmes, en s’adressant à sa charité pour leurs bonnes œuvres, ou en faisant des démarches pour être admises à ses brillants samedis, lui parlaient de sa beauté. Combien reçut-elle de lettres pleines d’allusions à la noblesse de sa tournure, à l’éclat de son teint, à la douceur rayonnante de ses yeux. Toutes les déesses, toutes les nymphes sculptées par Martial suffirent à peine aux com paraisons mythologiques des adorateurs de la jeune femme.

Il plut à verse des déclarations, des vers, des bouquets à Chloris, des fleurs, des portraits, des dédicaces à l’hôtel de l’Avenue du Bois. Hélène, gloutonnement, dévora tout sans rien goûter. Elle confondit le meilleur et le plus médiocre, et cette fade ambroisie, que les femmes, réduites à en faire leur nourriture répétée durant de longues années, déclarent si écœurante, lui parut un mets divin. Madame Guy Romain se persuada qu’on ne peut jamais éprouver la satiété, le dégoût de l’admiration. Ce qui fait dire à presque toutes les jolies femmes, au début de certaines phrases : « Assez, de grâce, » lui faisait dire à elle : « Je vous écoute ! » Ses yeux rieurs et insatiables, regardant la fumée de l’encens sortir de la bouche de ceux qui la louaient, semblaient ajouter le mot encore, encore, au merci, que, sans fausse retenue, elle répétait à ses adulateurs.

Hélène eut pourtant un esprit si malin au milieu de ses naïvetés qu’elle stimula la gaîté de son entourage sans jamais prêter à rire. Sa beauté un peu parvenue, un peu brusque, n’eut point le mauvais goût de tourner à l’infatuation, à la pose ou au sentimental.

Une lettre de Guy lui vint un jour, non sans lui causer, au début de sa lecture, de l’étonnement et une sorte de dépit. Ne tenant aucun compte de ce que lui avaient écrit ses camarades, et imaginant quelque plaisanterie convenue, quelque accord pour le berner, quelque scie, comme disent les peintres, il ne prenait pas même la peine d’y répondre ou de s’en défendre. Il continuait imperturbablement le récit de ses amours, déjà commencé dans cette longue épître que Romain avait déchirée sans l’achever le jour du suicide d’Hélène.

« Puisque tu permets les billets doux, écrivait Guy, accusant par ce seul trait réception des nombreuses lettres qu’il avait eues de ses amis, je veux réjouir ta haine des jolies femmes, et te faire, ma chère et impitoyable laide, le récit de tes vengeances nouvelles. Le destin, aux rigueurs duquel tu applaudis si cruellement, me choisit comme justicier, mais cette fois il éprouve le bourreau, pour le moins autant que la victime.

» Sache donc, camarade, ma dernière histoire, puisque tu as su toutes les autres : je retrouvai mon amante, épousée à la façon milanaise, et je pris avec joie possession de la séduisante charge, des précieuses fonctions de cavalier servant. Partout je conduisis, j’accompagnai ma dame, la ramenant à mon heure et à la sienne, qui étaient celles du berger. Je l’avais chez moi, à moi seul, deux jours par semaine, dans un adorable hôtel du temps des Scaliger, et du style le plus galant.

« Mais suppose, Hélène, une aventure menée comme un mariage, sans fantaisie, sans surprise, sans trouble romanesque, sans imagination possible, sans caprice, sans difficulté, sans exigence, sans émotion, avec une femme sans esprit ! Celle qui m’avait ensorcelé par son orgueil, par sa tyrannie, par son étrangeté, par ses scrupules, par les préjugés dé sa caste, par son insolence, devint tout à coup exacte, habituelle, paisible, ordonnée, facile, insupportable de tranquillité : « Puisque nous sommes heureux, pourquoi nous agiter ? » répétait-elle sans cesse.

» La marquise a cinq terres, deux palais. Elle habite tour à tour Vérone, Milan ou ses campagnes. Je suis obligé de m’installer partout aux alentours de ses domaines, et je passe mes jours en dérangements, en agitations, pour jouir avec régularité des faveurs d’un amour uniforme, admis par les amis de ma dame, contresigné par son mari, et servi par ses serviteurs ! Le besoin d’impressions variées me poussa un beau matin hors de ce bonheur comme la faim pousse le loup hors du bois. J’eus des vapeurs, des bouderies, des reproches, et nos querelles commencèrent. Je fus mal pour le mari de ma maîtresse que sa femme estime, avec lequel elle règle sa maison, administre sa fortune, tient son rang, avec qui elle reçoit, qui est chez lui chez elle comme elle est chez elle chez lui, dont elle porte le nom, qu’elle aime de certaine manière et que je suis forcé de respecter ! Homme de grande lignée, de grandes façons, très-délicat, quoique de mœurs anciennement légères, il est calme de tout le calme acquis dans une longue existence de plaisirs recherchés et satisfaits. Il porte avec verdeur soixante-huit ans sonnés. Ayant épousé, dit ce prince, la vue d’une jolie femme, il est galant avec elle dans le monde, lui baise la main, lui fait la cour. Tout cela a un bel air de vieille noblesse, mais tout cela m’irrite et m’ennuie. Je tourmente ma princesse, je l’indigne, jusqu’à ce que blessée elle retrouve son insolence. J’ai alors le regret de mes injustices et la joie ineffable de ses pardons. Je dois renoncer à la rendre jalouse ; elle est trop sûre de sa beauté, et j’imagine que son mépris précéderait sa haine, si elle me croyait capable d’une infidélité. Elle est si certaine, dans son orgueilleuse sérénité, de n’avoir pas à redouter mes inconstances, qu’elle ne s’en prend qu’à mon éducation, à mon caractère, point aux désirs de mon cœur, et que je ne peux la troubler ni par un soupçon ni par une amertume.

» Hélène, je suis las de tant de douceurs ! Je rêvais une femme indomptée, extraordinaire, une créature changeante, volontaire, impérieuse, une grande dame me faisant subir des épreuves, m’envoyant à des tournois, cruelle comme une Italienne des grands siècles, enfin un être un peu divers ! Hélas ! trois fois hélas ! sais-tu, camarade, que ce qui manque le plus aux femmes en amour c’est l’intelligence, et surtout la curiosité. Lorsqu’elles se donnent, on dirait qu’elles se jurent de ne jamais se reprendre. On sait par cœur la plus étonnante en huit jours. Dès qu’elles se livrent elles s’interdisent tout secret, tout mystère, et croient que la confiance est en amour le premier des biens. Or, moi, j’ai l’horreur de la sécurité, mère de tous les plaisirs banals. J’eusse aimé longtemps, toujours peut-être, une femme qui m’eût inspiré une inquiétude perpétuelle, que je n’eusse jamais été certain d’avoir conquise sans retour. Aucune de mes amoureuses, Hélène, ne m’apportera donc un peu de cette mobilité, de ce particulier, de ce variable, de cet ondoyant que, je leur prodigue, dont elles sont si friandes au début de mes amours, et qui les harcèle au moment où leur uniformité m’excède.

» Chère originale, durant les semaines que j’ai passées près de toi, ton humeur, aussi changeante que belle, me ravissait. Quel trésor inépuisable de fantaisie tu dépensais chaque jour ! J’étais sans cesse surpris par le nouveau, le renouveau de tes arrangements, de tes projets, de tes découvertes, de tes trouvailles, pour occuper un seul soir, et forcer le lendemain à être autre chose que la veille. Je ne savais jamais ce que tu allais être, ce que nous allions ou faire ou dire, ou voir, ou désirer, ou réaliser, et j’ignorais avec délices ce que j’allais être moi-même. Je me comparais à un cheval de race qui, merveilleusement conduit, reçoit comme une caresse le léger coup de fouet dont une main souple et fine rase son col, et qui part, invité plus qu’obligé à la course. Tantôt sceptique et amère avec cet air de bravoure qui te donnait, mon camarade, des façons de blasée, tantôt orgueilleuse de tes défauts, et cherchant de chastes supériorités dans ta laideur, tantôt chimérique, tantôt sensée, tour à tour indulgente et rude, jugeant le reste du monde à travers ta jalousie. de la beauté des femmes et cependant osant dire : « Je défie les plus grands artistes d’avoir pour le beau inanimé plus d’admiration que moi ! » Ô mon amie, tu me manques et tu es bien peu remplacée ; aie pitié de ma désillusion, par donne à mon silence, écris-moi, rappelle-moi. La rupture de mon ban de cavalier servant est imminente. J’avais espéré dans ma liaison véronèse une telle richesse d’imprévu, que sa monotonie me jette dans la plus grande misère. Décidément les bonnes fortunes ruinent mon cœur. Je veux réparer mes pertes avant de risquer ma dernière obole d’amour dans une dernière aventure. Ne t’ai-je pas, Hélène, pour compagnon de ma solitude ? Autrefois, à chaque écroulement de mes joies, je fuyais au bout du monde pour échapper à la vue de désastres toujours plus irréparables à mesure qu’ils s’ajoutent à d’autres.

Maintenant, ma consolatrice, c’est ton aide que j’implore, ton secours que je réclame.

» Je te prie, ou de me donner rendez-vous en Italie, ou de me recevoir à Paris chez toi. Il me tarde de serrer ta main fraternelle. Viens, ou fais-moi venir !

» À toi, plus qu’à ma belle,

 » Guy Romain. »


Hélène lut et relut cette longue lettre, ce mémoire. Quoi, en ce moment, la croyant laide encore, son ami d’enfance la préférait à cette admirable Véronèse plus sensuelle qu’amoureuse, plus ardente qu’enflammée. Guy se souvenait des jours passés auprès d’Hélène, il les regrettait auprès de la plus séduisante des princesses italiennes ; quel triomphe pour sa tendresse passée ! Tous les désintéressements ont donc un jour leur récompense ? Elle eut, durant une seconde, le regret d’être si belle. Laide, elle s’en fût allée tenter de séduire à force d’esprit, à force d’art, à force de dévouement cet amoureux rassasié de l’insuffisante beauté.

Mais Hélène, belle, indignée des passions de Guy, irritée contre des faiblesses, dont elle avait été la confidente et qu’elle avait feint d’autoriser, rêva de punir, non d’absoudre. Sa vengeance rétrospective se souciait fort peu d’être logique, et n’avait qu’un désir, celui de s’exercer au plus vite. Laide, elle s’était reprochée comme un crime d’être bonne ; belle, elle s’encourageait à être méchante. Si elle eut quelques scrupules, ils furent bien légers.

« L’univers ne vaut pas une hypocrisie vis-à-vis de soi-même, se dit-elle. Quand on a le cœur placé haut, quelles que soient les contradictions qu’on y découvre, on peut toujours s’en donner des raisons qui n’abaissent point. »

Or, ces raisons, où les puisait madame Guy Romain ? Dans son ancien amour ? Mais aimait-elle encore ?

Depuis qu’Hélène répandait sur tous son charme, distribuait sa grâce, semait en fines galanteries ses émotions, devenait coquette enfin, elle cessait d’être amoureuse. Libre, comme les jolies femmes croient toujours l’être, certaines qu’elles sont de trouver des défenseurs intéressés de leur indépendance, madame Guy Romain sourit à l’idée d’être pour son mari bien plus une épreuve qu’une consolation.

Elle parcourut encore une fois en se couchant la lettre du pauvre séducteur de marquises bourgeoises, puis elle se glissa dans son lit, évoqua un à un les souvenirs du jour où son impertinent camarade lui avait proposé ce singulier mariage. Elle se remit en présence de ses humiliations, de ses révoltes, de sa torture. Celui-là même qui insultait à sa laideur quatre mois auparavant allait peut-être bientôt faire injure à sa beauté, parler de ses droits d’époux, après avoir si lestement banni tout devoir de son union conjugale.

La jeune femme rit d’un air dédaigneux, dont elle écouta le son pour bien se convaincre que le retour de Guy, au lieu de l’attendrir, provoquerait ses inimitiés les plus résolues. Il y a, pensait Héléne, dans une certaine cruauté de sentiments à l’égard de celui qu’on a aimé sans qu’il vous aimât, et qu’on a la ferme volonté de ne point aimer lorsqu’il est prêt lui-même à devenir amoureux, une certitude de force, une reprise de possession de soi, une supériorité, quelque chose comme une revendication, comme une victoire.

Les jolies femmes adorent de manger brûlant le plat de leur vengeance, et jamais le risque de déplorer plus tard leur trop grande hâte n’arrête leur bravoure. Dans un acte hardi, qui inflige une défaite à l’outrecuidance masculine, certaines natures très-féminines rencontrent des excitations dangereuses. La tentation du courage les grise, et il advient qu’elles confondent la justice avec la peine du talion.

Hélène, toute fière de ce qu’elle crut de l’audace noble, et qui n’était peut-être que de la colère contre le passé, répondit à Guy Romain :

« Mon pauvre frère, je refuse ton rendez-vous. Je ne suis plus faite pour être appelée en Italie, mais pour y être conduite quelque jour par un amoureux, à moi ! dans un doux et poétique voyage. Que tu l’admettes ou non, je n’ai plus la figure d’un pis-aller. Si tu reviens à Paris tu ne descendras pas chez moi. Tu es le seul galant auquel j’interdise toute galanterie. Or, tu as des habitudes telles avec la beauté, que madame Guy Romain elle-même pourrait n’être pas protégée par son titre d’épouse contre tes entreprises. Tu comprendras qu’il serait pénible à ta femme de t’interdire sa maison si tu y étais entré, et si, oublieux de tes conventions matrimoniales, tu te permettais de lui faire la cour.

» J’inaugure le 15 décembre ma belle personne, plus solennellement encore que je n’ai inauguré mon bel hôtel il y a quatre mois. Si tu veux quitter ta princesse véronèse pour ne la revoir à Paris qu’en peinture, considère-toi comme un invité à ma fête, et rien de plus !

 » Hélène. »

Le correspondant de Guy, par une lettre revêtue de toutes les signatures de leurs amis communs, invitant le jeune homme après Hélène, lui enjoignit de n’arriver qu’à minuit chez sa femme. Une garde sévère, d’ailleurs, veillerait à l’exécution de cette consigne, ajoutait le camarade, les nombreux adorateurs d’Hélène étant décidés à éviter le scandale d’une introduction mystérieuse de son mari chez elle. Guy ne devait réintégrer le domicile conjugal que publiquement, comme il en était sorti. Au bas de cet ultimatum trente-deux peintres avaient écrit leurs noms.

Le cavalier servant crut plus que jamais à une mystification, lorsqu’il reçut la lettre d’Hélène et la pancarte de ses amis. Cette plaisante façon de le rappeler lui convint. Inquiet de rentrer chez sa femme en mari banal, il sut gré à ses camarades de lui préparer un retour amusant.

Il s’ennuyait, et l’idée de revenir à Paris, de revoir ses amis, son père, Martial, une fête française, de la lumière, de la gaîté, de retrouver celle qu’il ne lui déplaisait point d’avoir pour femme, et qu’il supposait embellie par ces succès dont on l’entretenait sans cesse, succès d’élégance, de charme excentrique, d’art mondain, tout cela le ravit, et le détacha plus aisément de ses trop fades amours.

Il répondit à son tour ces simples mots à ses amis :

« Quelque surprise qu’on me réserve, je devine que ce sera spirituel et parisien. Je m’y prépare donc pour mieux m’y prêter. À minuit sonnant, le 15 décembre, je jouerai le retour du mari suppliant au milieu de vous tous, bonnes pièces ! »

Hélène, gaie, active, secondée par tous ses adorateurs et sans émotion à la pensée de sa prochaine entrevue conjugale, prépara l’une de ces réceptions dont Paris même se souvient dix ans. Elle commanda dans le midi pour son salon blanc et or des caisses de mimosas aux branches flexibles, aux feuilles délicates, aux boules jaunes si abondantes qu’elles font plier les tiges sous le poids des fleurs.

Ce fut Martial qui se chargea de la décoration du salon rouge. Il plaça la fameuse statue d’Hélène fille de Léda au milieu de la pièce sur un haut piédestal, entouré d’arbustes. Cette statue d’Hélène Dioscure, faite d’après Hélène, femme de Martial, était devenue l’image de la belle madame Guy Romain. La salle à manger devait être tout enguirlandée de pampres véritables, avec leurs raisins accrochés. Dans la galerie les tableaux avaient disparu pour faire place à des ornements de fleurs artificielles entremêlés de lanternes vénitiennes. Seule, la femme rose, surnommée ainsi par Romain, se tenait debout dans son cadre au fond de la salle de bal, comme si elle devait être en portrait la reine de la fête.

Hélène, avec une préméditation quelque peu méchante, désirait faire savoir à Guy, aussitôt son entrée chez elle, qu’il y trouverait présente sa passion italienne. Cette maîtresse, introduite dans la maison d’un camarade, demeurerait malgré Guy sous le toit conjugal, et l’en chasserait au besoin. La princesse-marquise abandonnée à Vérone, régnait encore triomphante à Paris.

Madame Guy Romain décida que sa toilette serait une robe en satin de deux tons harmonieusement fondus, blanc sur blanc, l’un jauni, l’autre clair. Le corsage, la jupe furent ornés de biais en draperies sur lesquels coururent des branches de mimosas naturels. Autour du cou et des bras de la femme s’enroulaient de fines perles d’or, comme en portent les femmes de la grande Grèce.

Quand Hélène reçut ses invités dans ce boudoir, dont les murs étaient recouverts de fleurs semblables aux fleurs de sa robe, elle fit une impression extraordinaire. On eût dit que, détachée par magie de la tenture, elle allait y rentrer après une courte apparition.

L’attrait de cette fête, son intérêt de curiosité pour les femmes surtout, c’était le retour de Guy Romain. On avait tant causé du mariage d’Hélène, de son abandon, de sa maladie, que tout le monde savait son histoire aussi bien qu’elle. On n’ignorait rien, pas même le billet du mari qui croyait sa femme encore laide, et s’attendait à une mystification le soir de son arrivée.

Des discussions interminables, jusqu’à des paris engagèrent chaque invité d’Hélène dans une opinion si passionnée que pas un ne manquait à onze heures le 15 décembre dans les salons de madame Guy Romain. On prit place, on se mit en file dès la porte de l’antichambre, pour voir passer le mari. Les uns rêvaient une ovation, les autres proposaient de feindre des résistances à son entrée. Plusieurs parlèrent de s’emparer de sa personne et de l’amener aux genoux de sa femme.

Hélène rit de tous ces projets et y applaudit, ne se prononçant pour aucun, laissant à ses amis la liberté d’opprimer celui que tous avec sa femme nommaient l’époux infidèle.

Mais Romain veillait. Il parvint à déjouer les machinations des jaloux.

Hélène, vers minuit, se sentit moins calme. Une angoisse d’abord assez vague, puis tout à coup les battements précipités de son cœur, l’agitèrent singulièrement. À mesure que le moment solennel approchait, la jeune femme était plus inquiète, plus troublée.

Voilà ce qu’elle n’avait pas prévu : l’émotion de la présence ! Guy ne lui était certes point indifférent, puisqu’elle se croyait des griefs contre lui, mais ces griefs, si elle supposait qu’elle dût les oublier un jour, c’était lentement, après bien des épreuves et non en une minute, à la seule vue de son ami d’enfance.

Surprise de sa faiblesse, irritée contre celui qui la provoquait, la jeune femme, dès qu’on signala son mari, s’enfuit à travers les salons jusqu’au fond de la galerie, sous le portrait de l’Italienne rose, comptant retrouver là sa vaillance. Un peu rassurée par la distance qui la séparait encore de Guy, et par le voisinage de la marquise, Hélène s’efforça de réveiller son orgueil. Elle parvint à se persuader que le trouble de son mari en la voyant serait plus insurmontable que le sien. La jeune femme se promit d’attendre Guy Romain auprès de la Véronèse. Son père, qui l’avait suivie et qu’elle interrogea, ne fut point d’avis qu’elle demeurât immobile sous le portrait. Il lui conseilla de faire quelques pas au-devant du coupable, ajoutant qu’ainsi le fils d’un grand peintre pourrait admirer de loin, non-seulement la beauté mais la démarche olympienne de la fille d’un sculpteur.

Des bravos éclatèrent de proche en proche, comme des cris de garde, et avertirent Hélène de la marche de l’époux.

Le jeune homme, s’imaginant toujours qu’on allait le soumettre à quelque épreuve, et refusant de croire à la nouvelle métamorphose d’Hélène, d’abord belle, puis laide, puis belle de nouveau, se présenta gaiement à ses amis.

Cependant, comme il traversait les premiers groupes des invités, plusieurs jolies femmes lui souhaitant la bienvenue l’accueillirent d’un air si apitoyé qu’un premier doute lui traversa l’esprit, et que tout pâle il s’écria :

— Si c’était vrai, si Hélène était redevenue belle, prenez garde, mon émotion serait, trop brusque, trop forte je ne suis pas assez préparé…

— Mais c’est vrai, je te dis que c’est vrai ! s’écria Romain qu’on éloignait de son fils.

Le jeune homme, prisonnier au milieu de ses camarades, fut pour ainsi dire transporté de la serre dans le salon rouge. On le mit en face de la statue de Martial.

— La voilà ! cria-t-on de toutes parts.

— Très-bien, répliqua Guy en riant ; j’ai cette fois le mot de l’énigme.

Il s’approcha moqueur de l’Hélène Dioscure, lui baisa la main.

— Elle est très-belle ! dit-il. Je l’épouse en secondes noces ! Et ce ne sera pas le premier bloc de marbre qu’un homme possédera, n’est-ce pas, mes amis ? Cette Hélène est-elle quelque Vénus d’Isles ? M’oblige-t-on à lui mettre au doigt un anneau nuptial ? Je suis prêt, si c’est là l’épreuve que je dois subir.

— Il ne soupçonne rien ! s’écrièrent des voix dans la foule. Va-t-il être assez puni tout à l’heure ? Vite, vite, qu’on lui montre la belle des belles.

On pressa le jeune homme d’avancer vers la galerie où Hélène s’était réfugiée. Mais sa marche, ralentie par les curieux, devenait difficile. Romain, à force de ruses, parvint à se rapprocher de son fils et lui prit le bras.

— Est-ce que cette comédie t’amuse, père ? demanda Guy, secrètement troublé.

— Une comédie ! répéta Romain tout tremblant. Hélène est plus séduisante, plus admirable que la plus jolie d’entre celles qui nous entourent. Cependant combien de beaux yeux moqueurs te narguent ! Je t’en supplie, mon enfant, ne va point commettre d’imprudence. Hélène est aujourd’hui plus orgueilleuse encore que belle. Le bonheur de notre vie, le tien, surtout ! peut être fixé ou détruit par tes premières paroles à ta femme. Observe-toi, et tais-toi si tu te sens trop bouleversé.

— Mon père, jurez-moi qu’Hélène est belle, très-belle. Hâtez-vous de me répondre. Il me faut au moins une seconde pour réfléchir à ce que je vais éprouver, balbutia Guy.

— Sur mon honneur, je te le jure ! dit le vieillard.

Guy ferma les yeux. Il chercha dans un lointain vague le souvenir du beau visage de son amie d’enfance. Un attendrissement inexprimable saisit le jeune homme. Il eut peur de défaillir.

— Regardez, c’est elle ! cria la foule des invités d’une seule voix.

— Regarde, mon fils ! dit Romain.

Hélène se détachait seule au milieu d’une haie pareille à celle qui s’était ouverte sur le passage de Guy à son entrée dans l’hôtel. On le mit en face de sa femme comme en face de la statue de Martial. Elle marchait, il s’arrêta.

— Arrête, Hélène, s’écria le jeune homme, arrête, si c’est toi. Je deviens fou ! Oui je te retrouve, ma première tendresse, mais grandie, ressuscitée, embellie. Recule ! Ce que je ressens m’épouyante par sa violence. Vous me faites une joie affreuse, vous êtes tous sans pitié. Vous auriez dû me prévenir autrement de ce miracle !

— On te l’a écrit, on te l’affirmait, maintenant on te le prouve ! dit Hélène de sa voix vibrante.

— On me le prouve ! répéta Guy, ne sachant ce qu’il répétait.

Mais il tressaille comme un homme pris subitement des frissons de la fièvre. Son regard, un peu égaré, devient fixe tout à coup. Il tire brusquement de sa poche un petit poignard corse, dont il jette la gaine à terre. Il croise Hélène, qu’il parait repousser, si bien que les invités jettent un cri d’alarme.

Guy s’est élancé vers le portrait de la marquise. Romain, Martial, Hélène, stupéfaits, le suivent des yeux et se demandent avec anxiété ce qu’il va dire ou faire. Le jeune homme bondit jusqu’à la toile. Il perce de cent coups de stylet la femme rose et tire avec une telle violence sur la corde que soutient le tableau, que le cadre éclate, et que la toile, lacérée, tombe en morceaux informes à ses pieds.

Hélène jette un cri de joie triomphante, qui se perd au milieu des applaudissements de l’assistance.

Après cette exécution capitale, Guy, animé, audacieux, conquérant, s’approche de sa femme et lui parle bas à l’oreille.

— Tu es belle entre toutes, murmure-t-il d’une voix passionnée.

Il la contemple d’un œil hardi, déjà vainqueur.

— Pourquoi m’être apparue dans cette foule ? ajoute le mari. Si tout ce monde disparaissait, je serais à tes pieds.

— À mes pieds, Guy ? tu ne l’oserais.

— Hélène, je l’oserais pour te dire que je retrouve en toi ma première passion, douce autrefois et qui peut être aujourd’hui même la plus ardente. Le veux-tu ?

Elle tressaille et garde un silence dédaigneux.

Romain, voyant qu’un cercle de curieux se formait autour d’Hélène et de son fils, courut à l’orchestre et fit jouer une valse.

— Valsons, Hélène, demanda Guy. Viens sur mon cœur, viens dans mes bras !

Et, avant que la jeune femme fût remise de l’appréhension que lui causait cet emportement de son mari, celui-ci l’entraîna au milieu des danseurs éperdue, chancelante.

Hélène depuis peu avait appris à valser, mais elle n’avait valsé encore qu’avec un vieux maître à danser. Toutes les terreurs d’une femme qui, malgré ses vingt-cinq ans, n’a jamais senti un bras amoureux l’enlacer, Hélène les ressentit dans leur angoisse virginale. Entraînée, étourdie, emportée dans le tourbillon d’une course folle, pressée contre la poitrine de Guy, brûlée par son souffle, elle se défendit, se révolta, tandis qu’il s’abandonnait enivré.

— Laisse-moi ! dit-elle enfin d’un ton impérieux à son cavalier.

Il s’arrêta.

— Ô mon enfance, ô ma jeunesse, ô mes premiers plaisirs d’amour, ô mon idéal de beauté, je vous retrouve et je vous bénis ! murmura le séducteur, séduit encore une fois. Hélène, ne m’as-tu donc jamais aimé, toi ? N’es-tu pas redevenue belle, pour me reconquérir ? ajouta-t-il. Conviens qu’il te plaît de me plaire.

— Si je t’avais aimé, camarade, répondit-elle moqueuse, lorsque tu étais pour moi un raisin trop vert, j’aurais perdu le goût de cet amour depuis qu’ayant trop mûri au soleil italien tu m’as paru dévoré par les guêpes et gâté !

— La corruption est une maladie comme la laideur, Hélène. Une fièvre purifiante peut en triompher tout à coup, la guérir ; et cette fièvre, je la sens, je l’ai, elle gonfle mes artères, les fait palpiter.

— Chut ! chut ! répondit-elle. J’ai bien senti à tes étreintes que tu n’es pas blasé sur la passion ; mais que veux-tu que je fasse de cette frénésie, moi qui ne suis pas même initiée aux paroles de tendresse des amants ? Je n’éprouve que des répulsions violentes pour l’amour que tu songes à m’offrir dès ce soir peut-être, si j’accepte chez moi ton retour en mari ! Lorsque j’aimerai, Guy, je chercherai avec lenteur l’émotion dans un cœur amoureux. Je suivrai, degré par degré, l’éclosion de ce que j’aurai fait naître et de ce qui pareillement naîtra en moi. Je ne veux pas des leçons cent fois professées, qui éblouiraient mon ignorance, me donneraient un maître là où je n’entends être ni une élève, ni une esclave, ni une épouse.

— Que seras-tu, la reine ?

— Non, une amante.

— Eh bien, soit, si je suis l’amant.

— Toi ! tu es le mari !

— Hélène ! s’écria-t-il douloureusement. Crois-tu donc avoir à te venger de moi ? Est-ce une torture, ou une épreuve, que tu m’infliges ? Veux-tu me voir faire la figure d’un sot ou d’un fou ? Tu es femme, tu es belle, sois courageuse ; ose dire ce que tu penses, ce que tu désires.

— Je désire un amour qui n’ait été ni cent fois donné, ni cent fois repris. Je refuse donc le tien comme trop misérable parce qu’il a sans cesse été joué, regagné, engagé, racheté, diminué, abaissé, au point d’avoir perdu en ses cours variables toute valeur.

Guy, hors de lui, s’éloigna brusquement d’Hélène. Son père, voyant qu’il traversait la foule comme un homme ahuri, le précéda et lui ouvrit les rangs curieux des invités.

Le fils de Romain, plein de colère, ne se redisait qu’un mot : Je suis le mari ! La chose, pour en être surprenante, n’en était pas moins réelle. Peut-être Guy, exaspéré, prenait-il son exaspération pour de la souffrance ? Le roué essaya de se maîtriser, il alla jusqu’à faire un effort de scepticisme pour rire de l’aventure. La situation avait sa bouffonnerie. Mais le côté plaisant se voila bien vite aux yeux du mari éconduit. Son expérience lui fournit un avertissement sincère. Il se dit que le premier adorateur venu, comme il l’eût habilement fait lui-même dans une circonstance analogue, pouvait exploiter l’orgueil d’Hélène, abuser de la naïveté de son cœur, et lui prendre sa femme à lui, Guy Romain, tout comme à un autre ! Ainsi, l’on verrait, non sans beaucoup rire, le plus merveilleux des hommes à bonnes fortunes devenir un vulgaire mari trompé !

N’appartenait-il point d’ailleurs par sa conduite passée à cette tribu des séducteurs contre lesquels le monde autorise les représailles ? Il se dit qu’Hélène certainement l’avait aimé lorsqu’elle était laide, pour le traiter comme elle venait de le faire, en ennemi ! Et il eut peur.

Les femmes, auxquelles on s’est fort peu soucié jusqu’ici de donner la notion élevée de leur droit strict, cherchent, aussitôt qu’elles en ont le prétexte, des revanches capricieuses, sans mesure, sans appel, sans justice.

Guy les connaissait bien, et il se vit tout à coup avec désespoir dans le personnage du mari d’une jolie femme adulée, entourée, convoitée. Il revint sur ses pas machinalement et suivit un instant du regard Hélène au milieu de ses admirateurs. Elle lui parut avide de galanterie, et il pensa qu’une beauté si subite était plus qu’une autre infatuée, par conséquent faible.

Une tristesse profonde s’empara de Guy. Aimait-il déjà ? N’avait-il aimé les autres femmes que parce que la sienne lui avait manqué ? Et maintenant qu’il la retrouvait, son amour se réveillait-t-il d’un long sommeil, reléguant ses aventures dans la brume confuse des mauvais songes ? Bientôt en son esprit tout ce qui n’était pas Hélène se mêla, se confondit, perdit ses contours distincts, son ordre de souvenir. Tandis que mille et trois figures réelles chassées, balayées par un grand souffle, s’effaçaient pour disparaître, les premiers rêves du jeune homme reprirent corps, et de bien loin reparurent avec la forme, avec le visage d’Hélène.

La crainte, la jalousie, le doute de soi, une douleur impatiente de consolations, assiégèrent Guy, le surprirent, culbutèrent sa confiance, et réduisirent à néant les ressources d’une stratégie ordinairement sûre d’elle-même. Vis-à-vis des femmes l’expérience d’un coureur d’aventures est bien rarement en défaut. S’il a de la grâce, de l’esprit, du charme, l’habitude aisée ou insolente de vaincre, il devient irrésistible. Même prévenues qu’elles seront sacrifiées, les victimes se disent : pourquoi pas ? Qu’un jour cependant le plus roué des hommes rencontre, non une femme, mais la femme, le sphinx, ce profond mystère impénétré comme la nature même, cet être doué de toutes les énergies qui palpitent sous l’impulsion directe des germes et des sèves, il frémit et résiste en vain au joug d’une puissance que le scepticisme ne peut nier parce qu’elle s’affirme dans la sensation. Il y a de par le monde plus d’une de ces créatures étranges parce qu’elles sont inexpliquées, pétries de réel et d’inconnu, douées de toutes les intuitions divinatrices de l’idéal, héroïques, orgueilleuses, cruelles, que l’amour divinise, que les destins ont faites variables pour fixer. Si don Juan lui-même passe auprès de l’une de celles-là, il essaiera en vain d’échapper à la magie ; c’est lui qui aimera même avant d’être aimé.

Hélène sans doute était une de ces femmes qu’on appelle la femme, car Guy se fût damné pour la séduire en une heure, et pour renouer à l’instant ses amours les plus anciennes à son amour nouveau. Hélène le rappelait si bien à la jeunesse qu’il en retrouva les emportements et les enfantillages. Il tint à peu de chose qu’il n’allât se jeter publiquement à ses pieds pour confesser sa défaite, et qu’il ne criât bien haut : « Cette femme que je viens d’aimer, tout de suite, je m’engagerais pour la première fois de ma vie, à l’aimer toujours ! »

— Mon fils, lui dit Romain à l’oreille, le spectacle de ton anxiété est un plaisir pour tes rivaux. Retournons chez moi.

— N’ai-je donc plus ici l’appartement qu’à mon départ Hélène m’avait préparé ? demanda-t-il. Je veux aller chercher là les preuves du dédain de ma femme ou l’espoir de sa coquetterie.

Ils montèrent. Le dédain était visible. L’appartement fermé, négligé, prouva au mari qu’il n’était point attendu et qu’il ne serait pas retenu.

— Il faudra me chasser alors, car je m’installe ! dit-il à son père, et c’est ici que je demeure !

Il sonna malgré les supplications de Romain, et, ordonnant, qu’on ouvrit les fenêtres, il envoya chercher la nourrice.

— Joséphine, lui dit-il, je suis descendu chez mon père ce soir pour me conformer aux exigences de la fête, mais j’entends, à l’heure qu’il est, me donner le plaisir d’habiter chez moi, auprès d’Hélène. Faites préparer ma chambre, ce salon, cet atelier. Qu’on aille chercher mes malles chez mon père, car je ne quitterai plus cette maison.

La nourrice hésitait.

— Joséphine, ajouta Guy, vous savez bien, vous qui l’adorez, qu’elle ne peut maintenant, belle comme la voilà, être heureuse avec un autre qu’avec moi ?

— Sans doute, Guy, mais il faut l’aimer. Le pouvez-vous ?

— Nourrice, répliqua-t-il la tutoyant comme il la tutoyait enfant, je l’aime, ainsi que je l’aimais lorsque je te rabâchais à toi mes déclarations pour elle, et que je te suppliais de lui apprendre à dire que j’étais son frère et que je deviendrais son mari. Te souviens-tu, comprends-tu ?

— Si je me souviens, si j’ai compris ! De puis dix-huit longues années je n’ai attendu que ce mot-là !

— Et alors ?

— Je suis avec vous contre elle, pour elle, mon maître ; descendez, je vais vous faire installer chez nous, chez vous !

Il embrassa la bonne nourrice, qui l’avait élevé, lui aussi, et les mains dans les mains, les yeux dans les yeux, ils se jurèrent alliance.

Romain, abasourdi, s’écria dès que Joséphine fut sortie :

— L’aimerais-tu, vraiment, déjà pour de bon, si tôt ?

— Je l’aime — encore ! répondit le jeune homme. J’ai quatorze ans, là, en moi, je les recommence, je les ressaisis, je les revis ! Le reste n’est que mensonge et chimère.

— Hélas ! Guy, je crains qu’il ne soit trop tard pour ton bonheur. Après avoir tant vu souffrir Hélène par toi, vais-je donc te voir souffrir par elle ? La jolie femme ne t’épargnera aucune des amertumes dont tu as abreuvé la laide.

— Comment, moi, ai-je fait souffrir mon unique amie, la seule femme que j’ai estimée, honorée, chérie ?

— Oh ! c’est bien simple, et te voilà fait pour comprendre d’un mot. Elle t’a passionnément aimé d’amour jusqu’à cette fièvre qui lui a rendu la beauté.

— Elle, Hélène, mon camarade, m’a aimé d’amour. Oui, je l’ai compris tout à l’heure, la laide osait…

— Tu oses bien te permettre, toi le libertin, de…

— Taisez-vous, mon père, ne me prouvez pas que je suis indigne !

— Devines-tu, Guy, recommença Romain, sa torture lorsqu’elle subissait tes odieuses confidences, lorsque tu lui proposais cet humiliant mariage ?

— Pauvre Hélène ! me pardonnera-t-elle jamais ?

— Je n’en sais rien ! Elle est si belle, si encensée ! Et puis, l’idée de rendre blessure pour blessure l’enchante, car elle a des férocités de son père. Elle se flatte de te faire éprouver sa souffrance. Heureusement tu es beau, toi !

— Elle me trouve laid, moralement. Elle me l’a dit. Je suis trop mûri, je suis gâté !

— C’est vrai, répliqua le vieux peintre avec violence, et je me fais pitié de m’attendrir sur toi. Tu seras puni, car tu mérites de l’être. À chacun son tour de subir le malheur, le chagrin, l’abandon !

Guy n’avait jamais vu son père que suppliant. Il s’émut de son irritation.

— Avez-vous donc tant blâmé ma conduite ? demanda-t-il.

— Blâmé ! Qu’est-ce que le blâme ? Un raisonnement dont un raisonnement triomphe. Blâmé n’exprime rien de ce que j’ai enduré de soucis, d’amertumes, de désespoir. J’ai pleuré plus d’une fois ! Ni mon art, ni la gloire ne me consolaient, comme il t’a plu de le croire, ajouta le père. J’ai, avant tout autre amour, celui de la paternité ; j’ai la passion de la présence réelle de mon fils. Je veux serrer dans mes bras celui qui a ma tendresse, qui seul peut l’échauffer en moi, et me fournir la douce occasion de la répandre. Je veux regarder de mes yeux celui qui vit de mes jours disparus, celui qui transforme ma vieillesse en jeunesse, mon épuisement en force ; il faut, pour que je comprenne, et pour que j’accepte le va-et-vient des choses, tandis que mes facultés décroissent, que je voie les tiennes s’accroître. À mon amour paternel, austère, j’ai sacrifié des jouissances faciles encore. J’ai dédaigné mes dernières flammes pour concentrer mon ardeur, mes espérances en toi, mon fils, esprit de mon esprit, chair de ma chair.

J’ai vu germer, pousser, grandir le surplus de moi-même ; je l’ai enrichi de ma richesse. Mais voilà que tout à coup je suis resté appauvri, tandis que mon fils me fuyait pour aller dépenser, gâcher, sans profit pour lui, ma fortune et la sienne ! N’est-il pas légitime que je déclare aujourd’hui son infortune méritée ?

— Mon père, si vous vous étiez plaint ? répliqua Guy, désolé. Je vous adorais, je vous adore…

— Tais-toi, s’écria Romain avec colère, et que se taisent avec toi, s’il se peut, les enfants égoïstes, avides de leurs uniques jouissances. Vous croyez tout rendre à qui vous a tout donné, parce que les meilleurs d’entre vous se sentent prêts, en cas de malheur, à quelque grand dévouement, à quelque acte solennel, public, de soi-disant amour filial. Mais, vous le savez bien, la paternité a rarement besoin de vos sacrifices ; ce qu’elle réclame c’est la douceur des soins constants ; ce n’est point le miracle, c’est la perpétuelle bienfaisance. Nous le savons tous un jour, lorsque de fils nous devenons pères, nous ne voulons de nos enfants qu’une récompense : la tendresse. Sais-tu ce que c’est que la tendresse, toi qui viens de passer plus de quatre mois sans m’écrire ?

— Mon père, balbutia Guy.

— Tu oses te défendre ! Vas-tu me dire que, si j’étais mort, tu serais venu m’enterrer ?

Le fils de Romain se tut, mais ses regards brillants et humides dévoraient le visage de son père. Il buvait cette passion qui débordait du cœur du vieux peintre. Joyeux d’inspirer un tel sentiment, les deux mains tendues, les lèvres frémissantes, prêt à ces embrassements dont Romain se plaignait d’avoir été sevré, Guy laissa glisser de ses yeux deux grosses larmes qui tombèrent lourdement sur sa poitrine.

Romain, transporté de joie par l’expression du visage de son fils, s’écria :

— Guy, si tu savais ce que c’est que d’être père !

— Je l’ignorais jusqu’aujourd’hui, murmura le jeune homme. Mon cœur s’ouvre. Je ne soupçonnais pas que les dons généreux de la tendresse paternelle et de l’amitié qui me semblaient si faciles, eussent besoin de tant d’échanges et de tant de retour.

— J’ai cru parfois, dit Romain, que tu négligeais ma paternité pour la tienne, et que là-bas, en Italie, un enfant…

— Non, non, répliqua vivement le jeune homme. J’ai cherché tous mes plaisirs hors de la famille. Maintenant je désire être votre fils, je désire être père, être mari, puisque j’aime ma femme.

— Ah ! mon enfant, je te répéterai ce que te disait tout à l’heure la nourrice d’Hélène : J’étais avec elle contre toi, je suis désormais avec toi pour elle !

Et Romain serra longuement son bien-aimé Guy dans ses bras.

— Remettons-nous, père, soyons calmes, reprit le jeune homme. Il nous faut du sang-froid. Voyons ! aidez-moi à m’apaiser. Seul, je ne le puis. Ah ! j’ai beau faire, mon esprit n’est déjà plus libre. Réfléchissons bien. J’ai commis tout à l’heure une faute de passion vis-à-vis d’Hélène, je ne veux pas commettre, pour l’aggraver, une faute d’attendrissement. Retournons là-bas, près d’elle, au milieu de ses amis, dont quelques-uns sont encore les miens, ajouta le jeune homme avec amertume. Je vais jouer cette éternelle comédie de l’indifférence, qui réussit toujours avec ceux qui nous conservent un peu d’affection. Je saurai si les duretés de ma femme sont ou une antipathie définitive ou une simple punition.

— Emploie toutes tes ruses de roué, dit le père. Qu’elles te servent une fois à faire bien, pour que ton père les approuve.

— Est-il donc plus difficile de conquérir sa femme que de séduire celle des autres ? demanda Guy souriant.

— Peut-être, et ce n’est point moral ! ajouta Romain, qui lui aussi reprenait sa gaîté.

Guy marcha quelque temps de long en large dans son appartement. Bientôt, maître de lui, il quitta son père et descendit au milieu des invités d’Hélène, qui déjà triomphaient de son absence et l’interprétaient comme une déroute.

Il chercha, parmi les femmes, l’une des plus jolies, la choisit brune parce qu’Hélène était blonde, puis l’invitant pour une valse, il la fit élégamment tournoyer, en beau danseur qu’il était. Ses amis et ses rivaux admirèrent à l’envi sa bonne grâce, les uns enchantés qu’il n’eût point la figure d’un sot dans le rôle qu’on lui infligeait, les autres ravis de le voir s’occuper d’une autre femme que de la sienne, et supposant, que, belle, il l’aimerait en camarade, en frère, comme il l’avait aimée laide.

Guy, au contraire, ouvrait son cœur tout grand à son vieil, à son nouvel amour. Les flots impétueux de sa passion, dans les tourbillonnements de la valse, retrouvèrent leur véritable issue et rentrèrent dans les rives qu’ils avaient fuies d’abord, et qu’ils avaient crues comblées depuis. Après les orages de sa jeunesse et la fatigue des débordements torrentiels, le bonheur apparut à Guy sous l’image d’un ruisseau qui coule paisible et pur en un lit profond.

La valse achevée il ne remercia point la belle valseuse et la promena dans le salon pour que sa galanterie fût remarquée par Hélène.

Celle-ci, que la disparition de Guy avait étonnée, puis irritée, puis blessée, aperçut son mari causant et riant avec la plus belle de ses invitées. Il lui rendait, ostensiblement, indifférence pour indifférence, dédain pour dédain ; n’était-il pas libre ? Puisqu’elle avait repoussé le premier élan d’une tendresse renaissante, puis qu’elle avait douté du réveil de son premier amour, le séducteur incorrigible recommençait sous ses yeux la série de ses bonnes fortunes.

Elle entrevit avec terreur la possibilité de connaître, de recevoir quelque nouvelle maîtresse de son mari. Croyant le haïr pour le mal qu’inconsciemment il lui avait fait, la jeune femme sentit qu’elle pourrait le haïr davantage pour des torts nouveaux. Sa jalousie lui dévoila subitement la dignité de son titre d’épouse.

Parce qu’elle était devenue jolie, son mari n’était pas devenu laid. Parce qu’il lui plaisait d’être coquette, il ne cessait pas pour cela, lui, d’être galant. Éconduit par sa femme, l’irrésistible Guy Romain chercherait et trouverait encore des consolations. Et de quel droit Hélène lui défendrait-elle d’aimer une autre femme, si elle ne consentait point à croire à sa conversion ? La fille de Martial découvrit avec terreur que la jalousie peut mordre même au cœur de la plus courtisée. Une sourde colère la fit rougir et pâlir, lorsque Guy, feignant des préoccupations d’homme charmé, passa auprès d’elle et lui sourit avec distraction.

Un coup d’œil suffit à l’amoureux pour observer Hélène, et l’émotion la plus délicieuse remua son cœur lorsqu’il vit le regard de sa femme s’arrêter sur lui avec colère, puis avec tristesse.

Impatient, Guy ramena sa valseuse à sa place et courut auprès de sa belle amie d’enfance. Il la rejoignit au milieu d’un groupe d’admirateurs qui louaient ses yeux étincelants et l’éclat de son beau visage.

— Hélène, demanda timidement le mari, veux-tu m’accorder la dernière valse du bal, puisque tu m’as parcimonieusement rogné la première ?

Elle sortit du cercle, lui prit le bras, et, se penchant à son oreille, elle allait lui répondre. Il tressaillit au contact de la jolie bouche qui effleurait son visage. La jeune femme eut à son tour un frisson magnétique, et boudeuse, troublée, elle dit avec ennui :

— Je déteste l’impression que je ressens près de toi. Je refuse de valser ta valse.

— Tant pis.

— Tu valseras avec une autre ?

— Si tu l’exiges.

— Pourquoi l’exigerais-je ?

— Parce qu’il te plaît, ce me semble, de me voir la figure d’un mari amoureux… de quelque amante nouvelle.

— Ainsi, c’est pour me plaire que tu faisais tout à l’heure cette cour publique à ma plus jolie invitée ?

— Oui.

— Menteur !

— Veux-tu que je te le prouve ?

— De quelle manière ?

— En te faisant cette même cour.

— Non. Valse ailleurs !

— Et toi ?

— Moi, je veux savoir si c’est la valse, ou si c’est le valseur qui m’émeut, et je vais m’en convaincre à l’instant.

Comme elle s’éloignait :

— Hélène, lui dit son mari avec violence, je te le défends ! et, se reprenant il ajouta : je te supplie, moi présent, de ne pas m’imposer cette souffrance. Adieu !

— Mais enfin, Guy, répliqua-t-elle, tu ne peux m’aimer déjà ?

— Si, je t’aime déjà ! c’est la première fois que j’aime ainsi. Mais j’ai dit mieux à mon père et à Joséphine tout à l’heure.

— Quoi donc ?

— Je t’aime, encore ! après vingt ans !

— Tu leur as confessé cela, tu te crois sincère ?

— Oui, car il y a deux heures à chaque tour de cette valse qui m’a enivré et que je redemande, il m’a semblé que je déroulais un à un les fils multiples dont mes propres caprices m’avaient enveloppé. Tout ce qui me liait à mon existence d’aventure, au hasard, à la fantaisie,

à l’inconnu, s’est brisé, et je me suis senti libre et digne soudainement de nouer mon bras au tour de ta taille, de mourir ou de m’attacher.

— Guy, dit-elle, ne me regarde pas ainsi avec ce beau regard que voilà. Ma vieille affection fraternelle se réveille, ma vieille tendresse se réchauffe, et tu vas me croire séduite.

— Hélène, moi, je ne suis pas séduit, je suis ensorcelé. Malgré ma résolution de ne pas avouer cet amour subit et renaissant écoute : Je t’aime comme je n’ai jamais aimé, si ce n’est toi, dans le passé.

— Tu me diras tout cela plus tard, lentement, et peut-être… Mais prends garde pour toi-même de me confondre avec tes autres bonnes fortunes.

— Je ne puis cependant te faire la cour comme à ma femme, puisque tu ne le permets pas, répliqua-t-il.

— Guy, comment le permettrais-je ? Le jour où j’acceptai ta main, tu me dis : en amour, je n’épouserai jamais !

— Je l’ai dit plus d’une fois, à plus d’une, et le destin, pour se railler de ma présomption, pour humilier ma fatuité, pour dompter mon orgueil, me jette, amoureux, aux pieds de celle que j’ai épousée.

— Celle-là, mon ami, te relève et te rappelle à tes principes, répondit Hélène avec une solennité railleuse. Elle accomplit son devoir et tient ses serments. Que ta fierté fasse le reste.

— Ma fierté ! Je m’en moque !

Tous deux riaient. Le débat leur plut. Ils s’éloignèrent des groupes de danseurs et s’assirent dans l’un des coins les plus isolés de la serre.

— Hélène, je t’en conjure, laisse-moi te faire ma déclaration ce soir même, dit le jeune homme, en prenant la main de son amie. Demain, les meilleurs de mes arguments te paraîtront cherchés pour les besoins de ma cause. Laisse-moi te dire que tu es pour moi la plus belle d’entre toutes les belles, parce que tu es la beauté sans cesse poursuivie et sans cesse adorée des premiers rêves de ma jeunesse.

Hélène retira sa main doucement des mains de son mari. Son cœur battait. Elle écouta sa propre émotion plus que les paroles de Guy.

— Lorsque je t’ai écrit ma dernière lettre, Hélène, continua-t-il, sais-tu que j’étais tout prêt de t’aimer, telle que je t’avais laissée ?

— Laide, très-laide ?

— Oui.

— Sais-tu, toi, que je t’ai aimé dix ans, malgré ma laideur ?

— Tandis qu’aujourd’hui ?

— Aujourd’hui je suis belle, et je déteste tes aventures, dont il me semble que je dois me venger. Je les haïrais d’ailleurs même en t’aimant, puisqu’elles m’empêchent d’attendre de toi un amour que tu ne peux plus ressentir.

— Chère Hélène, regarde dans mes yeux, jusqu’au fond de ce cœur que tu connais bien, et vois, ô mon juge idolâtré, si ma confession est loyale. J’ai été désœuvré, curieux, passionné. J’ai aimé, soit pour distraire les longs jours ennuyeux de ma jeunesse, soit par vanité, soit par imagination. À Vérone, je me suis cru pour la première fois complètement amoureux avec mes sens et avec ma tête. Mes désillusions n’en ont été que plus cruelles, tu l’as compris, tu le sais. Je n’ai aimé que toi avec mon cœur. Ta beauté, ton esprit, mon amitié me font éprouver ce triple amour, toujours scindé, dont j’ai sans cesse désiré les douceurs, les attraits et les feux.

Hélène, le front courbé, les yeux à terre, la poitrine soulevée par une agitation qu’elle ne parvenait plus à maîtriser, laissa Guy se pencher vers elle, et poser l’une de ses mains brûlantes sur son épaule nue.

— Entends-moi, je t’aime et je n’ai aimé que toi à travers mes aventures, Hélène, mon Hélène, murmura-t-il en effleurant de ses lèvres le cou de la jeune femme.

— Cela est vrai, peut-être, répondit-elle, mais moi je veux la constance et la durée.

— Je t’offre mon amour après m’être lié, répliqua Guy. N’est-ce pas accepter un engagement que j’ai toujours repoussé ?

— Si tu devais m’être infidèle comme à tes autres amours, ne t’engage pas, Guy, ajouta Hélène suppliante. Interroge-toi longuement ; n’affirme rien, si tu as un seul doute. Il me faut à moi, dans ce bonheur tardif, des certitudes. Je n’ai aimé, je n’aimerai que toi, mais seulement lorsque tu pourras, assuré de ta parole, me jurer de m’aimer toujours.

— Je n’ai encore donné qu’à toi la part d’amour qui contient la fidélité, puisque je n’ai aimé avec tendresse que toi, mon unique amie. Je n’ai eu qu’un sentiment durable depuis vingt-cinq ans : mon affection pour toi. À peine t’avais-je quittée lors de notre mariage qu’il me sembla vivre dans l’exil, loin de ton esprit. Enfin je te retrouve belle de la beauté dont la perte avait décidé du sort de mon cœur. Si j’ai dépouillé tout à coup mon infériorité morale, comme tu as dépouillé ton infériorité physique, qu’avons-nous à faire sinon de crier au miracle et de nous croire guéris ?

Il s’agenouilla, puis d’une voix tremblante :

— Hélène, dit le fils de Romain, je t’offre l’amour de ton mari, le seul qu’on puisse, vis-à-vis de soi et vis-à-vis des autres en même temps, jurer éternel !

La jeune femme se leva radieuse.

— Nos invités sont d’une discrétion presque indiscrète, et ne nous cherchent pas ! dit-elle, revenons parmi nos amis.

— Tu me quittes alors sans me répondre ? murmura Guy avec reproche.

— J’accepte ton amour et j’y crois, dit Hélène, si pâle et si émue que son mari fut obligé de la soutenir et de l’enlacer.

On valsait encore. Guy, pressant sa bien-aimée sur son cœur, l’emporta dans le salon rouge, et dansa autour de la statue d’Hélène Dioscure comme autour d’une divinité protectrice.

Martial et Romain, que les jeunes gens frôlèrent en valsant, crurent voir le marbre se pencher au milieu du feuillage et la mère bénir ses enfants.

— Ô ma belle passion, répétait Guy, laisse-moi t’adorer. Cher idéal, réalise-toi ! Hélène, mon amante, ne m’éloigne point, ne me chasse pas !

— Que veux-tu dire ? demanda-t-elle palpitante.

— Je veux ne plus te quitter, demeurer dès ce soir auprès de toi…

Comme elle résistait encore, il ajouta :

— Décide, j’obéirai. Je ne suis pas ton mari, je suis ton plus humble esclave.

— Et moi, balbutia Hélène avec abandon, je suis ta femme !



FIN