Calmann Lévy (p. 221-235).
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X


Madame Guy Romain, sur l’ordonnance de son vieux médecin, consentit à quitter Paris et à passer l’automne à la campagne. On lui conseillait le bord de la mer, elle choisit Bellevue et fit louer une maison à la lisière du bois, non loin de l’étang aux bouleaux.

Dès qu’on put transporter la convalescente, sa nourrice, ses domestiques les plus dévoués l’accompagnèrent à la villa des Acacias. Le médecin avait interdit à Martial et à Romain de suivre leur fille, et il leur refusa même toute permission d’aller la visiter.

« Il lui faut, dit-il aux deux pères, la vie végétative, sans causerie, sans lecture, sans lettres, sans occupation d’aucune espèce. N’ayez plus de craintes sur elle : les grandes maladies donnent l’appétit de l’existence. Mon ami, ajouta le vieillard en s’adressant à Romain, s’il arrive des nouvelles de votre fils, supprimez-les. »

Tout fut donc réglé par le tyrannique médecin pour trois grands mois dans l’existence d’Hélène. Il décida de l’heure des promenades, des repos, des siestes, et prescrivit jusqu’au moment où elle pourrait parler, mais non converser.

— Vous verrai-je, docteur, pour avoir au moins le droit de vous faire participer à l’ennui que vous m’imposez ? demanda Hélène à son vieil ami lorsqu’elle lui dit adieu à la porte de son hôtel.

— Non pas, vous me questionneriez sur votre père, sur votre beau-père, sur votre joli mari, sur vos samedis, sur le reste ! Or, vous ne devez, quoi qu’il vous en coûte, vous intéresser qu’à vous durant trois longs mois. À propos, je vous défends même de penser !

— Que me donnerez-vous, si je vous obéis ?

— La santé, Hélène, et, par conséquent… Ah ! je n’ose vous promettre ce que j’espère !

— Promettez, docteur, tiendra qui voudra !

— Si vous suivez mon ordonnance au point de vous incarner dans une créature indolente, paresseuse, stupide, endormie, si vous consentez à être trois mois une chrysalide, vous subirez la transformation que je vous souhaite, et, un beau matin, vous vous réveillerez papillon.

— Après avoir été chenille ! répliqua-t-elle eu riant. Je suivrai donc ces prescriptions magiques au moyen desquelles je gagnerai ma bonne aventure. La prédiction en vaut la peine. Je me soumettrai à toutes vos exigences, aveuglément, comme on se soumet à celles des augures.

Elle embrassa les trois vieillards qui dissimulaient mal leur chagrin de cette séparation, et partit pour Bellevue. Elle fit baisser le store de sa voiture, ferma les yeux pour ne pas être tentée de regarder son cher Paris et de lui adresser un adieu ému.

À son arrivée à la villa, la jeune femme donna l’ordre de voiler toutes les glaces. Elle voulut être certaine de ne pas se voir avant trois mois.

« Si ton espérance, nourrice, dit-elle à Joséphine, si la promesse du docteur se réalisent, je désire une joie imprévue, un bonheur sans réserve, un éblouissement, une transfiguration complète. Suppose que ma vilaine pâleur revienne, que mes cheveux repoussent ternes et jaunis, que mes yeux s’éteignent, toute ma laideur dût-elle disparaître après avoir reparu, je perdrais le courage de me soigner et d’aller jusqu’au bout de cette insupportable ordonnance. »

De ses fenêtres, de son jardin, Hélène, n’apercevait que des arbres, que le bois. Césaire, dans chacune de ses promenades en voiture ne la conduisait que sous les hautes futaies, dans les allées ombreuses, sur le sable doux, sur la mousse, lentement, et devait la ramener endormie.

Le cœur d’Hélène, dans cette intimité avec la solitude, trouva de puissants réconforts. Les hommes, formés par la société, se retrempent dans la fusion avec leurs semblables, puisent dans l’activité publique des vigueurs nouvelles. Les femmes, pétries plus directement par la nature, ne s’alimentent, ne se recréent que loin des foules, sous le ciel, sous les bois, en pleine campagne.

Hélène qui avait un soir deviné qu’on peut adorer les choses d’apparence inanimée, conçut cet amour dans toute sa plénitude, et en reçut plus d’une leçon pour mieux aimer les êtres. Ses sentiments perdirent peu à peu ce qu’ils avaient d’artificiel, se transformèrent et s’élargirent. Elle eut pour ainsi dire des émotions venues de premier choc, non par instruction, mais par intuition. Ses réflexions, n’étant plus enfermées dans un horizon étroit et convenu qui les faisait se heurter les unes contre les autres, n’eurent plus rien de douloureux. Au lieu de se croire une créature déshéritée dans un milieu où l’idéal unique est la beauté, elle se sentit dans le grand univers une créature privilégiée. Elle connut la gratitude pour le monde physique, et, en considérant tous les essais informes de la vie dans les bétes et dans les plantes, en voyant les difficultés de chaque existence, elle jouit des avantages dont notre espèce est comblée.

Elle s’émervellia sur les perfections et sur les beautés dont la nature dote la femme la plus laide. Sa gratitude envers ce qui est la rendit meilleure. Les premiers désirs de la bonté lui vinrent. L’idée du bienfait reçu lui inspira l’idée du bienfait à répandre. Elle essaya de nouer à d’autres êtres les liens qui l’attachaient au généreux univers. Une ardente passion de donner, de rendre, lui révéla les notions de la vraie charité.

La fille de Martial, l’amie de Romain n’avait encore songé à aider que le talent. Jamais la pensée ne lui était venue de soulager le malheur. Se croyant malheureuse entre toutes, elle ne reconnaissait point aux secours de la fortune le pouvoir d’adoucir une peine, de triompher d’une affliction. Quoiqu’elle fût riche, on ne s’adressait point à elle dans le besoin, parce qu’on la savait insensible aux souffrances de la pauvreté.

Mais ayant un jour interrogé sa nourrice sur ce qu’on peut faire avec de l’argent, Hélène apprit que quelques milliers de francs ont la magique influence de délivrer du soir au matin cent familles de la misère et de les doter d’un bonheur définitif.

La jeune femme, pénétrée tout à coup de l’amour d’autrui, n’eut plus qu’une passion : faire le bien.

Les actes spontanés sont parfois les fruits mûrs des plus lentes réflexions. Hélène, l’esprit éclairé par ses observations de chaque jour, s’était beaucoup dit que l’univers vit d’échanges. Elle espéra tout à coup que sa charité envers les malheureux provoquerait la charité de la nature envers son malheur à elle. Hélène, durant trois mois, fut donc en instance auprès des dieux et multiplia ses offrandes pour obtenir de leur générosité sa beauté perdue. Elle envoya le bonheur partout, ne se plaignant que de la rareté des occasions qui lui permettaient de l’envoyer à coup sûr. La jeune femme usa de sa finesse pour ne point se laisser tromper par les apparences de la misère. Elle s’enquit avec scrupule de la situation des pauvres gens qu’elle secourait, ne prêtant son assistance qu’à ceux qui devaient être assistés. Hélène Martial ne se donna point ainsi, comme le font la plupart des femmes riches, le prétexte de se laisser décourager de la bienfaisance, et ne devint pas sottement la dupe de ceux qui abusent de la charité.

Comme elle désirait obtenir la récompense de ses dons par ailleurs, elle détesta la reconnaissance qui diminue le mérite du bienfaiteur et quelquefois le dépasse. S’efforçant de rester inconnue, elle déployait toutes les ressources de son intelligence pour échapper aux remerciements de ses protégés.

Les derniers jours de novembre s’enfuirent avec rapidité. L’exil d’Hélène touchait à sa fin, le premier décembre ayant été fixé par le vieux docteur comme limite à sa retraite. L’automne avait été doux et chaud. Tandis qu’Hélène versait à pleines mains sa fortune chez les humbles, le soleil versait sur les plus modestes feuilles ses richesses de lumière, et les couvrait d’or. La veille de son départ, la jeune femme voulut visiter un à un les lieux que son médecin lui avait interdit de revoir avant son entière guérison. Elle se fit conduire sur le plateau, mais elle n’y retrouva nulle trace des paysages d’août. Les terres toutes nues, désertées, ne rappelaient la moisson que par des meules à la paille noirâtre et salie. Une troupe de corbeaux sombres et lourds remplaçait la nuée légère des hirondelles. Le cœur triste d’Hélène avait un jour trouvé le plateau en fête ; ses espérances le trouvaient en deuil. Elle crut ce contraste d’heureux augure, et se dirigea vers l’étang.

Or voici qu’à la place même où la pauvre laide, poursuivie par ses lugubres visions, avait résolu de mourir, de vivantes jeunes filles dansaient une ronde qu’elles chantaient. Pareilles à des nymphes arcadiennes, elles tournaient en cercle autour de l’une de leurs compagnes, et celle-ci, coiffée de branches de bouleau, tenait un roseau à la main. Hélène, qui d’ordinaire fuyait les jeunes filles, s’approcha de la ronde, curieuse et surprise de l’attrait nouveau qu’elle éprouvait. Elle sourit, on lui rendit son sourire. Le chant cessa, deux mains entrelacées se dénouèrent et la ronde s’ouvrit, pour se reformer aussitôt. Hélène fut tout à coup enfermée dans le cercle des jeunes filles et mise en présence de la nymphe coiffée de feuillage, qui chanta gaiement :

Le roseau, mesdemoiselles,
Je l’offris à la plus belle
Que voilà !

Le chœur des danseuses répéta le refrain modifié ainsi :

Ce roseau, mesdemoiselles,
On l’offrit à la plus belle
Qu’on rencontra !

Et, sur ce, Hélène, qui ne s’en défendit point, reçut deux gros baisers retentissants. La nymphe aux bouleaux parut prendre grand plaisir à les lui donner.

— Voulez-vous entrer en ronde avec nous, madame Guy Romain ? lui demanda l’embrasseuse.

— Vous savez donc mon nom, mademoiselle ?

— Oui, madame, je suis votre voisine la plus proche. Et je le répète à mes amies qui toutes connaissent notre histoire : mon père avait été la victime d’un vol, il ne pouvait faire ses paiements de fin de mois, on allait le mettre en faillite, le déshonorer ; il voulut mourir. Je vous écrivis, madame, vous l’avez sauvé, je vous adore ! Si vous étiez moins bonne que belle, vous seriez plus belle encore que bonne.

Hélène heureuse, enivrée, le cœur palpitant, à la fois confuse et ravie du premier succès de sa beauté, s’enfuit et courut à sa voiture ; mais elle fut gaiement poursuivie dans les bois par le refrain lancé des bords de l’étang aux bouleaux :

Le roseau, mesdemoiselles,
On l’offrit à la plus belle
Qu’on rencontra !

En arrivant au chalet, Hélène pria sa nourrice de faire découvrir toutes les glaces voilées jusque-là. Depuis trois mois la convalescente s’était efforcée d’oublier son visage malgré la tentation que les regards des autres lui donnaient de se regarder. Joséphine, Césaire, les domestiques comprimaient impatiemment les élans d’une joie qui croissait chaque jour, lorsque leurs yeux dévoraient les traits sans cesse embellissant de leur maîtresse chérie.

Hélène s’était vue devenir très-belle de corps. Sa peau fine, tendue par un embonpoint élégant, lui donnait une envie folle de s’admirer, et elle rêva plus d’une fois de la salle de bain dans la maison grecque où sa mère la baignait enfant. Lorsqu’elle contemplait ses bras nus, ses belles mains potelées, lorsque sa poitrine lui apparaissait avec des seins gonflés, lorsqu’elle marchait la taille souple et molle dans ses hanches arrondies, le souvenir des belles statues de son père ne la faisait plus pleurer de jalousie et de désespoir.

Ses cheveux, décolorés et plats autrefois, repoussaient en folles mèches avec des ondulations gracieuses. Ils étaient dorés et rougis au soleil d’automne comme les feuilles des bois. Mais sa figure, qu’était-elle ? qu’était sa beauté ? À qui ressemblait Hélène ? À elle-même enfant ? À sa mère ? Au moment de l’épreuve du miroir un peu de folie lui monta à la tête. D’ailleurs, lors qu’on ne se connaît plus, comment se reconnaître ? Est-ce soi, ce joli quelqu’un ? Hélène regardait, ne voyait pas. Chose étrange, l’image de Guy se dressa tout à coup dans cette glace et le souvenir des traits de l’absent se précisa mieux, fut pour ainsi dire plus réel dans l’esprit de la jeune femme que son propre visage réfléchi.

Pour conquérir Guy, ce coureur d’aventures, cet insatiable amoureux d’irréalisé, il faut être belle, véritablement belle, et ce n’est pas la fille de Martial, la belle-fille de Romain, une artiste elle-même, que des semblants ou un à peu près de beauté peuvent ou satisfaire ou illusionner.

Enfin elle ose s’examiner lentement, longuement ; soutenue par sa nourrice, elle est debout, en pleine lumière, auprès de la haute glace d’une armoire. Les derniers feux du jour inondent les vitres. Hélène rougit et respire à peine. Ses yeux ne quittent pas ses yeux, qui sont à la fois plus clairs et plus sombres, plus allongés et plus profonds. Son teint est admirable ; sa bouche aux lèvres éclatantes, ses gencives roses que son sourire dévoile encadrent des dents d’une blancheur d’ivoire. Le cou d’Hélène a comme celui de sa mère, et comme le cou d’Hélène Dioscure, la grâce du cygne. Ses cheveux courts frisent sur son front blanc et la coiffent d’une façon cavalière pleine de grâce.

« Oui, vous êtes belle, Hélène, dit la nourrice. »

— Je suis belle ! s’écrie la jeune femme de sa voix vibrante, qui paraît plus assurée, plus pénétrante, et dont la séduction est en accord plus parfait avec un merveilleux visage.

Hélène, folle de joie tout d’abord, s’émeut bientôt d’une émotion religieuse. Sa reconnaissance est si grande qu’elle en devient solennelle. La jeune femme rend grâce à Diane Artémis, bienfaisante et guérisseuse, murmure des louanges passionnées envers la généreuse nature, envers ce mystérieux divin, épars sur toutes choses, qui se fixe dans la beauté.