Lady Tattersall, mécomptes et tourmens d’un chaperon

Lady Tattersall, mécomptes et tourmens d’un chaperon
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 73 (p. 461-496).
LADY TATTERSALL
MÉCOMPTES ET TOURMENS D’UN CHAPERON
DRAME EN TROIS SAISONS[1].


I. — PREMIÈRE SAISON. — l’ÉLIGIBLE.

Je vous estime fort heureux, si vous avez rencontré souvent sur les arides sentiers de la vie mondaine une personne aussi obligeante, aussi bienveillante et aussi sympathique que la comtesse Helena M…, et pourtant, si vous ne vous êtes jamais un peu moqué d’elle, je vous estime plus réservé que les dix-neuf vingtièmes de vos congénères. Cela n’empêche pas la comtesse, — à mes yeux tout au moins, — d’être charmante : charmante malgré ses faiblesses, charmante à cause de ses faiblesses mêmes, car elles la classent en dehors de ces infaillibilités hautaines et méprisantes qui nous dominent, nous autres pécheurs, de toute la hauteur de leur bêtise immaculée. Et tout d’abord, quels excellens petits dîners elle donne, soit dans son appartement de Lowndes-square, soit dans sa villa de Twickenham, où le parfum des géraniums absorbe et noie les fétides émanations de la Tamise ! Quelle bénignité dans son accueil souriant, combien elle porte sans effort le fardeau de ses nombreux automnes et de son double veuvage! Quelle touchante tendresse elle laisse voir pour son fils Carruthers, cet insouciant, ce brillant officier aux gardes ! — Voilà, vous dites-vous, une personne faite pour répandre le bonheur autour d’elle et certes bien digne d*être heureuse à son tour... Aussi le serait-elle à coup sûr sans les ennuis du chaperonage. — Eh quoi! vous écriez-vous, elle a donc une fille à marier? — Pas le moins du monde. Carruthers est fils unique ; mais sa pauvre mère, dont le principal défaut est de n’avoir jamais su résister à une obsession quelconque, — avec sa haute position, ses relations nombreuses, l’assiette que lui donnent dans le monde et sa noble origine et son double hyménée avec un baronet d’abord, puis avec un pair du royaume, — sa pauvre mère est le point de mire de toute sœur, cousine, amie, qui veut produire aux regards de l’aristocratie mariable une jeune personne en quête de mari. Vingt fois, à ma connaissance, excédée du rôle qu’on lui fait par ces indiscrètes sollicitations, lady M... s’est juré de n’y plus céder. — Ah ! me disait-elle un jour au déjeuner de noces d’une de ses protégées, si jamais on m’y reprend, à présent que j’ai placé Leïla!... — Mais elle s’engageait ainsi à des rigueurs que sa malléable nature ne comportait point, et depuis lors un nombre indéterminé de vierges timides ont débuté sous les auspices de ce chaperon modèle. Et voyez l’ingratitude humaine! qu’a-t-elle gagné à se démentir ainsi, à s’imposer les tracas, les fatigues matérielles et morales de ce patronage féminin? Quelques froids remercîmens, quelques caresses en l’air quand la partie se gagnait, d’amers reproches, une sourde rancune, quand elle n’avait pas réussi, et, parmi les indifférens qui assistaient de sang-froid à ces tournois réitérés, un odieux surnom donné par quelque membre du Jockey-Club à cette vraiment aimable et charitable personne. On l’avait baptisée lady Tattersall[2], et son salon, dans l’argot spécial de notre insolente jeunesse, était appelé « le manège, » absolument comme l’enceinte où les jeunes pouliches de l’année viennent parader et caracoler sous le regard de leurs futurs acquéreurs, les habitués du marché de Grosvenor-place. — Quelle grossièreté, quel oubli de tout respect, quelle vulgarité de langage !

Ce n’est pas tout. Avec d’autres formes et un vocabulaire tout différent, certaines douairières, plus inaccessibles que la bonne lady M... et moins compatissantes pour les anxiétés maternelles, se croyaient en droit de lui infliger leurs regards dédaigneux, leurs sourires ironiques. Lady Hautton, par exemple, ne lui ménageait ni les sous-entendus amers, ni les mines railleuses. — Mais quoi! disait à son fils lady M... certain jour qu’ils causaient bien à loisir dans le boudoir de Lowndes-square, lady Hautton a deux bonnes raisons de me garder rancune. Vous n’avez pas voulu vous occuper de sa fille Adelina, et son fils ne vous a pas été préféré quand on a nommé le dernier aide-de-camp de sa majesté. Il y a là de quoi motiver de bien autres remontrances... Maintenant, Philip, pourquoi donc Adelina Hautton vous trouve-t-elle si indifférent? Elle a, ce me semble, tout ce qu’il faut...

— Un mot de plus, chère mère, et je prends la fuite. Ne comptez pas sur moi pour ajouter un laurier à votre couronne, un chant de plus à votre épopée.

— Eh bien! non, c’est entendu, nous ne reparlerons plus de ceci. Après tout, ce n’est pas votre célibat qui m’inquiète présentement; mais voilà votre tante Valletort dans un état de santé tellement déplorable qu’elle ne peut venir en ville, et tout naturellement elle compte sur moi pour mener Valencia dans le monde. Or vous savez si j’ai le chaperonage en horreur! De plus, ici, la responsabilité devient effrayante, vu l’extrême beauté de votre cousine et la grandeur des espérances que sa mère a fondées sur cette beauté... Ah ! que je suis donc ennuyée !...

— S’il s’agit de ma cousine germaine, me voilà sauvé, pensa Garruthers, et, adouci par cette pensée : — Maman, dit-il, pour une personne comme Valencia, je ne vois que Goodey. Depuis je ne sais combien d’années, Goodey est l’objectif né de tout chaperon et de toute débutante...

— Goodwood? Certainement, Goodwood nous irait. à faudrait être bien difficile pour ne pas se contenter du plus ancien duché qui soit inscrit au peerage. Je vous remercie pour Valancia d’avoir eu cette bonne idée... On verra, on cherchera... J’aimerais assez à faire une duchesse de Doncaster...

Les yeux du chaperon émérite lançaient déjà des flammes, elle tortillait sans pitié les oreilles de son king-Charles, et sur sa causeuse de satin couleur d’ambre, rêvant à ce triomphe dont l’espoir venait de luire soudainement devant elle, — badinant avec ses magnifiques bracelets, faisant scintiller les bagues de diamans qui ornaient ses mains blanches et grassouillettes, regardant furtivement sous leurs pantoufles de soie brodée ses pieds mignons qui dans leur temps avaient eu bien des succès, — lady Tattersall était, selon la fantaisie du spectateur, ou fort agréable ou très effrayante à contempler. Et dire que c’était une victime ! victime de ses femmes de chambre qui la pillaient, des mendians de tout ordre qui, nonobstant les efforts sceptiques du clairvoyant Carruthers, lui arrachaient autant de larmes que de sovereigns, victime de sa ménagerie domestique, composée d’animaux exigeans et gâtés outre mesure, victime de ses plantes rares qui, payées à des prix fous, se mouraient aussitôt installées dans les serres surchauffées où elle eût voulu les voir s’épanouir, — mais victime surtout de ces autres belles fleurs qu’elle se chargeait de mettre en vue, et dont elle écartait de son mieux les papillons volages, afin de les transplanter pour le reste de leur vie dans une terre grasse et féconde.

— Valencia Valletort ne me donnera aucun mal, dit-elle après le premier coup d’œil jeté sur sa nièce, nous n’aurons que l’embarras du choix... Passons un peu nos chances en revue. Nous avons Fulke Nugent: il hérite d’une baronie, et son père a quatre-vingt-dix ans; Caradoc encore, l’ami de Philip : il n’est pas riche, on le sait, mais son comté date des premiers temps de la pairie ; Eyre Lee peut-être, s’il était un peu moins prétentieux et un peu moins dénué de cervelle :... en somme cependant, il ne serait pas à refuser; mais Goodwood! ah! Goodwood, que n’a-t-on pas tenté pour le prendre!... N’importe; il sera de mon premier dîner...

Valencia cependant supportait avec calme l’examen de sa tante. La taille comme la figure, la tournure comme la diction, tout en elle était irréprochable. De grands yeux superbes dont l’expression ne changeait guère, un teint transparent qui n’avait affaire ni de poudre à la maréchale, ni de blanc de perle, ni de crème des sultanes ; à tout prendre, un beau type de duchesse. Carruthers, ébloui, mais désintéressé, partageait les espérances de sa mère. Il n’en fut pas moins vertement rabroué par elle quand il vint lui demander en plein bal si elle comptait « ouvrir le feu » sur Goodwood ou sur Fulke Nugent. — On n’imagine pas des idées, des façons de parler aussi impertinentes. Me jugez-vous capable de souffrir que ma nièce... Et ma nièce elle-même, pensez-vous donc qu’elle veuille s’abaisser à de si indignes manœuvres? Ne dirait-on pas que vous vous croyez pourchassés par nous, traqués comme le cerf dans les taillis?

— Hélas! mon aimable mère, je sais trop à quoi m’en tenir là-dessus. A présent que me voilà classé parmi les « imprenables, » je commence à respirer un peu; mais que devenir, bon Dieu ! au milieu de toutes ces courtoisies intéressées, de ces hospitalités à ressort, où les pièges sont cachés sous les fleurs du surtout de table, où on est condamné aux monosyllabes sous peine de se compromettre, où... Du reste, voici Goodwood qui vient demander à être présenté. Je vous l’abandonne, cara madre.

Goodwood n’était point mal de sa personne, il ne manquait pas non plus d’un certain esprit; mais, pour en jouir pleinement, il fallait le rencontrer soit dans un fumoir d’officiers, soit à bord d’un yacht, soit en chasse, partout enfin où son célibat, tant de fois menacé, se trouvait à l’abri de toute entreprise. Ailleurs, et surtout en compagnie de certaines dames du grand monde, le futur duc, déclaré l’éligible par excellence, se sentait mal à l’aise et sous le coup de quelque invisible péril. La pauvre perdrix, sous le nez du setter, n’est pas autrement paralysée. Lady M… l’effrayait un peu moins que d’autres, précisément parce qu’on la signalait comme « dangereuse. » D’ailleurs, elle était si avenante, si indulgente, si peu redoutable en apparence !

— Allons, allons, Valencia lui a donné dans l’œil, se disait au retour la précieuse tante, pendant que Mlle Despréaux, sa soubrette française, la dépouillait un à un de ses ajustemens de bal. Pour une première soirée, c’est plus qu’on ne devait espérer. Adeliza sera contente de moi.

Adeliza, c’était lady Valletort, la mère de Valencia, une pauvre femme devenue hypocondriaque malgré tous les allopathes et homœopathes de la Grande-Bretagne. Si quelque chose devait contribuer à lui rendre la santé, c’était bien la perspective de voir sa fille comparaître devant l’autel de la chapelle Saint-George comme marquise de Goodwood et duchesse présomptive de Doncaster.

Au moment même où le meilleur chaperon de la chrétienté s’endormait dans ce rêve splendide, deux jeunes gens, au sortir du bal, causaient sur le seuil de l’hôtel d’Almondine. — Savez-vous, Phil, que votre cousine est ravissante ?

— Elle me ressemble, Goodey… Elle me ressemble, et il est superflu de rien ajouter. C’est cet air de famille qui vous la fait trouver si bien ; mais, puisque vous êtes frappé des charmes de Valentia, procurez à ma bonne mère, sur la fin de ses campagnes, un triomphe décisif. Elle l’aura, je vous assure, payé assez cher par ses défaites passées.

— Brrr…, vous n’y pensez pas, repartit Goodwood. Voulez-vous bien vous taire ? Ne savez-vous pas que, si l’ordre des templiers existait encore, je prononcerais mes vœux dès demain ?

Après cette énergique profession de foi, Carruthers sauta dans son hansom, Goodwood se jeta dans son brougham, et, tandis que le premier retournait sagement chez lui, le second allait oublier les demoiselles à marier dans un souper donné à certains célibataires des deux sexes par une demoiselle pour qui le mariage sembla toujours une cérémonie fort inutile.

Les présentations succédèrent aux présentations, les soirées aux soirées ; Valencia parut au drawing room de la reine, son nom circula de bouche en bouche et de club en club. Lady M… voyait se confirmer ses plus flatteuses prévisions. Les soupirans se multipliaient, et tout donnait à croire qu’avant l’échéance de juin l’affaire serait conclue. En attendant, pas un moment de répit. Concerts du matin, ventes de charité, consultations chez la modiste, — sans parler des sermons, des lectures et d’une correspondance équivalente à celle d’un secrétaire d’état, — faisaient de la vie menée par la tante de Valencia et par Valencia elle-même un véritable maëlstrom où elles tourbillonnaient comme deux plumes. Lady M… se consolait de sa fatigue par une pensée, toujours la même : — cette enfant me fera beaucoup d’honneur. Je la voudrais cependant un peu plus démonstrative, ajoutait-elle in petto, quitte à se reprocher comme une ingratitude cette réflexion hypercritique.

La nièce effectivement, impassible dans sa majesté souveraine, déconcertait la cordialité de son aimable protectrice, qui se sentait presque honteuse de se trouver encore accessible à des mouvemens de tendresse, à des accès de sympathique abandon, quand elle voyait miss Valletort se jouer comme la salamandre au milieu des flammes allumées de tous côtés par ses beaux yeux. — C’est le résultat d’une éducation modèle ; on ne nous formait pas si bien de mon temps, se disait lady Helena avec une componction modeste. — Il ne lui venait jamais à l’esprit que l’extrême culture pouvait bien gâter certaines plantes, plus gracieuses et plus parfumées quand on les abandonne à leur libre épanouissement. Un jour vint où elle se crut à peu près sûre de son fait. Carruthers en fut naturellement le premier instruit. — Vous aurez beau railler, lui dit-elle à brûle-pourpoint, je maintiens que Goodwood pense à nous très sérieusement.

— Très sérieusement en effet, s’il pense à nous épouser, repartit l’incorrigible aide-de-camp. Les alouettes sont très sérieuses quand elles prêtent l’oreille à l’appeau. Vous avez d’ailleurs raison, Goodey me semble en avoir dans l’aile. Nous l’attendions hier à Hornsey-Wood pour nos sweep-stakes du Derby, et il a préféré aller s’empiler avec je ne sais combien d’autres benêts dans les salons de Willis, où Valencia lui a vendu fort cher, au profit des pauvres, une tasse de méchant thé. Ce n’est pas moi qu’on mystifierait de la sorte. Où est la femme qui me ferait renoncer à un pigeon-match, à une course de haies, à…

— On connaît vos goûts, interrompit sa mère, que paraissait égayer cette déclaration de principes. Tout au fond, elle n’était pas autrement fâchée de voir son fils rester garçon, car elle se sentait fort capable de jalousie envers cette bru qu’il reléguait ainsi dans les régions de l’impossible. — Tout le monde heureusement, continua-t-elle, n’est pas disposé de même…

— Certes non ; mais, chère mère, si Goodwood est aussi sérieux que vous le croyez, qu’adviendra-t-il de notre ami Cardonnel ? Voilà ce que j’appelle une tête à l’envers. C’est la plus grande passion que ma belle cousine ait encore inspirée.

— Le major Cardonnel?... Ah! je vous en prie, ne plaisantons pas. J’espère bien que vous n’avez aucun motif de lui supposer une telle pensée.

— Vraiment? C’est pourtant un officier des plus distingués.

— Qui vous dit le contraire? Mais, voyez-vous, Philip, le major n’est pas absolument ce qu’il nous faut.

— Je ne vous croyais pas convertie au culte de Mammon, reprit Carruthers, caressant sa longue moustache, bien que je sache ce dieu fort adoré des Belgraviennes[3].

— C’est là un reproche tout à fait gratuit. Seulement on a ses devoirs à remplir. Je reconnais que votre ami se recommande par toute espèce de mérites. Je lui porte même un certain intérêt, et, si Valencia se sentait pour lui une grande inclination...

— Vous regarderiez comme un devoir de la décider à épouser Goodwood.

— Mauvaise plaisanterie qu’on ne passerait pas à un homme de vingt ans. Si vous n’avez rien de mieux à me dire...

— Allons, allons, bonne mère, vous vous fâchez, donc je n’ai pas tort; mais je n’abuse jamais de mes avantages.

Il partit à ces mots, laissant lady M... dans une véritable perplexité. — Dois-je me croire en faute, se demandait-elle avec la plus consciencieuse naïveté, que peut-on me reprocher? Je ne suis pour rien dans les espérances que Cardonnel a pu concevoir, encouragé par l’espèce de prédilection que lui témoigne Valencia. Certes il serait temps que Goodwood prît le parti de se déclarer, car enfin, avec toute sa beauté, ma nièce n’a pas encore ce qui s’appelle une offre. J’en avais autant que de valseurs lors de mes débuts dans les salons d’Almack. On ne se marie plus, du moins à ce que disent ces jeunes étourdis... Au fait, poursuivit le chaperon dans toute l’intimité du monologue, pourquoi se marierait-on? On y perd beaucoup d’agrémens, et neuf fois sur dix on n’y gagne qu’ennuis et soucis de tout genre. Me marierais-je, moi, si j’étais homme? Peut-être bien que non; mais voilà un aveu que je ne ferai jamais à personne, pas même à Philip... Que dis-je? surtout à Philip.

Carruthers ne se trompait pas. Son ami le major n’avait point passé impunément sous le feu de ces grands yeux étonnés que miss Valletort promenait gravement autour d’elle. La beauté matérielle, indépendamment de l’âme qui s’y manifeste, produit à elle seule des effets foudroyans, et le pauvre Cardonnel avait été foudroyé. Depuis lors il se traînait blessé, désarmé, sur la trace victorieuse de l’altière Valencia. Elle le retrouvait toujours et partout, le front chargé d’ennuis, car il ne se faisait pas d’illusion sur les chances d’un pareil amour, et, sachant que l’éligible par excellence lui disputerait probablement la main de miss Valletort, il se sentait en quelque sorte vaincu d’avance dans ce combat inégal. Les attentions de Goodwood devenaient pourtant de plus en plus marquées. Deux fois de suite, le dimanche, on le vit à l’église Saint-Paul, Knightsbridge, assis derrière le banc de lady M... Ce fut là pour Belgravia une espèce de révélation, car jamais pareil miracle ne s’était encore produit. Derrière l’éventail agité des douairières, derrière les bouquets embaumés des danseuses, on ne parla plus guère, de Clarges-street à Lowndes-street, que de la victoire enfin remportée par l’irrésistible miss Valletort. Les boudoirs du demi-monde eurent l’écho de la grande nouvelle, et de toutes parts, en sourdine, s’établit un concert de récriminations malveillantes, compensation expiatoire de tout succès de ce genre.

Aussitôt commencèrent pour le chaperon des anxiétés nouvelles. Valencia, Goodwood, Cardonnel, la préoccupaient tour à tour, sans compter le poids de sa responsabilité vis-à-vis de la terrible Adeliza. La conquête de l’éligible flattait sans aucun doute la plus chère ambition qu’elle eût jamais nourrie : encore fallait-il que personne n’en souffrît trop cruellement, et si ces jeunes gens s’aimaient, si elle allait condamner l’un et l’autre à des regrets éternels! Enfin Goodwood ne s’était pas encore expliqué. — Qu’attend-il donc, ce lambin? Ne voit-il pas que le major est un de nos plus beaux cavaliers? Il y a des momens en vérité où je tremble de le lui voir préférer. — En vertu de cette crainte qui la rongeait, lady M... un beau soir, revenant de Saint-Paul avec sa nièce, hasarda une insinuation diplomatique qui devait, selon elle, éclaircir la situation.

— Cardonnel est vraiment fort bien, dit-elle avec une apparente négligence. On doit regretter que cette famille soit si terriblement appauvrie. Le père jouait un jeu d’enfer et les a mis sur la paille. Ils sont là trois fils qu’on ne pourra jamais établir. — À ces mots, l’habile tante crut surprendre chez l’impassible nièce un léger symptôme d’émotion. Elle put soupçonner un imperceptible soupir, involontairement sorti de ce cœur si parfaitement élevé. — Allons, bon ! voilà qu’elle l’aime. Ces choses-là ne sont faites que pour moi. Comment! nous refuserions Goodwood? Impossible, vraiment impossible ! Dans des positions comme la nôtre, on se doit à la société. — Ce que lady M... entendait par ces derniers mots, nous ne nous chargerons pas de l’expliquer, et peut-être bien ne le savait-elle pas elle-même. Toutefois cette obscure logique, dérivée de certains préjugés quasi religieux, avait le don d’apaiser ses remords.

Ils n’étaient pas détruits cependant. Elle s’en aperçut bien lorsque chez la duchesse d’Almondine, — tandis qu’elle se complaisait à voir Goodwood et Valencia danser ensemble une des dernières valses de la saison, — le major vint s’asseoir à côté d’elle sur le fauteuil laissé vacant par la belle danseuse. Accueilli par le plus aimable sourire (lady M... n’en connaissait pas d’autres), il se sentit encouragé à rompre définitivement la glace. — On prétend, commença-t-il, que miss Valletort va bientôt nous quitter. — Ce transparent prélude suffit pour faire frissonner l’excellente Helena. — Bon Dieu, se disait-elle, va-t-il me prendre pour confidente? S’il en était ainsi, comment résister, où chercher refuge? Il est charmant, ce garçon; il a tout à fait les yeux de sa pauvre mère.

Cardonnel, qui sentait probablement ses avantages, poursuivit avec un sang-froid surprenant : — Puis-je me permettre une indiscrétion, et me pardonnerez-vous de manquer à toute convenance en vous demandant si votre nièce est, oui ou non, engagée à Goodwood?

Ici le mensonge était de mise. D’un seul petit mot, sans presque trahir la vérité, on pouvait éconduire définitivement le candidat importun. Était-ce d’ailleurs le tromper que de lui annoncer comme acquis un résultat infaillible? En ce moment-là même peut-être, Goodwood glissait les paroles décisives dans l’oreille de sa valseuse. Demain sans doute, sinon ce soir, il en finirait avec ses longues hésitations. Toutefois l’équivoque et la fausseté n’étaient pas compatibles avec la nature loyale de lady M... Son front se colora, elle brisa presque son éventail dans ses doigts impatiens, elle déplora certainement sa franchise obstinée; mais enfin, balbutiant quelque peu : — Je ne crois pas, murmura-t-elle, qu’il y ait encore...

— Un engagement formel, se hâta d’ajouter le major. Dieu soit loué! je respire.

— Vous respirez? et pourquoi, s’il vous plaît, respirez-vous?

— Écoutez, chère lady, poursuivit le major, je n’hésiterai pas plus longtemps à invoquer votre appui. Vous fûtes l’amie de ma mère. C’est au nom de cette amitié que j’implore de vous un instant d’attention. Vous vous êtes certainement aperçue de l’entraînement, insensé peut-être, qui, malgré moi, malgré les conseils de ma raison, m’a fait aspirer à la main de votre nièce. Sans être un fat, je crois pouvoir vous dire, à vous, que j’ai reçu d’elle quelques encouragemens, malgré lesquels je ne saurais me dissimuler qu’une rivalité redoutable m’enlève presque toute chance. Cependant je crois, je devine, soyons francs, que miss Valencia me préfère. Jusqu’à présent, je n’ai pas osé parler. On recule devant une certitude qui peut être si douloureuse, et le joueur le plus résolu ne jette qu’en tremblant sa dernière carte; mais il faut que ce soir le destin prononce. Si miss Valencia, comme je le suppose, vient vous demander assistance et conseil, j’oserai vous supplier de plaider ma cause, de faire valoir tout ce qui déjà milite en ma faveur dans cette âme encore indécise.

Un appel direct au cœur de lady M... ne pouvait jamais être absolument perdu. Celui-ci la plongea dans un océan d’irrésolutions. Vainement, retranchée derrière son éventail, elle cherchait des mots qui lui permissent de faire comprendre à Cardonnel qu’elle ne le regardait pas comme un prétendant sérieux. Aucune phrase acceptable ne se présentait à son esprit troublé. — En vous demandant ce concours sympathique, au nom de ma mère comme au mien, reprit Cardonnel avec plus d’animation, j’obéis au sentiment de mon infériorité. Je sais combien Goodwood l’emporte sur moi; mais je sais en revanche que mon amour vaut mieux que le sien. D’ailleurs le penchant de votre nièce est en ma faveur. Cependant je connais trop le monde pour ne pas redouter l’influence des titres qui recommandent mon rival. Si donc miss Valencia était tentée de me refuser, que votre affection me vienne en aide, et rappelez-vous que vous avez dans vos mains le sort de toute une vie!...

Cardonnel avait prononcé ces derniers mots avec une émotion qui embellissait encore ses traits mâles et réguliers. Il s’éloigna sans attendre une réponse, que lady M... n’aurait certainement pas trouvée de si tôt. Elle le suivait d’un regard attendri. — Quel aimable garçon, quelle physionomie intéressante! tout à fait celle de sa mère. Mon Dieu, n’aurai-je donc jamais un moment de tranquillité? car enfin, Goodwood, lui aussi, a dû parler.

Cette dernière conjecture portait à faux. Le sphinx était encore muet. Lady M... restait donc en face de l’espèce d’engagement que Cardonnel pouvait croire pris envers lui, puisqu’elle ne lui avait pas nettement refusé de le servir; mais le servir, c’était prendre vis-à-vis d’Adeliza une effroyable responsabilité. De plus c’était de gaité de cœur perdre Goodwood, renoncer à une éclatante victoire plus qu’à moitié gagnée. Comprend-on bien les déchiremens d’une âme où luttent ensemble des intérêts aussi contradictoires?

Devant la cheminée du boudoir où la tante et la nièce préludaient ensemble à leur toilette de nuit (il était deux heures du matin), lady M..., fatiguée de délibérer avec elle-même, hasarda de dire à Valencia que le major Cardonnel lui avait parlé.

— Je le sais, repartit miss Valletort avec son calme ordinaire. En même temps un faible sourire passait sur ses lèvres, sourire glacial, qui déplut à lady M... La froideur, qu’elle aimait et recommandait en principe, lui paraissait haïssable dans certaines circonstances.

— Si vous le savez, reprit-elle avec une légère impatience, c’est sans doute qu’il aura aussi voulu vous entretenir du même objet.

Oh, yes, interrompit simplement en bâillant quelque peu la superbe Valencia.

— Eh bien ! chère enfant, quelle a été votre réponse ?

— Mais vous-même, chère tante, qu’auriez-vous dit à ma place?

Cette question, qui aurait dû être une réponse, déconcerta visiblement lady M...; elle soupira d’abord, puis toussa légèrement, et se prit à se souhaiter au fond de cette jolie rivière qui baigne les pelouses de Hyde-Park. Soixante secondes s’étaient écoulées quand elle reprit assez de courage pour s’expliquer. — Ma chère, dit-elle, en pareille circonstance, une femme ne prend conseil que de ses sentimens; mais avant tout dites-moi si vous avez accepté l’offre du major?

En ce moment, le cœur de lady M... battait bien autrement fort que celui de la belle nonchalante. Valencia ne se pressait pas de répondre.

— Voyons, répéta sa tante, l’avez-vous acceptée?

— Non, — répliqua la jeune fille bien élevée en regardant ses pieds nus qu’elle venait de glisser dans des pantoufles de satin blanc fourrées de cygne. Peut-être aurait-on pu noter dans son accent une inflexion mélancolique, et trouver ses joues un peu moins roses que de coutume; mais l’éducation triomphait décidément, et les droits de Goodwood étaient saufs. Fallait-il s’en réjouir ou s’en désoler? Voilà ce qui n’était pas encore bien net pour lady M... Elle pensait peut-être, comme Wellington, qu’après la défaite la victoire est ce qu’il y a de plus triste au monde. L’envie lui prit de se faire expliquer cette froideur inexorable qui lui paraissait une véritable énigme. Dès la première question, Valencia se révéla tout entière. — Que voulez-vous? J’ai dû me résoudre à lui faire connaître toute ma pensée. Très certainement personne ne m’a plu autant que lui; mais pour l’épouser il aurait fallu être folle.

— Et cela, vous le lui avez dit comme vous me le répétez là, tout uniment? Tant mieux au surplus! Il saura mieux évaluer ce qu’il a perdu...

Cette apostrophe soudaine, cet élan de cordiale indignation, surprirent au plus haut point la prudente fille d’Adeliza. — Vous auriez donc voulu me le voir accepter? demanda-t-elle à sa tante.

— Pourquoi non, si vous l’aimez? repartit lady M..., trop exaspérée pour comprimer l’essor de sa franchise. Quand je me donnai au père de Philip, il était, comme Cardonnel, simple officier de cavalerie. Pour le mettre en passe d’hériter du titre de famille, il n’a pas fallu moins de morts qu’il n’en faudrait pour faire de Cardonnel un membre de la pairie...

— Oui-da, chère tante; mais la mort n’a pas toujours la courtoisie dont elle a fait preuve en ce qui vous touchait. Il est dangereux de compter sur ses faveurs, et je crois avoir bien fait de refuser le major. Si j’avais cédé à un mouvement romanesque, j’en aurais peut-être maintenant un regret amer. Au reste, nous aurons le loisir dans la journée de traiter à fond ce sujet. Je tombe de sommeil, et vous me permettrez de vous souhaiter une bonne nuit. À ces mots, elle sortit d’un pas majestueux, et balançant son beau front, sur lequel semblait déjà briller une couronne ducale. — Hélas! murmura lady M... en sonnant avec un soupir sa fidèle Despréaux, je dois croire que l’enfant a raison; mais ce pauvre major me fait une pitié... Il ressemble tant à sa mère!

— Eh bien! maman, souffrez qu’on vous félicite, s’écria Carruthers lorsqu’il vint le lendemain faire sa visite quotidienne. Je viens de voir Shelleto, qui devait partir pour le Bengale et qui permute avec Cardonnel. Voilà un major qui ne gênera plus la manœuvre. Dois-je présenter mes hommages à la duchesse future?

— Laissez-moi tranquille, monsieur mon fils, repartit assez vivement lady M... Il m’a été cruel ce matin d’enlever à ce pauvre garçon sa dernière espérance, et je décline à cet égard toute espèce de responsabilité. Du reste qu’aurait dit Belgravia, si Cardonnel eût été accueilli?... Que votre cousine, déçue dans ses espérances à l’égard de Goodwood, s’était accommodée du premier pis aller venu. Non, non, Philip, on doit quelque chose au public, on se doit aussi quelque chose, croyez-moi bien.

Carruthers ne discutait pas volontiers avec sa mère les questions sur lesquelles ils ne pouvaient jamais tomber d’accord. Aussi se dispensait-il de répondre autrement que par un éclat de rire aux aphorismes ténébreux qu’inspirait à lady M... son respect oligarchique pour le qu’en dira-t-on. Cette fois, comme toujours, la discussion se perdit en plaisanteries. Restait maintenant sur le tapis la grande question de savoir pourquoi Goodwood s’obstinait dans son embarrassante réserve. La saison tirait à sa fin, on avait mangé le white bait qui sert de prétexte aux dîners d’adieu parlementaires; les yachts attendaient équipés que les touristes aquatiques eussent réglé leurs paris d’Ascot, bref chacun faisait ses préparatifs de départ, et Goodwood persistait à se taire. — C’est pour demain, se disait lady M... après chacune des réunions où s’étaient rencontrés ces jeunes gens qu’elle regardait comme infailliblement destinés l’un à l’autre. Demain arrivait, aujourd’hui devenait hier, et les affaires ne prenaient pas un tour plus décisif.

Un beau jour cependant lady M..., qui rentrait après avoir couru les magasins de Regent-street, vit s’arrêter devant sa porte le tilbury de Philip, et cela dans un moment où les circonstances rendaient tout à fait inopportune la visite de ce fils chéri. Le nom de lord Goodwood venait d’être murmuré par le valet de chambre descendu au-devant d’elle. — Philip, dit-elle à Carruthers, quand ils furent au bas de l’escalier, je voudrais vous montrer un Paul Potter que j’ai acheté l’autre jour. On a dû l’accrocher dans ma chambre, il faut y monter, si vous le voulez voir. — Tout ceci était destiné à égarer la sagacité du valet qui montait derrière eux; mais lorsque la mère et le fils se trouvèrent tête à tête dans la chambre de lady M... : — Le Paul Potter n’est pas ici, chuchota-t-elle à l’oreille de Philip, il est dans un des petits cabinets attenant au salon. Nous irons tout à l’heure; mais pour le moment vous comprenez!...

Carruthers comprit si bien qu’il se laissa tomber sur une causeuse avec un formidable éclat de rire auquel Bijou, Bonbon et Pandore, — trois délicieux échantillons de l’espèce canine, — répondirent par un chorus discordant. — Voulez-vous bien finir? s’écria lady M... Que signifie ce tapage?

— Ainsi donc il se décide? reprit Carruthers, toujours égayé.

— Comment en douter? Quelle autre interprétation donner à cette visite en mon absence? Ce qui a lieu d’étonner, c’est qu’il ait tardé si longtemps.

— Écoutez donc, bonne mère, quand il s’agit de se pendre, il est permis d’hésiter.

— Je n’apprécie pas le sel de ce sarcasme. Que trouvez-vous d’absurde à rechercher une personne douée comme l’est Valencia?

— La rechercher, à merveille ; mais l’acheter, c’est une autre affaire, et c’est bien d’acheter qu’il s’agit, puisque Cardonnel n’a été repoussé des enchères que faute de pouvoir y mettre le prix.

— Taisez-vous, Philip ! vous ne savez pas à quel point ces continuelles plaisanteries m’agacent. Attendez, il me semble... oui, c’est bien Goodwood qui s’en va. Comment ne partagez-vous pas ma joie? Pensez donc à la satisfaction de votre tante.

— Je pense à celle de mon ami Goodwood. C’est lui que j’irai complimenter, si vous pensez que la chose soit convenable; mais...

Lady M... ne l’écoutait déjà plus. Elle s’était élancée, pour descendre au salon, avec une vivacité toute juvénile. L’honorable Valencia, debout auprès d’une étagère, s’amusait à promener ses blanches mains dans un massif de bruyères roses. Elle reçut avec aussi peu d’émotion qu’aurait pu en montrer une des statuettes placées sur les consoles voisines le baiser tout maternel de sa tante.

— Eh bien ! chère, que vous a-t-il dit ? demanda la bonne lady M..., plus troublée qu’elle ne le voulait paraître.

La réponse qui tomba mot par mot des lèvres de la belle indifférente ressemblait au stillicide d’un bloc de glace sur un bouquet de roses attiédi par le soleil.

— Il m’a dit, répliqua-t-elle, qu’il devait demain se rendre à Cowes, où dînent les membres du Royal-Yacht Squadron, et qu’il partirait ensuite sur l’Anadyomène pour aller sur les côtes du Spitzberg à la pêche des morses.

— Des morses! répéta lady M... avec une exclamation déchirante. Tout était dit; les explications devenaient superflues. La tante et

la nièce demeuraient muettes en face l’une de l’autre.

— Je crains bien d’être assez mal dans les papiers de votre mère, disait Goodwood à Carruthers, qu’il rencontra dans le train express de Southampton. Le fait est que je m’étais un peu avancé avec votre belle cousine. Ce qui m’a refroidi, ce sont ses manières si bien apprises, toujours parfaites, jamais spontanées. Ces chefs-d’œuvre mécaniques plaisent d’abord au regard, ils finissent par n’être point divertissans. Il n’y a pas d’autre reproche à leur adresser, mais ne pensez-vous pas que celui-là suffit bien?

Et Carruthers, plaidant à son tour en faveur de son ami les circonstances atténuantes : — Voyons, ma mère, il faut en somme être d’accord avec soi-même. Pensez-vous qu’on doive se marier par obligeance? Seriez-vous charmée de me voir courir chez lady Elmers pour la débarrasser d’une partie des soucis que lui causent ses quatre filles majeures et non établies? Voilà pourtant les motifs pour lesquels, sans le moindre scrupule, vous^ eussiez asservi ce pauvre Goodwood. Vous vous récriez contre les détracteurs du mariage. Ils vous répondent ceci : ou l’homme est pauvre ou il est riche. Dans le premier cas, les embarras du ménage l’atrophient. Une foule de jeunes gens faits pour atteindre les sommités de l’ordre social sont restés en route, grâce au boulet que l’hymen leur avait mis au pied. Dans le second, — si nous avons l’heureux malheur ou le malheureux bonheur d’être éligibles, — on nous relance, on nous poursuit, on nous circonvient de manière à nous révolter, et il n’est pas étonnant que nous nous défendions contre des attaques évidemment intéressées.

Lady M... semblait attentive et presque convaincue. — Peut-être tout cela est-il vrai, répondit-elle enfin avec un accablement visible; mais si vous saviez quelles lettres je reçois d’Adeliza! Elle me donne tous les torts naturellement, et nous voilà sur le chemin d’une rupture complète. Songez donc, tout Belgravia regardait l’affaire comme conclue. Le jour même où votre ami est parti pour Cowes, la Court-Circular annonçait son prochain mariage... Shocking, mon ami, déplorablement shocking ! Je suis certaine qu’Anne Hautton est pour quelque chose dans ce triste dénoûment. Cela du moins lui ressemblerait tout à fait. Peut-être bien la pauvre Valencia est-elle justement punie de sa conduite vis-à-vis de Cardonnel; mais moi, je vous le demande, en quoi ai-je mérité ce désastre?... Si jamais on m’y reprend!


II. — SECONDE SAISON. — L’OGRE.

— Voilà une espèce de gens que je ne puis souffrir, et, quant à celui-ci, je le déteste tout particulièrement.

Ainsi s’exprimait avec une réprobation énergique bien étrangère à ses habitudes l’aimable et bienveillante lady M..., tenant à la main une carte qu’on venait de poser devant elle. Cette apostrophe mit le boudoir en pleine révolution. Bijou, Bonbon et Pandore jappèrent à la fois, l’angora favori s’élança hors de son nid de coussins, le cacatoès, enchaîné par la patte, trébucha sur les bâtons de son perchoir en bois des îles, et protesta d’une voix perçante contre cette agitation insolite. Enfin une belle jeune fille qui se balançait sur un fauteuil à bascule en coupant les feuilles d’un magazine partit d’un bruyant éclat de rire. — De quelles gens parlez-vous avec cette étrange animosité? demanda-t-elle aussitôt que sa voix put dominer le tumulte.

— De ces beaux fils sans moyens d’existence appréciables qui mènent la vie opulente de nos élégans les mieux rentes, qu’on rencontre partout sans qu’on leur connaisse un domicile, qui se pavanent sur des chevaux de prix tandis qu’on ne sait pas comment ils s’y prendraient pour nourrir un âne, qui vous offrent un bouquet d’une guinée lorsqu’ils ne trouvent pas un shilling pour leurs dettes criardes...

— Fort bien, je comprends, et l’objet particulier de ce véhément anathème, vous l’appelez?...

— Chandos Cheveley, voilà sa carte !

— N’est-ce pas le nom de ce charmant cavalier qu’on me présentait hier au déjeuner des Almondine? Comment, s’il mérite une pareille algarade, se trouvait-il dans un salon aussi exclusif?

— Demandez-moi plutôt où l’on ne trouve pas ce monsieur, et pourtant c’est un homme à repousser de partout, un homme objectionable et dangereux. Toute mère prudente doit le tenir à l’écart. Je ne sais vraiment pourquoi Philip s’en est entiché, ni pourquoi M. Cheveley, qui ne me fait pas ordinairement tant d’honneur, a pris la peine de me venir voir. C’est la première fois de la saison, et je me permets d’espérer qu’il s’en tiendra là.

Cette dernière phrase arracha un nouvel éclat de rire à miss Cecil Ormsby, qui, roulant en peloton un joli mouchoir brodé, le jeta prestement à la tête de l’épagneul Bonbon. — Est-ce au moins quelqu’un, ce monsieur? demanda-t-elle ensuite.

— C’est, je crois, le fils cadet d’un cadet de la maison de Danvers, repartit dédaigneusement lady M…, un oisif, un homme à la mode, un merveilleux.

— Comme sir Philip ? remarqua incidemment lady Cecil.

— Ah ! par exemple ! mon fils est certainement un homme à la mode, et, si vous y tenez, un oisif ; mais il a le droit de ne rien faire, sa fortune l’y autorise. Ne confondons pas les nuances, ma toute belle.

— Sans doute, il y a des différences à établir. Un roi d’Yvetot n’est pas un roi d’Angleterre, un chevalier d’industrie n’est pas un chevalier de la Toison-d’Or, et les Carruthers ne sont pas des Chandos Cheveley. L’embarras est quelquefois de classer tout cela, et de fermer sa porte au loup quand il a revêtu la peau du mouton… Votre ogre, par exemple, a l’air tout à fait distingué.

— Je ne le nie point, et je lui en veux. Ces gens aimables qu’on est exposé à rencontrer partout sont éminemment nuisibles, éminemment detrimentals. Ils éblouissent, ils trompent l’œil, et sous de vains dehors cachent un vrai néant. Excellens tireurs, on les met de toutes les chasses ; connaisseurs en chevaux, ils ont à leur discrétion les écuries d’un chacun. Sans un pouce de terre au soleil, ils mènent, invités partout, la plus magnifique vie de château, et, quand vous allez au fond de tout cela, vous trouvez qu’ils vivent par raccroc, tantôt d’un coup de dé qui fait sauter la banque de Bade, tantôt d’un pari gagné aux courses ; mais, ma chère, il est bientôt cinq heures, nous avons tout juste le temps de monter en voiture.

Après la triste aventure de Valencia Valletort, après le serment solennel prononcé à cette occasion par son infortuné chaperon, peut-être s’étonnera-t-on de trouver une nouvelle patronnée auprès de la bonne Helena ; mais comment aurait-elle tenu bon, ayant déjà un goût marqué pour la belle Cecil, lorsque les tuteurs de cette orpheline (sur la recommandation solennelle que leur en avait fait au lit de mort le feu lord Ormsby, comte de Rosediamond) vinrent supplier lady M… de la prendre sous son aile et de les aider à l’établir ? La volonté des morts est sacrée. La défunte comtesse et lady M… avaient été fort liées dans leur jeune âge. Le comte, devenu veuf, s’était montré fort empressé de chercher des consolations auprès de l’amie de sa femme, — ce qui par parenthèse avait prêté matière aux gloses de certaines langues perverses. Que de raisons pour lady Helena de ne pas se refuser à ce qu’on attendait d’elle et de son inépuisable bon vouloir ! Elle en aurait pu faire valoir quelques autres encore. Au fond du cœur, son dernier échec lui pesait. Elle tenait à le réparer. Enfin, Cecil Ormsby étant très désirable et comme belle personne et comme riche héritière, notre habile diplomate s’était demandé si elle devait absolument désespérer de Carruthers. De fréquentes relations avec un si séduisant spécimen de l’espèce à marier ne pouvaient, pensait-elle, que triompher insensiblement de son penchant obstiné pour le célibat. Voilà pourquoi Cecil Ormsby était installée dans Lowndes-square avec tous les privilèges qu’aurait pu revendiquer la fille de la maison. Elle y avait apporté beaucoup d’entrain et de gaîté, mais en revanche une tête fort vive, un esprit très résolu, pas mal de dispositions au sarcasme et l’arrière-pensée très-nettement conçue de ne confier à personne le soin de sa destinée. Un peu aveuglée au début par l’affection que lui inspirait sa nouvelle protégée, lady M… commençait depuis quelque temps à s’apercevoir qu’elle ne s’était pas donné la plus facile tâche du monde en se chargeant de mettre en relief une petite personne si éprise de son indépendance.

En cherchant à la prémunir contre Chandos Cheveley, avait-elle chargé le portrait de ce dernier ? Consciencieusement nous ne l’affirmerions pas ; nous dirons même que certaines ombres avaient été ménagées. Plus encline à la médisance, lady M… aurait pu relever les assiduités de son ogre autour de certaines dames du meilleur monde. La duchesse d’Almondine, par exemple, passait pour accueillir avec une certaine faveur les empressemens de ce valseur incomparable, tandis que le duc, — symptôme inquiétant, — ne jurait que par son ami Chandos, avec lequel il se montrait toujours aux courses d’Ascot, et qui, sans titre officiel, avait pris peu à peu dans ses haras les fonctions de grand-écuyer. Il y avait aussi une petite mistress Maréchal, dont lady Hautton ne parlait jamais sans lever les yeux au ciel, et chez qui on rencontrait fréquemment ce périlleux visiteur ; mais ce ne sont point là nos affaires. Il nous suffit de savoir que notre chaperon n’était coupable envers Cheveley d’aucun propos calomnieux. L’original du portrait qu’elle avait tracé l’aurait signé lui-même dans sa loyale insouciance.

— Miss Ormsby m’accordera-t-elle une valse ? — La voix qui venait d’articuler ces paroles était respectueuse et richement timbrée. Lady M… n’en tressaillit pas moins, comme si elle eût ouï le sifflement d’un cobra-capello. Par un mouvement rapide, elle se retourna vers sa belle pupille et lui lança un regard qui lui enjoignait de refuser l’invitation de Chandos ; mais ce regard ne parvint pas à son adresse, il fut en revanche intercepté au passage par l’audacieux personnage dont il était destiné à contrecarrer les projets. Chandos garda par-devers lui, avec un sourire intérieur, le souvenir de cet incident télégraphique.

— Comment n’êtes-vous jamais là quand il le faudrait ? demanda lady M… à son fils, survenu au moment même où Cecil se levait. Il ne tenait qu’à vous d’obtenir cette valse. Carruthers ouvrit de grands yeux. — Vous savez bien, mère, que je ne danse plus. Passe encore pour une pyrrhique, une tarentelle, un boléro sous les châtaigniers de Castille.

— A votre aise; mais vous auriez empêché Cecil de valser avec...

— Avec Chandos, avec le meilleur valseur de Londres ! Un beau service, et dont elle m’aurait su gré ! Demandez plutôt à la femme d’Almondine.

— De telles questions ne sont guère à mon usage, repartit lady M..., qui dans certaines occasions, rares il est vrai, se hissait sur les échasses d’une pruderie d’emprunt, quitte à les rejeter lestement comme l’habitant des Landes se débarrasse des siennes au sortir de ses sables arides. Je ne vous comprends pas d’avoir présenté vous-même à la fille de Rosediamond un aventurier pareil.

— Où me sauver? pensa-t-elle immédiatement après, en se demandant pourquoi le ciel prodigue accordait une si charmante tournure et de si séduisans dehors à des vauriens nés pour devenir l’effroi des mères et la perte des jeunes personnes à marier. Une idée triomphante lui vint alors : c’était d’emmener Cecil chez lady Hautton, qui, en sa qualité de piétiste rigide, ne devait certainement pas compter Chandos parmi les habitués de son salon. Justement elle recevait ce soir-là. Notre habile tacticienne battit donc en retraite, à la grande surprise et au grand regret de miss Cecil. L’aimable héritière n’avait aucune sympathie pour les vertus hargneuses et l’incommode austérité de cette ennemie intime avec laquelle lady M... était toujours sur le pied de paix armée, car, tout en se traitant de « chère Helena! » et de « chère Anne! » ces dames, si intimement liées pour le public, se détestaient cordialement en particulier.

Ne voulant pas laisser impunie une pareille atteinte à ses plaisirs : — Savez-vous, s’écria Cecil une fois dans la voiture, que votre ogre valse à miracle!... Pourquoi donc sursauter ainsi? Je ne pense pas qu’il soit scandaleux de lui reconnaître ce mérite.

— On le lui reconnaîtra, si vous y tenez; mais, pour ma part, je lui en voudrais d’autres, balbutia le chaperon déconcerté.

— Aussi en a-t-il. Je vous assure qu’il cause fort bien, poursuivit l’implacable petit démon. D’ailleurs que voulez-vous? je ne puis que m’intéresser à sa mauvaise fortune. Être à la fois si pauvre et si bien né, avoir tant d’amis et tant de dettes, se trouver en butte à de si grandes séductions et à de si rigoureuses poursuites, il y a là un contraste des plus saisissans. Je me constituerais volontiers le champion de cet ogre si malheureux et si bien doué.

— Trêve de folies, ma chère petite, interrompit lady M... quand elle s’aperçut enfin que sa protégée prenait la liberté grande de la taquiner à outrance. Elles ne sont pas de mise chez les personnes que nous allons voir.

Le lendemain, Chandos Cheveley, assistant à une course liée entre les gardes à cheval et le club des Zingari, fut interpellé par lord Goodwood au sujet de sa belle valseuse. — C’est pour le moment ce qu’il y a de mieux sur le tapis, répondit-il avec la négligence d’un connaisseur émérite.

— Dites cela plus bas, reprit le jeune marquis en riant, vous allez perdre vos entrées chez les Almondine et chez la petite Maréchal; mais je suis de votre avis : lady Tattersall pour le coup ne manquera pas de chalands. De plus la demoiselle est richement pourvue. Tous les biens de sa mère lui sont dévolus, et je vous réponds que c’est quelque chose.

— Pensez-y donc, Goodwood ! Un si bon placement a de quoi vous tenter. Justement voici l’équipage de lady M... Si la chance veut qu’elle m’aperçoive, le cocher tournera bride. Je suis pour cette bonne dame un cauchemar, un épouvantail pire que tous les bandits du Newgate-calendar. Il faut néanmoins, pour être poli, affronter cette antipathie déraisonnable.

— Encore cet homme! s’écria intérieurement lady M... quand elle vit Chandos Cheveley s’avancer vers sa calèche le sourire sur les lèvres et le chapeau à la main. Cette fois il sera traité selon son mérite. — Sur ce, de très bonne foi, la bonne Helena chercha dans son arsenal les regards les plus dédaigneux, les réponses les plus brèves et les moins courtoises, afin de foudroyer l’importun qui semblait prendre plaisir à la braver; mais, hélas! on lutte en vain contre sa nature. Le plus froid sourire de lady Tattersall était, auprès de ceux que savait employer en pareille circonstance son amie Hautton, ce qu’est une brise napolitaine du mois de mai comparée à un ouragan d’hiver sur les côtes de la Nouvelle-Zemble. Cecil Ormsby d’ailleurs semblait prendre à tâche de déconcerter le mauvais vouloir de cette protectrice trop zélée. Suppléant aux lacunes de la conversation, que lady M... laissait tout exprès tomber, commentant, développant ses réponses trop concises, tempérant par un amical sourire les ironies qui tâchaient de se montrer hostiles, elle retenait Chandos à la portière du carrosse, où le surprit l’arrivée de lady Hautton, qui jeta sur son amie un vrai regard de basilic, cruel et fascinateur à la fois. — Comment, disait ce regard, vous, le chaperon par excellence, vous tolérez les relations d’un homme aussi objectionable avec la fille de Rosediamond ! — Sous cette apostrophe écrasante, lady M... baissait le front; elle se sentait en faute. Belgravia tout entière lui semblait appuyer et confirmer le regard accusateur d’Anne Hautton. Pendant qu’elle était ainsi torturée, les deux jeunes gens, là, sous ses yeux, sans avoir conscience du rôle qu’ils lui faisaient jouer, de la responsabilité qu’ils lui faisaient encourir, caquetaient et coquetaient à dire d’experts.

— Partons ! s’écria-t-elle tout à coup, feignant de se rappeler certaine parure que Lewis et Allonby devaient lui envoyer à heure fixe, et on la vit déserter le champ de courses au seul moment où la lutte prenait pour elle un intérêt personnel. Carruthers était sur le point de distancer outrageusement le fils de lady Anne, et d’assurer ainsi le triomphe hippique de la household-cavalry,

Les choses bien évidemment ne pouvaient en rester là. Un coup d’état devenait indispensable. — Chère enfant, dit un beau matin lady M… à sa pupille, j’ai une grâce à vous demander, c’est d’être invariablement engagée quand M. Chandos Cheveley viendra vous proposer une valse.

— N’attendez pas de moi cette promesse, repartit l’obstinée jeune fille avec une moue que son chaperon ne lui connaissait pas encore ; j’aime assez à choisir mes connaissances, comme mes toilettes. D’ailleurs M. Chandos est inscrit sur mes tablettes pour le bal de ce soir. Il faudrait, si j’avais à revenir là-dessus, inventer un mensonge. Ce n’est pas vous, j’imagine, qui me le conseilleriez ?

Lady M… ne jugea pas à propos de répondre ; mais en rentrant chez elle : — Soames, dit-elle à son valet de chambre, je n’y serai jamais, jamais, entendez-vous bien, pour M. Chandos Cheveley. Faites-le savoir au concierge. — Soames enregistra précieusement cette consigne, se réservant à la première occasion de la transmettre mot pour mot au domestique de Chandos.

Huit ou dix jours après, un cabriolet s’arrêtait devant l’hôtel de Lowndes-square. Le gentleman qui le conduisait reçut en souriant le not at home du concierge, et en même temps il envoya un léger coup de chapeau à une jeune personne qu’il apercevait derrière un massif de fleurs à l’angle d’une des croisées du salon. Celle-ci lui répondit par un gracieux mouvement de tête. — Eh bien ! Cecil, à quoi songez-vous ? s’écria lady M… tant soit peu émue. Depuis quand se met-on à la fenêtre pour saluer les passans ?

— Je me figurais, repartit miss Ormsby, que toute politesse en vaut une autre.

— On ne se montre pas lorsqu’on a refusé sa porte.

— Je ne pense pas avoir refusé ma porte à qui que ce soit.

Quant à Cheveley, il s’éloignait sans la moindre rancune pendant que s’échangeaient ces répliques aigres-douces. — Après tout, se disait-il, lady Tattersall est dans son droit. Cecil Ormsby ne doit pas être confondue avec la duchesse d’Almondine et la petite Maréchal.

« Comme je voudrais le savoir unjpeu loin de Londres ! » En ceci se résumaient les réflexions de lady M… après chacune des escarmouches, devenues assez fréquentes, qui se livraient au sujet de Chandos Cheveley entre elle et son indocile élève. Il n’était guère probable que ce bon garçon, tout en professant pour elle, sans tenir compte des sentimens qu’elle lui avait voués, une sympathie inébranlable, quittât la capitale au milieu de mai, par pure condescendance aux inquiétudes dont il était l’involontaire sujet. Aussi la vie du monde le rapprochait-elle à chaque instant de ces dames, qui tantôt le rencontraient dans Hyde-Park, promenant le mail-coach du duc d’Almondine, tantôt le retrouvaient à l’opéra et tantôt au bal, où il continuait à se faire inscrire sur le carnet de miss Cecil; mais, très susceptible sur certains chapitres, il ne se représentait plus à la porte où le not at home lui avait été signifié. Survint un bazar de charité tenu dans les Willis-rooms, et qui réunit une journée durant les coryphées de la mode. Cecil Ormsby, chargée de la stalle de lady M..., y débitait à des prix insensés mille bagatelles sans valeur. Le moindre bouquet de violettes s’y payait une guinée et certains petits paquets de cigares noués dans une faveur bleue ne se donnaient qu’en échange d’un fiver ou d’un pony[4], pour peu que l’acheteur fût seulement duc ou banquier. Il y avait foule autour de la « dame de comptoir » improvisée. Goodwood, Fulke jaugent, Fitzbreguet, la fine fleur du dandysme contemporain, y faisaient cercle et pour ainsi dire émeute ; Carruthers s’y trouvait naturellement, et lady M... se demandait si le jour décisif n’était pas venu pour lui d’apprécier enfin le trésor providentiellement jeté sur sa route : l’empressement de tant de rivaux, la bonne grâce radieuse de Cecil, avaient de quoi réveiller l’indifférence la plus apathique. Au moment où elle caressait secrètement cette espérance maternelle, quelques mots prononcés non loin d’elle arrivèrent à son oreille, accompagnés d’un petit ricanement amer. — Helena, disait lady Hautton, voudrait bien donner Cecil Ormsby à Carruthers. Quant à moi, je ne me soucierais guère d’une bru aussi coquette.

Lady M..., surprise pour ainsi dire en flagrant délit, baissa involontairement les yeux et ne fit pas semblant d’avoir rien entendu; mais bientôt elle se sentit irrésistiblement appelée à regarder du côté de sa protégée pour savoir en quoi celle-ci avait pu mériter le terrible arrêt porté contre elle. Or, en ce moment-là même, Cecil Ormsby, reine du tournoi, semblait, entre tous les courtisans groupés autour de son trône, vouloir décerner la palme victorieuse à Chandos Cheveley : cruel tableau pour un chaperon pénétré de ses devoirs, tableau rendu plus cruel encore par certain coup d’œil de l’austère Hautton, où se mêlait à une indignation vertueuse contre le « coureur de dots » une commisération toute chrétienne pour l’aveuglement et la déplorable faiblesse qui facilitaient ses criminelles entreprises. Lady M... supporta noblement ce dernier outrage et garda intacte sa sérénité habituelle; mais ce ne fut pas sans se promettre de frapper immédiatement un grand coup. Où prendrait-elle le courage d’une franchise rigoureuse? Comment se résoudrait-elle à sévir, nonobstant cette exquise sensibilité qu’une fleur brisée par mégarde ou les souffrances d’un épagneul victime de sa gourmandise suffisaient pour mettre aux champs? Là n’était pas la question. L’ennemi aux portes, on ne délibère plus, on se dévoue. Non sans scrupules et sans frémissemens intimes, la digne femme se porta sur la brèche menacée. Venant à faiblir, elle n’aurait su comment se justifier auprès du vieux général Ormsby, l’oncle et le tuteur de Cecil.

L’occasion se présenta quelques jours après d’avoir avec Chandos l’entretien prémédité. C’était à Fulham, dans le petit bijou de villa que lady Doncaster venait d’acheter, et dont elle inaugurait la prise de possession. — Voudriez-vous, monsieur Cheveley, m’accorder quelques instans? — lui demanda l’aimable douairière avec un sourire dont l’hypocrisie bénigne cachait des trésors de rancune et aussi quelques terreurs secrètes. Le jeune homme, fort étonné, se laissa diriger vers une allée de rosiers un peu à l’écart des autres convives. — Il a vraiment de fort beaux yeux, pensait lady M..., mais il n’en sera pas moins vertement remis à sa place... Vous savez, monsieur, continua-t-elle tout haut, quels liens d’amitié m’unissaient aux Rosediamond, et quelle responsabilité j’ai assumée en me chargeant de leur fille. Je dois compte de son bonheur au père qui me l’a confié.

— Le pauvre homme étant défunt, se demandait Chandos, comment lui rendra-t-elle ce compte?

— Aussi, continua solennellement la timide Helena, vos attentions très marquées pour ma chère Cecil n’ont pu échapper à ma sollicitude, et c’est ce sujet essentiellement délicat...

— Que vous avez voulu traiter avec moi, dit Cheveley, achevant la phrase que son interlocutrice laissait en suspens; puis, avec un sourire à la fois triste et fier qui jeta lady M... dans une véritable perplexité : — Je devine à peu près, madame, ce que vous vous proposez d’ajouter à cet exorde. Vous désirez me remettre en mémoire que lady Ceci! Ormsby, belle et riche comme elle l’est, a droit à d’autres hommages que les miens. Vous ajouteriez, si vous vouliez être complètement franche, que vous me soupçonnez de calculs indignes, et que vous me croyez capable de spéculer sur ce mariage, dont la seule possibilité vous cause un véritable effrois

— Qu’entends-je? où suis-je? que dirait à ma place Anne Hautton? Voilà ce que se demandait l’infortuné chaperon tout en jouant par contenance avec la frange de son ombrelle. Quant à trouver une parole, impossible, absolument impossible. Elle eût tout aussi facilement étranglé l’ogre avec son mouchoir de dentelle, et Dieu sait si elle en était capable !

— Je vous assure, monsieur Cheveley, que vous vous méprenez absolument, balbutia-t-elle enfin plus morte que vive.

— Je ne crois pas, madame, et du reste vous êtes en droit de me mal juger. D’autres n’ont pas eu plus d’indulgence qui, me connaissant mieux, auraient dû m’épargner de tels soupçons. Je ne suis cependant pas aussi dépourvu d’honneur que ma pauvreté le fait croire. Pas plus tard qu’hier, quelques propos tenus chez Almondine m’ont fait comprendre qu’on attribuait mes assiduités auprès de miss Cecil à des calculs dont je suis tout à fait incapable. Aussi m’étais-je promis de ne plus céder au penchant qui m’attire vers elle. Je dois me mettre en garde contre une tentation qui deviendrait peut-être au-dessus de mes forces, et vous me permettrez sans doute d’élever une barrière de plus entre elle et moi par la promesse que je vous fais ici de quitter Londres dès demain. Peu importe l’amertume de cette séparation. Miss Cecil n’aura plus rien à craindre de mon amour.

— Jugez de ma position, disait lady M... à son fils en lui rendant compte le soir même de cette importante conférence. Rarement je me suis trouvée si mal à mon aise. Pour ne pas céder à la pitié que m’inspirait ce noble langage, il a fallu me rappeler à mainte et mainte reprise mes devoirs envers les Rosediamond et envers le général Ormsby. Maintenant que pensez-vous d’Anne Hautton? Après m’ avoir félicitée de ma fermeté envers Cheveley, ne m’a-t-elle pas demandé, par forme de compliment, si vous n’épouseriez pas bientôt Cecil Ormsby ?

Cecil cependant restait fort intriguée de voir Chandos Cheveley, qui l’avait habituée à d’autres empressemens, se tenir soigneusement éloigné d’elle. Il ne quittait plus la coquette duchesse d’Almondine, et cette nouvelle attitude fut si nettement accusée que, remontant en voiture pour quitter Fulham, miss Cecil interpella son chaperon avec une brusquerie presque blessante. — Que lui avez-vous dit? lui demandait-elle, répondez, ne feignez point de ne pas me comprendre! Je veux tout savoir. Qu’avez-vous dit à M. Cheveley?

— Peu de chose en vérité. C’est lui qui a parlé tout le temps.

— Eh bien! qu’a-t-il dit, lui? Ne me cachez rien, je devinerais. Devant une si impérieuse volonté, la faible Helena ne pouvait que céder. Elle raconta fidèlement ce qui venait de se passer entre elle et Chandos. Cecil l’écoutait, muette pour cette fois et dissimulant derrière son ombrelle les larmes qu’elle sentait monter à ses yeux. Avec son habileté ordinaire, lady M... termina son récit par quelques sages conseils. — Montrez-vous, disait-elle, aussi raisonnable que lui, et, si par grand hasard vous avez ressenti pour ce jeune homme quelque inclination romanesque, sachez comprendre combien il vaut mieux pour vous...

Ici elle fut interrompue par Cecil, dont les yeux humides lancèrent tout à coup des flammes. — Voilà de quels conseils inspirés par l’égoïsme vous payez tant de générosité, tant de chevaleresque délicatesse!...

— Bon Dieu ! se demandait le chaperon courbant la tête sous la bourrasque, comment tournera cette aventure? Heureusement que le péril va se trouver conjuré par une séparation immédiate.

Le lendemain, tandis qu’elle se berçait sous ses courtines soyeuses de cette pensée consolante, miss Ormsby, beaucoup plus matinale, longeait au pas la New-Ride, ombragée par les arbres de Kensington-Gardens. Bien souvent il lui était arrivé à pareille heure de rencontrer là M. Chandos Cheveley, accoudé aux barrières et fumant son cigare. Y venait-il guetter son passage? ou le hasard seul amenait-il ces rapides entrevues, plus fréquentes depuis quelques semaines? En tout cas, elles ne pouvaient donner prise à la médisance, car la jeune amazone passait sans s’arrêter jamais, et suivie à dix mètres de distance par un vieux groom, devant l’assidu promeneur qui se contentait de soulever son chapeau sans jamais se permettre une parole.

Ce jour-là, Cecil cheminait moins vite que de coutume, et son regard errait à droite et à gauche, comme s’il cherchait quelqu’un. — Peut-être aura-t-il le bon esprit de venir, se disait tout bas notre héritière. — De fait, à la place habituelle, Chandos, le coude sur la barrière, respirait innocemment l’air du matin. Chez lui, ses malles étaient faites, son départ annoncé. Il attendait l’heure du train, et avant de partir il avait voulu revoir une fois encore un endroit du parc que certains souvenirs lui rendaient particulièrement cher.

Quand Cecil s’approcha, quand il l’eut reconnue, sans presque l’avoir regardée, aux battemens précipités de son cœur, il s’apprêta, comme de coutume, à la saluer au passage; mais pour la première fois le bel alezan qu’elle dirigeait s’arrêta devant le promeneur immobile. — Est-il donc vrai, monsieur Cheveley, que vous songez à quitter Londres?

Cette question lui fut adressée après une certaine hésitation, avec un regard qui la commentait éloquemment. — Je pars en effet, miss Cecil ; on vous a bien renseignée.

— Et votre absence sera longue ?

— Je ne reviendrai certainement pas de l’hiver.

Cheveley tenait exactement la parole donnée à lady M… Son langage était celui de la plus complète indifférence, et, quoique pris tout à fait au dépourvu, il soutenait bravement la lutte. Cecil, embarrassée, se taisait maintenant. Le fidèle groom s’était arrêté à la distance voulue et s’y tenait immobile comme une statue équestre. Rougissant et pâlissant tour à tour, sa jeune maîtresse tourmentait par des mouvemens nerveux et saccadés les rênes de son cheval. Habituée à répondre, elle ne l’était pas à parler la première : aussi ses propos étaient-ils entrecoupés de pauses fréquentes. — Lady M… m’a répété… J’ai su par elle vos projets de départ… Est-ce un parti tout à fait pris ?… Ne pourrait-on savoir ?…

Saisi d’une émotion qui lui était tout à fait nouvelle, Chandos ne se pressait pas de répondre, et la situation devenait de plus en plus critique. — Oui, reprit Cecil, pourquoi ce voyage ?… Ne pourrait-on ?… Faudrait-il ?…

— Ah ! s’écria tout à coup Cheveley, me parler ainsi, c’est tenter le sort !… Vous savez trop bien…

— Je sais tout, murmura-t-elle d’une voix très douce.

— Vous devez savoir alors que mon honneur m’empêche d’accepter un sacrifice dont je ne suis pas digne…

— Le refuseriez-vous à mon… repos ? demanda Cecil, baissant la tête à ce point que les boucles de sa chevelure touchaient presque la crinière de son cheval…

Lady M… fut passablement étonnée, au déjeuner, quand sa protégée parut sans avoir pris le temps de changer son habit de cheval contre une toilette plus convenable. Son étonnement redoubla lorsque Cecil, dont les yeux brillaient, dont les joues semblaient émettre des lueurs roses, après avoir jeté son chapeau sur une table et ses gants-crispin au nez de Bijou, se jeta elle-même aux pieds du chaperon stupéfait. — Maintenant, disait l’aimable insurgée, je vous pardonne de tout cœur. Puissiez-vous me pardonner à votre tour !

En certaines matières, lady M… avait l’esprit subtil et prompt. — Grands dieux, mon enfant !., vous ne venez pas m’annoncer ?…

— Mais justement si, interrompit la jeune fille avec un petit air triomphal le plus gai du monde. On n’échappe pas à sa destinée ; la mienne me condamnait à être… ogresse.

— Que dira le général ?… Lady M… ne trouva pas d’autre exclamation dans son cœur oppressé.

— L’oncle Johnnie ?… Ah ! je voudrais bien voir qu’il ne trouvât pas admirable tout ce qui peut plaire à sa nièce. Permettez-moi de vous affirmer que vous ne le connaissez guère, ma bonne et chère comtesse !

— Cela se peut;... mais Anne Hautton, que dira-t-elle? se demandait in petto la pauvre mère, déçue dans ses ambitieux calculs. Certes j’ai eu tort de manquer à mon serment, et cette fois je renonce bel et bien pour le reste de ma vie à me mêler de... ce qui ne me regarde pas.


III. — TROISIÈME SAISON. — LA CRISE SUPRÊME.

— A votre place, moi, je refuserais tout net.

— Alors, Philip, vous ne m’avez certainement pas écoutée. Entrez un peu dans la situation, je vous en conjure ! Voilà une pauvre femme, mon amie d’enfance, reléguée à l’autre bout du monde, dans une île barbare dont je ne puis pas même prononcer le nom, et où son mari remplit les fonctions de gouverneur... Un triste mariage qu’elle fit là, je ne sais quel officier d’un régiment colonial... Comment voulez-vous qu’ils établissent leur fille, à moins de la donner à leur secrétaire ou à quelque planteur des Indes. Quelle mère accepterait de pareilles chances, et dans de telles extrémités ne recourrait à une amie placée comme le malheur veut que je le sois? Refuser, c’est bientôt dit; mais je voudrais vous y voir.

— La connaissez-vous seulement? Savez-vous quelle créature impossible vous vous exposez à traîner après vous? Elle est peut-être noire comme Othello, peut-être a-t-elle des façons de chambrière. Qui sait, habituée au service nègre, si elle ne jettera pas votre vaisselle plate à la tête du pauvre Soames?

— Philip !

— Je la vois d’ici, nous arrivant de quelque couvent, et, dans un dîner prié, les lèvres pincées, le regard au ciel, ne touchant qu’au premier service à cause du maigre, allant à la messe tous les matins, et, quand on lui demandera de chanter, entonnant une hymne à Marie !...

— Philip!... vous croyez sans doute que le métier de chaperon n’a pas en lui-même de quoi chagriner assez...

— Eh bien ! morbleu, ne le faites plus! Refusez de vous charger de cette jeune sauvage.

— C’est que, voyez-vous?... l’affaire est arrangée,... ma promesse est partie...

— Achevez! l’ex-nonne est en route, peut-être même est-elle arrivée.

— Non!... C’est ce soir que je l’attends.

Carruthers partit d’un éclat de rire, et, fidèle à son insouciant optimisme : — Bravo! mère, vous voilà quitte de mes objections. Je reviendrai demain m’enquérir de votre nouvelle protégée.

Le lendemain effectivement, Carruthers s’annonça dans le boudoir de Lowndes-square par une poignée de macarons lancés à la tête de Bijou. — Eh bien? disait son regard, empreint d’une curiosité ironique. Lady M... semblait quelque peu soucieuse. — En vérité je ne sais encore que penser, répondit-elle à une question plus directe. Si j’étais homme, il me semble que cette petite personne me semblerait... detrimental.

— Ah! mon Dieu! Elle est gauche, empruntée, maladroite?

— Pas le moins du monde, ses manières sont parfaites.

— Pétulante, volontaire, brusque?...

— Douce comme une gazelle... Tout le portrait de sa mère.

— Brune alors, la peau basanée?

— Blanche comme cette statuette, un teint superbe, des cheveux d’or, des yeux brun-clair.

— Dites-moi donc vous-même ce qui lui manque.

— Bien au monde, et voilà justement pourquoi vous me trouvez si intriguée.

— Entendons-nous cependant, s’il est possible. Quel sens attachez-vous à ce mot detrimental?

— Il s’explique de lui-même, ce me semble. Un homme detrimental, c’est-à-dire nuisible, est celui qui, doué d’assez de charme pour faire partout de grands ravages, possède en même temps trop peu d’autres avantages pour qu’on en fasse sans une imprudence notoire l’objet d’une recherche sérieuse. Charmant pour une inclination passagère, une flirtation de quelques jours, mais essentiellement inéligible, s’il s’agit d’autre chose... Vous comprenez, j’en suis sûre. Eh bien! la petite Montelieu appartient à cette catégorie, n’en déplaise à son sexe, qui est le mien. Or la femme detrimental est dans une condition bien plus aventurée que l’homme detrimental. Tout le monde la courtise, et personne ne veut entendre à l’épouser...

Carruthers, examen fait de la nouvelle venue, se permit de rectifier les opinions maternelles. — Pourquoi donc la trouvez-vous si petite? Sa taille est moyenne et admirablement prise... Vous n’avez rien exhibé de mieux, je vous assure, et me voici prêt à parier, si belles que fussent certaines de vos protégées, que celle-ci fera une tout autre sensation.

— Soit, vous êtes expert juré en ces matières; mais, la sensation produite, qui épousera cette fée mignonne?

— Ma foi, je n’en sais rien. Le don de prophétie m’a été refusé. Malgré cela, je vous dirai pourtant, et sans craindre de me tromper, qui ne l’épousera point... — La belle merveille !... C’est vous, n’est-il pas vrai ?... Eh bien ! comptez là-dessus, je ne combattrai pas cette fois votre manie de célibat. Une enfant comme Flora ne vous conviendrait sous aucun rapport. Ce que je désire pour vous aujourd’hui, c’est une femme de poids et de rang, de vingt-cinq à vingt-six ans, une attitude imposante, sachant représenter...

— De grâce, madre cara, n’allons pas plus loin ! Rien que cette esquisse me ferait détaler d’ici. Comment! vous auriez le cœur de troubler mon inoffensive quiétude, vous ne reculez pas devant l’idée d’introduire dans cette nonchalance idéale où je me complais l’aiguillon matrimonial, la torche phosphorée de l’hymen, le serpent symbolique de l’anneau des fiançailles !

— Jamais je ne vous ai vu si pathétique, s’écria lady M..., riant, malgré qu’elle en eût, de cette adjuration éloquente... Au fait, se disait-elle quand son fils l’eut quittée, je ne sais pourquoi je mets tant d’insistance à lui faire prendre femme. Il est le dernier du nom, et, j’en conviens, c’est grand dommage que le nom s’éteigne. Un domaine comme Deepdene mérite certes qu’on s’arrange pour le laisser en bonnes mains. Ceci dit pourtant, il faut bien reconnaître que, pour un garçon de ce caractère, le mariage est une terrible loterie, et je sens que, s’il y prenait un billet perdant, personne n’en serait plus affligé que moi. Jamais je ne réaliserai l’idéal féminin que mes rêves lui destinaient... Cecil Ormsby elle-même, que j’ai tant souhaitée pour bru, était loin de remplir toutes les conditions du programme. Non, décidément, aucune femme n’est digne d’un si excellent garçon. D’ailleurs, s’il en aimait une, il me semble que je serais horriblement jalouse, horriblement malheureuse de me voir reléguée au second plan...

Carruthers avait deviné juste. Flora Montelieu ne tarda pas à être remarquée. Sa douceur de gazelle se trouva être assaisonnée d’une grande liberté d’esprit et d’une assurance modeste qui l’aidaient à se faire une place à part dans ce monde blasé où elle apportait l’entrain curieux d’une débutante. Le rang ne lui imposait guère, les complimens ne l’éblouissaient pas. Il y en avait qui, trahissant une fatuité plus ou moins autorisée, lui prêtaient à rire. Goodwood, dont une gâterie perpétuelle avait peu à peu oblitéré le bon sens naturel, s’en étant permis quelques-unes de ce genre, fut doucement remis à sa place par la jeune fille qu’il s’était cru certain de fasciner. Belgravia tout entière frémit de voir traiter si légèrement, — et par qui, grands dieux? — l’une de ses idoles, et lady Anne Hautton se chargea de punir un tel sacrilège. Avec ce sourire aigrelet dont cette pieuse personne assaisonnait ses reproches indirects, elle questionna son amie Helena au sujet de la jeune inconnue qui se produisait sous son égide. — On n’a jamais vu un pareil aplomb, ajouta-t-elle, et il est étrange que Goodwood ait supporté l’impertinence dont elle a fait preuve dernièrement à son égard.

Lady M... fut elle-même terrifiée d’un blâme aussi vertement formulé. — Y songez-vous? dit-elle en rentrant à sa protégée. On ne traite pas ainsi un marquis de Goodwood. S’il s’agissait d’un lieutenant de lanciers, d’un petit maître du foreign-office, cela se concevrait encore à la rigueur; mais le futur duc de Doncaster!...

— Fut-il le propre fils de sa majesté la reine, repartit tranquillement Flora, je le regarde comme tenu de pratiquer envers les femmes la courtoisie chevaleresque de ses aïeux.

— A la bonne heure! En principe, vous avez raison; mais que voulez-vous? les manières ont tellement changé. C’est la régence qui en est cause : à chaque génération, depuis cette désastreuse époque, la politesse est allée en décroissant. Votre âge cependant et votre position ne vous permettent point de si grandes libertés. On les passerait à la duchesse d’Almondine; mais, vous le voyez, les Hautton vous blâment. Si Goodwood s’avisait de vous prendre à guignon !...

— Je n’en mourrais pas, croyez-le bien... Je ne vois rien en lui qui m’impose un respect si particulier, rien qui le distingue des autres mortels, parmi lesquels il en est, ce me semble, de bien autrement brillans, de bien autrement spirituels, et par exemple, sans aller plus loin, sir Philip...

— Ah! pour celui-là, j’en tombe d’accord; mais on trouve peu de jeunes gens d’une valeur et d’un esprit aussi remarquables. Comme rang toutefois, Carruthers est au-dessous de Goodwood, repartit lady M... avec une impartialité stoïque. Et cependant les Carruthers sont les plus anciens de beaucoup, car ils datent d’Éthelbert II, tandis que l’illustration des Doncaster provient de ce que Gervaise d’Ascotte, au XIVe siècle seulement, reçut sous les murs d’Ascalon l’accolade du chef des croisés. Voilà de ces choses qu’il est bon de savoir, et, quand on les sait, on ne s’expose pas à traiter de haut en bas le représentant d’une race illustre.

— Bah! ne le plaignons pas trop : ma rude franchise aura eu pour lui le charme de la nouveauté. D’ailleurs, à vous parler vrai, je ne m’inquiète pas énormément de ce que ce grand marquis peut dire ou penser de ma chétive personne.

Le grand marquis, au fait, n’en pensait et n’en disait aucun mal, témoin ce fragment d’une conversation qu’il eut avec Carruthers un jour qu’il le menait, lui et quelques autres, du côté de Hornsey-Wood. On venait de célébrer à F envi la grâce de miss Montelieu, sa légèreté comme valseuse, ses talens équestres, la vivacité de ses reparties; résumant en quelque sorte les éloges unanimes de ses compagnons : — Somme toute, reprit Goodwood, ce n’est plus un mécanisme plus ou moins parfait, mais dont le jeu n’a rien d’inattendu, rien de spontané, de vraiment naturel. C’est la nature elle-même, la nature sans artifice, sans rien d’appris ni de convenu. Jamais vous ne savez ce qu’elle va dire, attendu qu’elle ne le sait pas elle-même. Elle m’a immensément réjoui l’autre jour par cette rebuffade éclatante dont elle paya je ne sais quelle fadeur réellement indigne d’elle et de moi.

— Bravo, Goodey! voilà ce que j’appelle de l’éloquence. J’augure bien de vos débuts à la chambre haute, et les ministres n’ont qu’à se bien tenir, interrompit Carruthers avec une ironie assez nettement accusée.

— Eh mais ! remarqua Goodwood, vous êtes bien railleur ce matin. Quel ennui peut vous causer mon admiration pour miss Flora?

— Aucun, mon ami, je vous le jure. Menez son panégyrique aussi loin que vous voudrez, et ne croyez pas que j’y trouve à redire.

Vers la fin d’un bal donné quelque temps après, lady M... eut le plaisir, tempéré par la terreur, de voir sa petite « Indienne » valser à plusieurs reprises avec le duc futur de Doncaster. A un certain point de vue, il y avait là quelque chose d’incompatible avec ses préjugés de patricienne; mais un certain instinct révolutionnaire, qui existe à l’état latent chez beaucoup d’excellentes natures, s’était petit à petit éveillé en elle, et lui faisait prendre plaisir au succès inattendu de Flora. — Combien lady Hautton devait en être scandalisée ! Tandis que la fille du pauvre officier des colonies tournoyait ainsi dans les bras du noble et riche marquis, lady Egidia Hautton en était réduite au frère cadet de Goodwood, Seton Ascotte, et lady Féodorovna, sa sœur cadette, figurait avec un parvenu de la haute banque, représentant du comté où jadis régnaient les Hautton. — Certes il y avait là de quoi gémir, de quoi déplorer l’entraînement égalitaire de l’époque, et pourtant, au fond du cœur, lady M... était littéralement ravie. Elle le fut bien autrement un jour où Goodwood, — qui une fois à Londres dînait invariablement au club, au château ou à la mess des life-guards, — s’invita familièrement chez elle. Cette démarche significative lui donna fort à penser; aussi voulut-elle avoir l’avis de son fils. Carruthers l’écoutait avec impatience en frottant à rebours du bout de sa canne l’épaisse fourrure de l’angora bien-aimé. — Je ne voudrais pourtant pas, lui disait sa mère, qu’on pût me reprocher d’attirer ici votre ami pour lui faire contracter un mariage disproportionné avec une fille de rien, sans naissance et sans fortune.

— Vous en parlez toujours comme si elle appartenait à la famille du bourreau. Pour moi, je ne sais, à, vrai dire, quel sang coule dans ses veines; mais je lui reconnais une rare noblesse de cœur et des façons plus réellement patriciennes qu’on n’en trouve dans bien des palais. Quant à son peu de fortune, en vérité, je ne vous savais pas accoutumée à mesurer le mérite des gens sur le nombre de guinées qu’ils peuvent dépenser bon an mal an.

— Allons donc ! vous ne me supposez pas une manière de voir si basse; mais un mondain tel que vous ne saurait se dissimuler que Flora, dont je ne conteste pas les charmantes qualités, n’en est pas moins, à certains points de vue, une personne detri

— Pauvre chère enfant ! interrompit Carruthers, qui décidément avait pris ce mot en grippe.

— N’importe; si elle sait se conduire (je crois me connaître un peu en ces matières), elle verra Goodwood à ses pieds... J’y ferai d’ailleurs tout mon possible, et vous devriez bien, mon cher Philip, nous donner un coup d’épaule.

— Juste ciel ! que me demandez-vous là, cara madre? J’aimerais autant, picador improvisé, prendre au lasso les taureaux madrilènes que de vous aider à serrer les nœuds d’hymen au cou des pauvres garçons de Belgravia,

— Eh bien ! mon cher ami, on se passera de vous. Je commence à penser que Flora, sous ses dehors étourdis, cache une profonde tactique. Son laisser-aller un peu moqueur, ses libres allures, lui ont mieux réussi avec Goodwood que l’irréprochable dignité de votre belle cousine Valencia. Seulement il faut conclure et battre le fer pendant qu’il est chaud. Je saurai certainement bientôt à quoi m’en tenir.

— Persévérez, bonne mère, persévérez ! On n’est pas plus clairvoyante que vous dans les choses du cœur, conclut Carruthers avec une pointe de raillerie; mais tremblez en même temps. Du haut de leur raideur immaculée, deux tiers de siècles vous contemplent. J’entends par là les soixante-dix hivers de lady Hautton.

A l’Opéra, le soir même, Goodwood quitta la loge des gardes pour venir dans celle de lady M..., et ceci ne passa pas inaperçu, car sa noble mère, la duchesse de Doncaster, si apathique et endormie la plupart du temps, souleva son lorgnon pour regarder la jeune personne autour de laquelle papillonnait l’héritier présomptif de leurs grâces. — Qui est-ce? demanda-t-elle en la montrant à un de ses intimes, et, lorsqu’elle eut appris de quel néant provenait l’aimable Flora, elle ne daigna plus lui accorder la moindre attention.

Le spectacle fini et sur le seuil du théâtre, tandis que Goodwood enveloppait avec mille tendres précautions dans une chancelière fourrée les pieds mignons de miss Montelieu, Carruthers le regardait en tordant ses moustaches avec un dédain suprême. L’autre surprit ce regard, dont l’expression ne lui plut point. — Comment, vous aussi, mon brave Phil, s’écria-t-il aussitôt la voiture partie, vous aviseriez-vous de chasser sur mes terres ? Ah ! mais, songez-y, je tire à balle sur les braconniers.

— Quand j’aurai compris, repartit froidement Carruthers, je goûterai probablement le sel de cette gracieuse plaisanterie.

— Ses terres ! ses terres ! où prend-il ce droit de parler en maître ? Mais au fait en quoi cela peut-il me blesser ? songeait à part lu quelques instans après le modèle des célibataires. Je ne vais pas, j’imagine, tomber à mon tour dans le ridicule de tous ces nigauds ? Allons donc ! Si Goodey se décide, Zerline et Bibi vont être singulièrement édifiées. Le corps de ballet prendra le deuil. Belle occasion pour mettre le feu au théâtre. Les larmes de ces demoiselles suffiraient à éteindre l’incendie.

— Philip, lui dit le lendemain lady M…, je n’ai pas très bien compris pourquoi vous êtes resté dans ma loge hier pendant les entr’ actes, ni pourquoi vous coupiez sans cesse la parole à Goodwood. Je vous en avais dit assez, ce me semble, pour vous mettre en garde contre de telles indiscrétions. Vous savez où en sont les choses. Arrangez-vous pour laisser le champ libre à des assiduités qui prennent maintenant un caractère tout à fait marqué.

— Entendre, c’est obéir, repartit Carruthers en s’inclinant.

Le déjeuner achevé, pendant lequel Philip s’était montré beaucoup moins communicatif que de coutume, lady M…, restée seule avec sa petite protégée, entreprit de la confesser adroitement. — Il me semble que Goodwood était fort empressé auprès de vous. Pourrait-on savoir quel sujet il traitait avec tant de zèle ?.

— Ah ! tenez, s’écria l’enfant avec un geste d’ennui, qu’on ne me parle plus de Goodwood ! Ce nom même m’est odieux.

— Permettez, ma chère ; une jeune fille n’a pas le droit de se laisser aller à une telle liberté de langage. Il me semble entendre Philip, dont le ton sarcastique me déplaît souverainement, comme vous savez. D’après quelques mots que j’ai surpris au vol, Goodwood doit venir aujourd’hui même chercher votre réponse définitive à une question qu’il vous faisait. Voyons, me suis-je trompée ?

— Pas le moins du monde.

— Il demande votre main ?

— Sans doute.

— Et vous dites que son nom vous est odieux !

Ces mots avaient été prononcés avec un sentiment d’horreur presque tragique. Flora ouvrit un éventail qu’elle tenait, et si brusquement qu’elle faillit briser ce charmant assemblage d’ivoire et de plumes, coûteuse merveille que Carruthers lui avait apportée la veille. — Eh bien ! répliqua-t-elle ensuite, le sultan m’a jeté le mouchoir. N’ai-je donc qu’à me prosterner humblement en signe d’obéissance ? — De semblables plaisanteries,... le sultan,... le mouchoir... Il n’est pas possible que vous songiez à refuser un parti pareil?

— Vous en seriez donc fort étonnée? reprit avec un inexorable sang-froid la jeune sauvage.

— C’est-à-dire que je... mais non... il faudrait vous enfermer... Comment, vous avez à votre disposition un mari que vous disputeraient les plus belles filles de la pairie anglaise, un des premiers titres de cette pairie, un homme dont la conquête était regardée comme impossible, et tous, vous qui, — veuillez me pardonner ma franchise, — vous qui êtes sans apparentage, sans fortune, vous dont l’établissement devait être regardé comme un problème, vous repousseriez ce bienfait inoui de la Providence !

Lady M... parlait peut-être pour la première fois de sa vie avec un emportement sérieux. Il faut, pour l’excuser, se remettre en mémoire qu’elle voyait compromis le sort d’une bataille comme celle de Marathon ou de Lemnos.

— Il me semble, répondit simplement Flora, que je vous ai vue ce matin causer avec sir Philip. L’auriez-vous entretenu de vos idées?

— Il les connaît depuis longtemps; il sait à quel point je serais heureuse de vous voir épouser Goodwood, et vous portant comme moi le plus plus vif intérêt...

Pour le coup l’éventail était brisé. Flora le laissa tomber dédaigneusement à ses pieds.

— Décidément, comtesse, vous me conseillez d’accepter lord Goodwood?

— Ah ! je me doutais bien... Si je vous le conseille!... Petite hypocrite ! — Ces derniers mots furent articulés sotto voce, par manière de monologue.

— Je croyais, reprit miss Montelieu, que vous ne teniez pas pour les mariages de convenance?

— Cardons-nous des systèmes, chère petite! En thèse générale, non, je ne suis point pour les mariages dont vous parlez; mais il faut distinguer. Ce que j’appelle un mariage de convenance, c’est par exemple celui d’un parvenu qui troque sa richesse contre l’illustration d’un sang plus pur que le sien, et cela lorsqu’un calcul intéressé préside seul à ces unions que le cœur réprouve. Ici, quelle différence! Aucun mobile inavouable n’a pu décider Goodwood en votre faveur. Vous faites-vous d’ailleurs une idée bien juste du rôle que jouent en ce pays les ducs de Doncaster? Savez-vous quel rang ils occupent, quelle énorme influence est la leur, dans quelles magnifiques résidences ils passent leur vie? Helmsley vaut presque Windsor. Tout cela est à vous, si vous daignez l’accepter, et vous vous donnez les airs...

— De ne pas vouloir me vendre à lord Goodwood. — Vous vendre ? Quel étrange style ! Vous parlez exactement comme Philip. Ne semble-t-il pas qu’on vous propose un être odieux, vulgaire, désagréable, un mari tyrannique, dont le seul aspect doit vous révolter? Goodwood cependant n’est rien de tout cela. Indépendamment de sa fortune et de son rang, il a vraiment de quoi plaire, et quand vous verrez votre union répondre en tout point aux besoins de votre fierté comme aux espérances de votre ambition... D’ailleurs, je vous le répète à regret, l’obscurité de votre origine, votre situation de fortune, mille considérations enfin que vous pouvez peser comme moi, ne vous permettent véritablement pas d’agir en cette circonstance comme une héritière titrée...

Lady M... n’avait peut-être pas calculé la portée de ce dernier trait, d’autant plus cruel qu’il contrastait avec l’ordinaire douceur de son langage.

— Cela suffit, madame, répliqua vivement Flora, je suis décidée. Le marquis aura la réponse qu’il peut souhaiter.

Il y avait dans le ton et l’attitude avec lesquels fut pris cet engagement solennel de quoi éveiller quelques scrupules chez lady M... Sa conscience alarmée lui fit bien entrevoir, dans un avenir plus ou moins douteux, la duchesse de Doncaster venant lui reprocher de l’avoir unie à un incorrigible mauvais sujet; mais elle repoussa de son esprit ces anticipations désastreuses. Goodwood allait venir, il allait être accepté. Les Hautton, mère et filles, allaient recevoir en plein cœur la triomphante nouvelle. Elle les voyait déjà groupées devant l’autel de la chapelle Saint-George; elle entendait leurs félicitations contraintes; bref elle savourait une victoire comme bien peu de chaperons avant elle en avaient pu compter. Aussi, lorsque reparut son fils, elle courut au-devant de lui dans toute l’effusion de sa joie. — Pour le coup, lui dit-elle, je reçois vos complimens...

— Ah! répliqua-t-il, se baissant pour caresser Bijou, qui se roulait à ses pieds. Vous aviez deviné juste?

— Pouvait-on s’y tromper? mais, grands dieux! qu’on a donc de peine à faire aboutir ces sortes de choses! Croiriez-vous qu’au dernier moment il a fallu croix et bannière pour décider cette petite mijaurée? Il n’a tenu à rien, mais à rien, qu’elle refusât Goodwood comme le premier goujat venu. Voyez un peu quelle folle! Je ne suis venue à bout de ses absurdes scrupules qu’en faisant briller à ses yeux toutes les perspectives éblouissantes de cette magnifique alliance. Encore a-t-il fallu se fâcher, montrer les grosses dents, ne rien ménager enfin; mais, grâce à Dieu, tout est réglé. Goodwood est là-haut. En ce moment même, nous lui notifions notre consentement, et, n’en déplaise à lady Hautton...

— Grand Dieu! ma mère, qu’avez-vous fait là? Lady M... s’arrêta court, terrifiée au milieu de son enthousiasme et n’en voulant pas croire le témoignage de ses oreilles. Impossible pourtant de s’y méprendre. Une douleur poignante s’était révélée dans l’exclamation passionnée de Philip Carruthers, qui, les deux coudes sur la cheminée et la tête prise entre ses mains, offrait l’image du plus complet désespoir. Sa mère le regardait effarée.

— Serait-il possible? murmurait-elle à demi-voix. J’aurais sans le vouloir... Ah! mon Dieu, cette enfant... Vous l’aimez donc?... Pourquoi vous taire?... pourquoi me laisser ignorer?...

— Je ne le sais moi-même que depuis hier, balbutiait le pauvre Philip... Au surplus, ne vous reprochez rien, ne regrettez rien, continua-t-il en s’efforçant de calmer l’angoisse où il la voyait... Une femme capable de se donner à l’homme qu’elle n’aime pas...

— Mais c’est moi, Philip, ce sont mes instances qui l’ont décidée...

— Vous ne l’auriez jamais convaincue, si elle m’avait aimé comme je... l’espérais. Vous dites que Goodwood est là? Je ne me risquerais pas volontiers à le rencontrer, et je ne sors pas de votre chambre; mais pour l’amour de Dieu qu’on m’y laisse seul quelques instans!...

— Ah! pensait lady M..., qui s’empressa de déférer à ce vœu, je suis justement châtiée d’avoir violenté cette jeune conscience, et cela malgré les reproches de la mienne; mais que le malheur de Philip soit mon ouvrage, que j’aie de mes propres mains scellé l’arrêt par lequel toutes ses espérances se trouvent détruites!...

Tandis que, perdue dans ces tristes réflexions, elle gravissait péniblement l’escalier du premier étage, elle faillit se heurter, sans le voir, à un homme qui le descendait rapidement, et qui, marmottant d’un ton préoccupé quelques mots d’excuse, se hâta de gagner la porte. A travers l’espèce de brouillard que les larmes étendaient sur les yeux de la déplorable Helena, il lui sembla reconnaître ce personnage, déjà disparu, et une chance, — une chance sur laquelle il n’était vraiment guère permis de compter, — s’offrit pourtant à son esprit. Précipitant alors sa marche, elle arriva l’instant d’après dans le salon où miss Montelieu se trouvait seule.

— Vous avez donc refusé Goodwood? s’écria le chaperon avec un élan subit d’espérance et de joie, sur lequel Flora se méprit complètement. — Oui, madame, répondit-elle, je n’ai pas cru légitime de lui offrir un cœur indifférent à la tendresse dont il me donnait une preuve si certaine. Je lui ai dit que je ne lui ferais pas l’injure de payer sa noble confiance par un mensonge. N’allez pas croire au moins qu’hier je vous aie trompée! Mon parti était bien pris, un parti que me dictaient mon irritation et mon chagrin; mais au moment critique je ne me suis pas senti la force de tenir ma parole»

— Tant mieux, mille fois tant mieux! s’écria lady M..., se jetant au cou de sa protégée. Je ne vous demande pas le secret de cette invincible répugnance. Permettez-moi seulement de conjecturer que mon Philip, n’y est pas tout à fait étranger.

Une femme n’aime pas à être devinée par une autre femme. Miss Montelieu fondit en larmes; mais ces larmes furent bientôt séchées, d’abord par les caresses de lady M..., puis par l’arrivée de Philip, que son excellente mère s’était hâtée de faire appeler.

Peu d’heures après, revenant sur ce dénoûment si peu prévu : — Qui m’eût dit, pensait notre chaperon, qui m’eût dit que je solliciterais un mariage si étranger à mes combinaisons, si contraire à mes espérances? Anne Hautton va bien se moquer de moi. Le fait est que les Carruthers n’ont pas souvent contracté de pareilles alliances. Quand on pense aux mariages que Philip aurait pu faire! Et c’est justement lorsque je m’étais habituée à le voir rester garçon que... mais baste! quelque chose me dit qu’il sera plus heureux ainsi, et cette pensée me rend tout aise. Par exemple, je suis décidée maintenant à ne plus jamais chaperonner personne.

Lady Tattersall manquera-t-elle cette fois à son serment? Nous n’oserions le prévoir, attendu que pour le moment elle semble jouir pleinement de son irresponsabilité. Libre de tout fardeau, débarrassée de toute préoccupation, elle se meut avec une sérénité parfaite dans les cercles de Belgravia. Pas une des douairières inscrites au peerage des trois royaumes ne fait son whist avec une physionomie plus radieuse, et il serait vraiment dommage de rien changer à une situation aussi bien équilibrée. Lady Hautton nous disait pourtant l’autre soir que la revêche Adeliza, oubliant la mésaventure de Valencia Valletort et reconnaissant l’injustice de ses récriminations à ce sujet, veut une seconde fois tenter la même fortune, et lancer une autre nacelle sur les flots inconstans de l’océan matrimonial. Ce nouvel astre poind à l’horizon. Sommes-nous donc destinés à voir se rouvrir le « manège » de Lowndes-square? Di avariant omen ! Espérons qu’il n’en sera rien, et cependant, hélas!... mais non, qu’un ciel miséricordieux nous vienne en aide, et qu’un nouvel échec soit épargné à notre chère comtesse!


E.-D. FORGUES.

  1. Sous l’étrange pseudonyme de Ouïda, on a vu, dans ces dernières années, se produire un écrivain dont l’exubérante imagination, la verve facile, l’esprit courant, la désinvolture aristocratique, ont appelé l’attention du public anglais. Nous empruntons à un recueil de nouvelles qu’il a récemment publié la disposition générale et les principaux élémens de l’esquisse que nous offrons aujourd’hui à nos lecteurs. Ce recueil, intitulé Cecil Castlemaine’s Gage, and other Novelettes, a paru, il y a peu de mois, chez les éditeurs Chapman and Hall.
  2. Tattersall était un groom du duc de Kingston, qui, après s’être enrichi par l’acquisition du célèbre coureur Highflyer, fonda un marché aux chevaux, lequel a gardé son nom. A cet établissement tient une espèce de club où se réunissent, depuis le lord jusqu’au tavernier, les amateurs d’hippiatrique.
  3. Le nom de Belgravia désigne l’aristocratie du monde élégant. Dans son sens le plus précis, Belgravia est un quartier, construit en entier sur des terrains appartenant au marquis de Westminster, où se trouvent les deux grands squares de Belgrave et d’Eaton. Il forme une espèce d’ovale compris entre Hyde-Park et les Jardins de la Reine, qui le bordent au nord et à l’est, Ebury-street au sud-est, et Sloane-street dans sa partie orientale.
  4. Le fiver est une bank-note de 5 livres sterling, le pony une bank-note de 20 livres. Ces deux mots appartiennent à l’argot de la bonne compagnie.