Lady Fauvette/Lady Fauvette/19

G. Charpentier et Cie, éditeurs (p. 181-186).

XIX

En effet, l’été se passa sans qu’Alice se plaignît.

Dame Gründen remarquait bien que ses yeux profonds, d’une fixité étrange par moments, brillaient comme deux grands diamants noirs, tout au fond des orbites.

— Ce n’est pas naturel, cela, disait la bonne femme, que ce regard clair, froid, ironique, indéfinissable épouvantait… Ses yeux me brûlent.

Et puis les joues se creusaient et prenaient cette teinte de cire, diaphane, presque transparente des poitrinaires à la première période ; mais la jeune fille ne souffrait pas et toussait à peine.

— Ce n’est rien, disait-elle, un rhume.

— Alice ! ma mignonne, vous êtes bien pâle, disait souvent son père, qui se rappelait l’enfant d’autrefois, si gaie, si bruyante, si rose… et la trouvait bien changée !

— Vous ne souffrez pas, ma chérie ?

Alice répondait invariablement : Non.

À la fin de l’automne, quand il n’y eut plus ni fleurs ni feuilles dans le jardin, et que la neige commença à tomber par myriades de petites plumes blanches impalpables, le rhume reprit plus fort que jamais, avec de longues quintes de toux qui lui déchiraient la poitrine ; l’enfant se sentit si faible qu’elle en fut elle-même effrayée :

— Gründen ! dit-elle un matin, je crois que je vais mourir… Je suis bien malade, n’est-ce pas ?

Gründen essaya de rire pour la rassurer :

— Malade, allons donc ! Peut-on parler ainsi ! Malade, avec ces joues roses, ces yeux brillants !…

La jeune fille secoua la tête et s’écria tout à coup, brusquement :

— Oh ! mais je ne veux pas mourir, moi… Pauvre père !

Beaumont était au désespoir. Un de ces désespoirs muets qui navrent. N’avait-il pas déjà assez souffert dans son honneur, dans son orgueil, cet orgueil indomptable auquel il imposait silence, et qui se taisait ; dans sa fierté, qui se contentait d’une place de gérant et ne murmurait pas ?… Fallait-il qu’il souffrit encore dans son amour ?

Fallait-il que sa fille adorée, idolâtrée, mourût avant lui ?

Fallait-il donc que le seul être pour lequel il continuait cette lutte ingrate et difficile de l’homme contre les événements s’envolât si tôt et le laissât abandonné et seul en ce monde ?

— Qui niera la fatalité ? murmurait-il quelquefois en repassant une à une dans sa mémoire toutes les douleurs qui l’avaient accablé depuis deux ans.

Il avait des accès de découragement à faire pitié.

Il voyait bien que l’enfant s’en allait, et comme tous ceux qui, souffrant beaucoup, se rattachent quand même à un espoir chimérique, à une lueur vague, un rien qu’un mot brisera et dont ils sentent eux-mêmes le peu de fondement, il n’osait consulter le docteur, crainte de cette voix froide, indifférente qui, de par la science, avec de grands mots sonores et une logique implacable, viendrait sanctionner toutes ses appréhensions et détruire ainsi ce peu d’espoir auquel il se rattachait.

À quoi bon ?

Ces joues pâles, ces grands yeux brillants, cette voix aimée qui changeait lui faisaient peur.

Une nuit qu’il ne pouvait dormir, il s’était levé doucement et avait été sur la pointe du pied jusqu’à la chambre de sa fille ; il avait été épouvanté de sa pâleur, de la respiration sifflante, toute rauque et oppressée qui s’échappait de la poitrine…

— Mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria-t-il en s’enfuyant, la sauver !

À partir de ce moment, il n’eut plus que cette seule pensée : La sauver ! Mais que faire ? Comment, par quel moyen la sauver ?

Le docteur avait dit que l’hiver était nuisible à Alice, et l’hiver arrivait à grands pas. Il lui fallait la chaleur, le soleil, le printemps ! Le printemps avait fui… Il s’agissait de le rattraper, coûte que coûte.

Beaumont prit une grande résolution ; il dit adieu à la Russie et résolut d’emmener sa fille à Nice. Il y perdait sa place… ; qu’importe ! Avant tout, il voulait garder son enfant.

La maladie suivait toujours sa marche progressive, terrible, effrayante, que rien n’arrête ! On l’attribuait à l’hiver rigoureux de Saint-Pétersbourg, au changement soudain qui, d’une des riches héritières de la Grande-Bretagne, avait fait tout simplement la fille d’un obscur employé aux appointements de dix-huit cents roubles ; en somme, à toute espèce de raisons qui y étaient bien pour quelque chose, certainement ; mais personne ne savait ce que souffrait la pauvre petite âme froissée qui habitait cette jolie enveloppe frêle et décolorée, qui s’étiolait tout doucement faute d’amour, comme les fleurs s’étiolent faute d’air !

Personne ne savait que miss Alice Beaumont, un joli rêve blond et rose, une jeune fille évaporée, mourait lentement de chagrin, mourait parce que le sacrifice qu’elle s’était imposé était trop lourd pour ses forces, parce que la vie de tout le monde, « avec plus d’épines que de roses, plus de jours sombres que de rayons de soleil, » ne pouvait être sa vie.

Personne n’avait entendu la voix cruelle et insinuante qui murmurait à son oreille :

« Si réellement il t’avait aimée comme il le disait, ne serait-il pas ici, près de toi ?… Il savait où tu allais ; pourquoi ne t’a-t-il pas suivie ? »

Non, personne n’entendait cette voix moqueuse qui la torturait jour et nuit.