Lady Fauvette/Lady Fauvette/20
XX
— Gründen, réveillez-vous, nous sommes arrivés. La vieille dame se frotta les yeux, regarda autour d’elle d’un air quelque peu hébété ; puis, ramassant un poème de Schiller tombé à ses pieds et comptant lentement sur les doigts :
— Un, deux, trois… ; la valise, le parapluie, les plaids et le petit paquet gris…
Les voyageurs descendirent du train et se firent conduire Hôtel des Îles-Britanniques, un des meilleurs de Nice. Beaumont ne s’inquiétait ni de l’argent qu’il dépensait, ni de celui qu’il ne gagnait pas ; il voulait sauver sa fille ; après, on aviserait.
Il voulait l’entourer de tout le luxe, de tout le confort, de tout l’amour imaginable ; il voulait la rendre si heureuse, la gâter si bien que, pour quelques jours, elle pût se croire revenue au temps où ses moindres désirs étaient des ordres pour tous ceux qui l’entouraient, où sa vie était un conte de fée, quelque chose de brillant, de gai, capricieux, riant, une fête continuelle, le rêve de toutes les jeunes filles…
— Que de fleurs ! s’écria Alice en ouvrant sa fenêtre, le lendemain de leur arrivée.
Des fleurs ! elle en remplit sa chambre, elle en fit des guirlandes, des bouquets ; elle voulait des fleurs en masse. Elle s’enivrait de fleurs… ; elle leur parlait, elle leur souriait :
— Que vous êtes belles, mes chéries !
Dame Gründen haussait doucement les épaules et disait de son air naïf :
— Que vous êtes enfant, Alice !
Pauvre petite fauvette, elle retrouvait enfin son printemps !
Huit jours se passèrent, huit jours pendant lesquels Alice sembla reprendre un peu.
Beaumont remerciait Dieu de lui avoir rendu son enfant.
— Dites-moi que vous vous sentez mieux, ma chérie, lui répétait-il à tout moment.
— Oh ! parfaitement bien.
Et elle embrassait tendrement ce pauvre père qui se faisait tant d’illusions.
Ces premiers huit jours passés, l’ennui revint menaçant. Dame Gründen ne savait plus que faire. La jeune fille avait des quintes de toux affreuses, des crises épouvantables ; elle souffrait…, l’ennui la brisait.
— Ça la tue, disait la vieille Allemande.
Cet hiver-là, la petite colonie anglaise de Nice avait à sa tête une très grande dame, la duchesse de Newport, que son nom et son intelligence supérieure mettaient au-dessus des autres, que son caractère, sa noblesse et son âge faisaient respecter et qui était, du reste, une charmante vieille femme ; on l’aimait beaucoup ; elle était l’oracle, la reine de ce monde hautain, brillant et superficiel qui, généralement, n’aime pas les supériorités.
Beaumont et Alice étaient à Nice depuis quelque temps déjà quand lady Newport rencontra la jeune fille sur la plage ; elle lui fit un de ces saluts adorables dont seule elle avait le secret, et, tendant les mains à miss Beaumont :
— Ma chérie, dit-elle, combien je suis heureuse de vous voir ! Lady Fauvette m’a bien manqué l’hiver dernier, croyez-le.
Et elle embrassait l’enfant, qui se sentait tout heureuse d’être ainsi gâtée.
— Vous toussez, Alice… Qu’est-ce là ? Il faut vous soigner, petite.
— Oh ! ce n’est rien, un rhume…
La vieille dame regarda Alice ; elle contempla ces joues amaigries, à peine teintées de rose pâle aux pommettes ; ces grands yeux sombres qui semblaient brûler sous leurs paupières, et elle serra tendrement dans ses bras cette gracieuse petite fleur pâle, tandis que deux larmes qu’elle s’efforçait de retenir roulaient le long de ses joues.
— Je vous effraye, n’est-ce pas ? demanda la jeune fille en souriant.
— Non, vraiment… Vous avez un peu pâli… Je vois ce que c’est ; vous vous ennuyez, n’est-ce pas ? Voilà le grand mot…
— Je m’ennuie ! oh ! oui, oui…
— Eh bien ! il faut vous distraire, enfant ; il faut rire, danser, être jeune… À votre âge, s’ennuyer ! chère petite… Je reçois le mercredi ; venez me voir, voulez-vous ?
Il y eut dans le salon de Mme de Newport, déjà rempli d’une foule brillante et bruyante, un silence glacial, à peine rompu de seconde en seconde par le petit bruit des éventails qui s’agitaient fébrilement. Les conversations s’arrêtèrent ; on eût dit que les mots gelaient sur les lèvres, et tous les yeux se tournèrent à la fois vers la porte, le mercredi où un grand valet habillé de rouge, chargé d’introduire, annonça :
— M. et miss Beaumont.
La duchesse marcha de son pas lent et grave jusqu’aux deux arrivants et, prenant Alice par la main, la conduisit elle-même vers un groupe de jeunes filles en disant gaiement :
— Voilà notre lady Fauvette enfin revenue ; gâtez-la bien, mesdemoiselles ; aimez-la tant qu’elle ne puisse plus s’envoler.
Un long frémissement parcourut tout ce monde qui ne savait pas au juste s’il se déciderait à être franchement hostile, froidement sévère, ou tout simplement aimable. Ce fut comme une bataille qui se livrait dans ce salon ; il y eut un échange silencieux de regards indécis. Que ferait-on ?
Mme de Newport accueillait le banquier et sa fille ; elle était allée à la rencontre d’Alice, elle s’était levée, ce qu’elle ne faisait pour personne ; son fils, lord Charles Newport, duc et pair d’Angleterre, causait familièrement avec Beaumont… Au fait… Beaumont n’était ni un voleur, ni un malhonnête homme ; il était ruiné, pauvre… Après tout, ce n’était pas là un crime bien grand… ; on pouvait pardonner à cela. Il y eut un revirement soudain ; décidément, on serait bon prince.
Quelques mains se tendirent vers le banquier ; quelques femmes sourirent tristement en contemplant la jolie tête émaciée, toute blanche dans ses cheveux d’or… Quelques larmes perlèrent dans ces yeux tout à l’heure durs et hautains, qui maintenant s’arrêtaient avec intérêt sur cette pauvre fleur mourante.
— Mon Dieu ! qu’elle est changée, disait-on.
Et tous ces gens, habitués à voir dans miss Beaumont une petite chose adorable et gracieuse, un être à part, qu’on aimait, qu’on choyait, dont on subissait le charme, l’entourèrent bientôt ; ce fut un grand mouvement spontané. En un rien de temps lady Fauvette avait reconquis tout son prestige ; on l’entourait. Elle se sentit revivre. Oh ! c’était bien là son élément… Elle avait tant besoin de luxe, de bonheur, de succès ! Cette atmosphère chaude et parfumée, enivrante, lui montait à la tête ; toutes ces fleurs, toutes ces lumières, ce bourdonnement vague… ; l’orchestre qu’on ne voyait pas, jouant lentement des valses à la mode, combien de fois elle avait rêvé tout cela ! Combien de fois cela lui avait manqué, durant ce long hiver glacial et monotone où elle s’ennuyait tant !
Là, on parlait sa langue au moins ; là, elle redevenait elle-même : lady Fauvette !
Il avait fallu à Beaumont bien de la fermeté, bien de l’abnégation et tout son amour paternel, pour qu’il se décidât à conduire Alice chez la duchesse de Newport. Mais que faire pour chasser cet ennui qui la tuait ? Que faire pour la sauver ? Et que n’aurait-il pas tenté pour voir sa fille sourire un instant !
Il fut héroïque…, car il savait, il prévoyait combien la partie serait rude à jouer. Reparaître un jour, lui pauvre, ruiné, vaincu, dans ce monde où, bien loin de lui offrir un soutien, on l’avait pour ainsi dire banni et rejeté… ; revoir tous ces hommes qui avaient détourné la tête lorsqu’ils le rencontraient ; reparaître là fier, la tête haute, le sourire aux lèvres, « prêt à tout oublier pourvu qu’on oubliât, » sans savoir au juste quel accueil on lui ferait, c’était une audacieuse entreprise, et il y avait cent chances contre une pour qu’elle tournât à son désavantage.
Aussi, à son entrée, ce silence hostile et glacial, gros d’orages, ne l’étonna pas du tout.
— Je m’y attendais bien, murmura-t-il…
Et il prit une contenance presque humble, alors que tout son orgueil se révoltait.
— Oh, mon enfant, mon enfant ! disait-il tout bas, comme on murmure une prière.
Quand il vit Alice entourée, fêtée, adulée comme autrefois, ses yeux se mouillèrent, et il remercia Dieu qui permettait ce miracle.
— D’un mot ils auraient pu la tuer, dit-il à la duchesse de Newport, avec un regard de gratitude vraie et sincère pour cette noble femme qui avait peut-être compris le seul moyen de sauver Alice ; car Beaumont, en voyant sa fille toute gaie et rayonnante, causant, riant…, presque heureuse enfin, se prenait à espérer une guérison possible.
Donc encore une fois, M. et miss Beaumont parurent dans le monde ; ils étaient partout, ils couraient les bals et les fêtes ; Alice n’en avait jamais assez ; incontestablement elle semblait renaître, on eût dit que la maladie faisait halte ; la duchesse de Newport était triomphante :
— Oh ! je la sauverai ! disait-elle.
Parfois Beaumont croyait entendre une voix lointaine, cruelle et décevante, répondre :
— Trop tard.
Alors il lui prenait des vertiges, des terreurs folles… ; il doutait de l’infaillibilité du remède, il doutait que la guérison fût possible, et puis, à toutes ces préoccupations, à toutes ces craintes de chaque minute, à ce désespoir mêlé d’appréhensions terribles et d’espérances vagues venaient se joindre d’autres préoccupations moins graves, mais troublantes, énervantes, réelles et palpables : il dépensait des sommes énormes en toilettes, en robes de bal et de soirée, en toutes ces choses sans nom, ruineuses et futiles qui faisaient de miss Beaumont lady Fauvette, et de lady Fauvette une petite fée adorable.
Un jour, Beaumont épouvanté se trouva au bout de son petit trésor ; que faire ?
Une seule chose était faisable, une seule lueur se montrait à l’horizon :
Il écrivit à maître Zachary Crupp :
« Alice est mourante, mon pauvre vieux ; j’essaye de la sauver ; il faut de l’argent ; envoyez-moi dix mille francs. »
La réponse ne se fit pas attendre ; elle arriva sous la forme d’une lettre chargée ; les dix mille francs étaient là, et quatre pages émues, désolées, si pleines d’amour et de dévouement, avec tant de douleur dans leurs lignes tremblées, sous leurs mots simples et touchants presque effacés par les larmes, qu’à elles seules, ces quatre pages valaient bien des trésors.
« Faites l’impossible, monsieur Ned, tentez tout, mais sauvez l’enfant ! » écrivait le vieillard, oubliant que c’était au père qu’il disait cela ; « qu’elle soit heureuse ; gâtez-la bien… Pauvre chère mignonne ! »
Oh ! la sauver ! La sauver, lui…, lui seul, sans le secours de personne…
Par moments, Beaumont se prenait à être jaloux de ce monde qu’elle paraissait aimer plus que lui, qui l’accaparait si bien qu’ils n’étaient plus jamais seuls.
— Vous vous fatiguez trop, mon ange, disait-il alors à la jeune fille, qui répondait en souriant de ce même étrange sourire qui avait navré la duchesse de Newport :
— Non…, cela m’amuse, cela m’étourdit…, c’est bon de danser… ; oh ! je m’amuse !
Et elle disait : « Je m’amuse » sur un si singulier ton, avec un petit rire sec, froid, discordant, qui avait quelque chose de si âpre que Beaumont en était épouvanté.
— Mon Dieu, mon Dieu, mais qu’a-t-elle ? se demandait-il.
Un jour, après y avoir pensé longtemps, après avoir tourné et retourné ce problème sous toutes ses faces, une grande lueur se fit dans son esprit, et il crut avoir trouvé.
— Alice, mon cher amour, dites-moi la vérité : qui voulez-vous qui vous console, si ce n’est votre père ? Et il attira l’enfant sur ses genoux ; qui voulez-vous qui vous aide, qui vous gâte ?… Voyons, Minny, ne me cachez rien… ; vous aimez quelqu’un !…
La jeune fille pâlit ; elle eut un tressaillement nerveux, un frisson, ce fut tout…, un éclair, elle se redressa de toute sa hauteur ; ses grands yeux fixes eurent un regard d’une fierté superbe ; puis, d’un ton ferme, brusque, presque dur :
— Non ! s’écria-t-elle.
Le soir, M. et miss Beaumont étaient invités chez une dame française qui donnait un grand bal. Alice toussait affreusement… ; elle avait pris encore un rhume ; dame Gründen la suppliait de rester :
— Ne sortez pas ce soir, mademoiselle, croyez-moi, vous pouvez prendre froid…
— Bah ! qu’importe.
— Ne parlez pas ainsi, enfant, s’écria Beaumont en lui mettant sa main devant la bouche. Vous n’êtes pas bien, je ne veux pas que vous vous exposiez…
— Hein ! Vous ne voulez pas ?
— Oh ! Alice ! dit Beaumont d’un ton de reproche.
La jeune fille eut alors un de ces adorables mouvements enfantins qui la rendaient si charmante ; elle se jeta dans les bras de son père, et d’un ton câlin :
— Vous ne m’en voulez pas ? Dites-moi que vous ne m’en voulez pas… Mon Dieu, père, vous savez bien que je vous aime…, que je vous adore, ajouta-t-elle en l’embrassant. Mais écoutez, je veux aller chez Mme de Ligny. Toute une longue soirée ici, à ne rien faire, cela m’épouvante !
Beaumont la conduisit donc à ce bal.
— C’est bien imprudent, murmura la vieille Allemande quand elle se trouva seule dans leur petit salon. Sortir décolletée ! Elle tousse, elle tousse que cela fait mal à entendre… ; elle crache le sang. Pauvre petite, elle s’imagine que personne ne le sait… ; pour moi, je la crois bien loin… ; avec cela, toujours jolie comme un rêve… Le père a l’air de ne rien voir ; on dirait qu’il ne se rend pas bien compte… Passer toutes les nuits à danser ! Si cela a du bon sens ! Voilà ce qui la tue !
Dame Gründen prit son tricot, s’assit dans un grand fauteuil à oreillettes et continua mentalement ses réflexions, jusqu’au moment où, le silence et la chaleur aidant Morphée qui poussait la porte, l’excellente femme s’endormit d’un calme et bon sommeil.
Elle fut réveillée en sursaut par un bruit confus de voix qui s’efforçaient de parler bas, et de pas pressés qu’on essayait de rendre légers.
— Par ici, par ici, ouvrez la porte.
— Il n’y a pas de lumière…
— Je vous remercie, messieurs, nous voilà arrivés.
Dame Gründen prêta l’oreille… ; c’était Beaumont qui parlait ; elle ouvrit la porte en tremblant ; la pauvre vieille dame avait je ne sais quel pressentiment d’un malheur ; enfin Beaumont entra, portant quelque chose de blanc qu’elle ne distingua pas bien dans la demi-obscurité de l’antichambre.
— Mon Dieu qu’y a-t-il ?
— Alice s’est trouvée mal… Voilà plus de vingt minutes qu’elle est évanouie… ; on a tout essayé, rien n’y a fait, elle reste immobile, insensible… ; oh ! c’est affreux, affreux !
Tout en donnant ces explications sommaires d’une voix brisée qui faisait mal à entendre, Beaumont déposait lentement la jeune fille sur son lit.
— Par pitié, dites-moi que vous n’avez pas perdu tout espoir, docteur ! disait-il d’un ton de voix suppliant en s’adressant au vieux gentleman à l’air grave, qui seul l’avait suivi dans la chambre à coucher.
— Tant qu’il y a vie, il y a espoir ; mais…
Le docteur eut un hochement de tête significatif, bien peu encourageant.
Après deux mortelles heures d’essais infructueux, d’angoisse horrible, Alice ouvrit enfin les yeux et reconnut son père.
C’est un miracle, murmura le docteur en prenant son chapeau. Qu’elle ne parle pas, qu’elle ne se lève sous aucun prétexte !… Repos absolu, silence complet, un grand calme, et… à la grâce de Dieu !
— Elle est bien mal, dit-il à dame Gründen, qui l’accompagnait jusqu’à la porte. Aussi, comment diable conduit-on au bal cette jeune fille qui meurt de la poitrine, qu’un souffle de vent peut enlever, qu’un rien tuera ?… C’est de la folie !
— Je le disais tout à l’heure, avant qu’elle parte.
— Oh ! du reste…, vous savez, miss Beaumont est affectée d’une de ces maladies qui ne pardonnent pas. Il a pu y avoir un mieux factice, un arrêt du mal, la dernière lueur de la lampe qui s’éteint… La vie s’en va…, la science ne peut plus rien !
En effet, à partir de ce jour, Alice déclina visiblement… La vie s’en allait tout doucement, petit à petit ; on eût dit que le sang ne circulait plus sous ces joues hâves, d’un blanc mat… Seuls, les yeux ne changeaient pas toujours brillants, profonds, expressifs et hautains ; seuls ils semblaient vivre, seuls ils animaient cette petite tête pâle, déjà glacée par l’approche de la mort.
Beaumont comprit que tout espoir serait vain, toute guérison impossible ; il ne fut plus question de bal ni de soirée, la jeune fille se soutenait à peine.
Elle aimait la mer calme et grande, où le ciel bleu se mire coquettement ; elle aimait les dunes avec les genêts jaunes tout en haut, les grandes forêts s’étendant à perte de vue ; les villas somptueuses et parées, enfouies sous leurs guirlandes de roses…
Elle restait là des heures à écouter ce que la mer raconte de sa voix monotone, grandiose, toujours la même !
Comme on mourrait bien ici ! dit-elle un jour.