Jules Laisné (p. 242-256).


CHAPITRE XXXVII.

Type de prison. ― Vie privée des voleurs. ― Brutus et la mort de César à Poissy.


À mesure qu’on approche du dénoûment de cet étrange procès, l’intérêt dans les dépositions et la vivacité dans la lutte entre les accusés, augmente d’intensité. On voit défiler devant la Cour des types assez curieux recrutés parmi les habitués des prisons ; des saltimbanques, des receleurs, des ruffiants et des filous de différents caractères. C’est d’abord Brabant, un petit voleur cynique, puis Fréchard, dit Brutus, voleur lettré et délicat, amoureux des tragédies de Voltaire, et dont les expressions, pleines d’enflure et de solennité, rappellent celles qu’affectionne l’école de M. Prudhomme. Du reste, le langage prétentieux de Fréchard ne fait que mettre mieux en relief ses instincs vicieux, et son témoignage est précieux en ce sens, qu’il montre dans l’intimité de ses allures, dans sa vie privée enfin, cette classe interlope de gens qui vivent en chasseurs au milieu de la société, et que la police traque à son tour.

Reprenons le témoignage de M. Allard, au moment où Avril soutient que ce fonctionnaire l’avait laissé à Paris en toute liberté.

M. le Président. — Vous avait-on abandonné ?

Avril. — On m’a abandonné libre.

M. Allard. — Il est bien certain qu’il se croyait libre, il avait bien une espèce de liberté. Tous les jours un détenu nous dit qu’il connaît des détails, qu’il a des révélations à faire, des indications à donner. Il ne sait pas une adresse, mais offre d’y conduire la police. On le laisse sortir seul en apparence. S’il était accompagné ostensiblement par nos agents, qui sont tous connus des malfaiteurs, les complices prendraient la fuite ; ce serait un bon moyen pour ne jamais prendre personne. On laisse donc les révélateurs seuls, mais on a soin de veiller sur eux.

Avril. — M. Allard a-t-il remis de l’argent à Lacenaire, et ne l’a-t-il pas fait transférer à la Conciergerie pour prix de ses renseignements.

M. Allard. — De l’argent !… de l’argent !… Non, mais toutes les fois qu’un prisonnier se conduit bien, on a des égards pour lui, et même on lui donne des secours pour subvenir à ses besoins. Lacenaire qui se conduisait bien, et qui était (ce sont ses termes) un bon prisonnier, a été mis à l’infirmerie, tandis qu’un autre, qui se conduisait mal, a été mis au cachot. Il est vrai aussi qu’il a obtenu de légers secours.

Un Témoin. — que le National appelle M. Koller, les Débats M. Candet, le Temps, M. Collerc, la Gazette de France et la Quotidienne, M. Calais, et que la Gazette des Tribunaux ne mentionne même pas, ce témoin qui, sans aucun doute, n’est autre que M. Canler, dépose ensuite et entre dans de longs et intéressants détails sur les moyens qu’il a employés pour découvrir les auteurs du crime commis rue Montorgueil.

Nos lecteurs connaissent déjà les ressources déployées à cette occasion par l’ancien sous-chef du service de sûreté.

M. Jacques Chardon, ébéniste, frère et fils des deux victimes. — La société que voyait mon frère ne me convenant point, j’ai rompu avec lui et avec ma mère ; ainsi j’ignore complètement ce qu’ils pouvaient posséder. Mon autre frère, garde municipal, est mort dans la semaine même où l’assassinat a eu lieu.

M. le Président. — N’avez pas trouvé dans l’appartement un couteau brisé ?

M. Chardon. — Le concierge, en lavant des traces de sang, a trouvé une pointe de couteau de dix-huit lignes. Je n’ai pas voulu y porter la main et lui ai dit de déposer ce débris chez le commissaire de police.

Le concierge de la maison examine le couteau brisé, et dit que la pointe par lui trouvée a pu en provenir.

Le greffier des dépôts déclare que la pointe du couteau n’est pas jointe aux pièces.

Mme Chardon, femme du précédent témoin, se présente en habits de deuil, et fait une déclaration semblable à celle de son mari.

Brabant, âgé de vingt et un ans, menuisier en bâtiment, condamné à six mois de prison pour vol et détenu à Bicêtre, est amené par un garde municipal. — Il demeurait dans la même maison que Chardon avec qui il était lié. Chardon se vantait d’avoir de l’argent et d’en recevoir de diverses personnes. Le 14 décembre au soir, il monta chez Chardon et frappa à plusieurs reprises à sa porte. Mais on ne lui répondit pas. Il redescendit et dit au portier : Chardon n’a pas voulu m’ouvrir, il est tard, ouvrez-moi, je vais aller coucher ailleurs.

M. le Président. — Chardon avait-il un manteau ?

Brabant. — Oui, monsieur, il avait un manteau brun avec un collet en peluche.

M. le Président. — Lui avez-vous vu de l’argenterie ?

Brabant. — Je ne lui ai vu que la petite cuiller que je lui ai changée.

M. l’Avocat général. — Vous voulez dire que vous lui avez volée : car c’est pour ce vol que vous avez été condamné à l’emprisonnement que vous subissez maintenant. (On rit.)

Brabant convient du fait et se retire en disant à demi-voix : « Encore quarante-neuf jours, ça sera fini… il n’y a pas d’affront. » (On rit de plus belle.)

Lacenaire lève en ce moment les yeux du journal qu’il lit et demande au gendarme placé près de lui l’explication de l’hilarité générale. Après en être instruit, il sourit, et se remit aussitôt à sa lecture d’un air sérieux.

Madame Desforets, logeuse, rue Saint-Maur, fait une déposition sur l’époque à laquelle Lacenaire et Avril sont venus loger chez elle. Lacenaire est sorti de la maison le 31 décembre au matin, tenant à la main une petite canne et un livre relié sous le bras. Il n’est pas revenu depuis.

Ce livre était le Contrat social.

Me Laput. — Monsieur Dupuy, je demanderai communication du livre de police.

M. le Président. — Avocat, je ne suis pas ici M. Dupuy ; je préside, et vous devriez observer davantage les convenances de votre robe.

Lacenaire regarde d’un air moqueur Me Laput, qui demande la permission de donner lecture de la déposition faite par Mme Desforets dans l’instruction.

M. le Président. — Je ne le souffrirai pas. C’est à moi de diriger les débats.

M. le président examine ensuite le livre de police, et constate que Lacenaire et Avril y sont portés comme entrés à un jour de distance et qu’ils sont sortis le même jour.

La logeuse déclare que, du 6 ou 14, les deux accusés ont couché ensemble dans le même lit.

M. le Président. — Du reste, Avril ayant renoncé à l’alibi qu’il avait invoqué, ces constatations deviennent dès lors sans importance.

Fréchard, dit Brutus, est introduit en habit de condamné et amené par un garde municipal.

M. le Président. — Ayant été condamné à une peine afflictive et infamante, vous ne pouvez prêter serment : mais je vous engage à dire la vérité, sans vous laisser influencer par aucun motif de haine ou de vengeance.

Fréchard déclare être serrurier-mécanicien et débute ainsi, après avoir aspiré d’un air important une prise de tabac.

Lacenaire s’apprête l’écouter avec attention.

Je suis obligé, dit le témoin, de remonter à une époque antérieure au double assassinat reproché à Lacenaire et à Avril pour vous prouver que je n’en impose pas. En 1832, je fus amené à Poissy par un jugement à deux ans. Je travaillai dans le même atelier qu’Avril. Il était polisseur et moi mécanicien. Avril se trouva un jour pris en flagrant délit, en fabriquant un couteau pour son propre compte, ce qui est défendu à Poissy, puisqu’on ne doit travailler que pour l’entrepreneur. Le gardien Alliance lui demanda ce couteau qui était tout neuf ; Avril ne veut pas le rendre ; on descend chez le comptable ; une querelle s’engage. Avril frappe le gardien des pieds et des mains, puis il se précipite sur un grattoir, petite lime triangulaire de trois quarts, affilée sur les plats et dont les arêtes sont tellement vives qu’avec ces arêtes même on gratte les poignées de sabres pour les polir. Avril voulait plonger cet instrument dans le dos du gardien. Au risque d’encourir le mécontentement de mes camarades d’infortune, je sautai sur lui, et lui relevant le bras par derrière, je fis remonter l’outil qui me blessa légèrement au front. Je ne craignis pas d’aggraver ma position, quoique mes camarades s’écriassent que cela ne me regardait pas. Mais ce fait seul prouve que je n’en voulais pas à Avril.

J’aimais une femme, ma compagne, une nommée Stéphanie Certain. Elle avait été condamnée en 1831, le 22 septembre, comme ma complice, et était citée parmi celles qui se livrent de bonne heure au crime.

Cette femme m’écrivait souvent pour m’exhorter, dans les termes les plus énergiques, à ne pas perdre courage. Je fis part à Avril des lettres de Stéphanie. Je crois qu’elle est restée à Clermont, je n’ai plus entendu parler d’elle. Lorsqu’Avril et moi nous fûmes sortis de Poissy, je le rencontrai un jour sur les boulevards extérieurs. Je ne le reconnus pas. J’étais sorti de Poissy presque aveugle, à cause du feu de la forge, qui m’avait tellement brûlé les yeux que je ne pouvais même plus supporter la clarté du soleil. J’étais alors avec une autre maîtresse, Flore Bastin. Avril me demanda si l’on me nommait Brutus. — C’est un de ces noms vulgaires que les prisonniers se donnent mutuellement ; on m’avait surnommé Brutus parce que je déclamais volontiers des vers de la Mort de César (On rit.)

Dussé-je encourir le blâme, je dois dire toute la vérité, et j’entre dans ces détails pour que l’on croie à ma déclaration. Comment croire, en effet, qu’Avril eût été assez imprudent pour me proposer l’assassinat de Chardon en présence d’une femme inconnue ?

Mais il croyait que Flore Bastin était la même que Stéphanie Certain, dont je lui avais parlé. Nous allâmes prendre un verre d’eau-de-vie au coin de la barrière de Mousseaux. Avril me dit qu’il n’avait par d’argent, je payai pour lui. Stéphanie Certain avait pour surnom l’Anglaise ; — c’était son nom de guerre, comme moi Brutus (nouveaux rires). — Ces détails sont utiles aux jurés pour que vous compreniez ma déposition et y ajoutiez créance. — « Est-ce l’Anglaise ? me demanda Avril ? » je fis un signe affirmatif de suite, pour terminer la question sur cette personne, et ne point parler de mon ancienne. « Avril me dit, puisque c’est l’Anglaise, elle est franche, on peut jaspiner (parler) devant elle. » À ces mots, il tire de sa poche dix-huit à vingt fausses clés en disant : « Je n’ai pas réussi aujourd’hui, demain je réussirai. » Quand nous eûmes bu et mangé, nous allâmes à mon domicile, chez ma mère, rue Roquépine, prendre encore une légère goutte d’eau-de-vie, Avril me promit de revenir me voir.

Trois jours après, Avril revint chez moi, et m’offrit de prendre un verre de vin, dans un cabaret, au coin de la rue de la Ville-l’Êvèque. Là, il me fit confidence qu’il avait une jolie affaire, et que c’était un assassinat. Il me dit : Tu connais parfaitement la tante Chardon, que nous avons vue à Poissy, c’est la personne qu’il faut descendre… (Mouvement.)

M. le Président. — Vous savez ce qu’il entendait par la tante Chardon, ce n’était pas la veuve Chardon ?

Fréchard. — Non, monsieur le président. C’est Chardon fils, connu sous le sobriquet de la tante. Avril me dit : « C’est une affaire de huit à dix mille francs. En nous mettant trois, nous aurons trois mille francs chacun. Gaillard (Lacenaire) est instruit de ce que je t’avance, et nous partagerons. Tu peux compter sur trois mille francs, et s’il n’y a pas assez, je te complèterai la somme sur ma part. »

Figurez-vous l’effet que produisit sur ma maîtresse un projet et une proposition semblables ! Ses cheveux se hérissèrent sur sa tête ; il ne s’en aperçut pas, et continua en disant : « Tu es fort, et Chardon est non-seulement épuisé, mais naturellement bien plus faible que toi ; je pense que tu ne refuseras pas l’affaire. »

Je répondis : « Il est de toute impossibilité que nous fassions une affaire semblable ; d’abord, je ne trempe jamais mes mains dans le sang humain, et ensuite, je ne pense pas que Chardon soit capable de posséder une somme aussi conséquente. » Il me dit : « Chardon s’affuble habituellement d’un vêtement ecclésiastique ; il se présente chez des personnes riches et charitables, et reçoit des aumônes de toutes sortes, de l’argenterie, des choses précieuses. » Avril me proposa d’aller le voir, je n’y allai pas. Il revint lui-même me voir le dimanche d’ensuite ; j’étais malade, j’avais un rhumatisme, mais l’appétit allait toujours. Ma maîtresse avait apporté pour déjeuner un morceau de bœuf rôti. Avril entra : Lacenaire est en bas, me dit-il. — Mais tu sais bien que je ne veux pas voir Lacenaire, répondis-je. — Pourquoi cela. — J’ai mes raisons pour cela. — Au même instant, Lacenaire entra de lui-même dans la chambre et se mit à déjeuner avec nous. Après la réfection, Avril me demanda si je voulais faire l’affaire de la tante, je lui répondis affirmativement que non, et je ne le revis plus. Ce dimanche-là où nous avons déjeuné ensemble était celui qui précédait le 11, jour où j’ai moi-même été arrêté.

Avril conteste avec énergie les principales circonstances de cette déposition. — J’ai été déjeuner avec Lacenaire chez Fréchard, dit-il, c’est vrai ; mais Fréchard parle de beaucoup de rapports qui ont existé entre moi et lui. Depuis ma sortie de Poissy, jusqu’au 11, jour où il a été arrêté, il n’y a que seize jours ; je l’aurais donc rencontré le jour même de mon arrivée à Paris.

M. le Président, à Lacenaire. — Êtiez-vous présent lorsque Avril fit la proposition d’assassinat à Fréchard ?…

Lacenaire. — Non, monsieur le président, mais je me rappelle que le jour où nous avons déjeuné chez Brutus, Avril me dit : « J’ai parlé à Brutus de notre affaire, il n’y mord pas. » J’en parlai à mon tour à Brutus, qui me dit : « La chose ne me convient pas. » Je n’en parlai plus.

Fréchard. — Quelques jours se passèrent ; je rencontrai Avril dans le faubourg Saint-Denis, et je dois vous prouver que je n’ai pas de haine et de vengeance contre lui, et qu’au contraire, j’ai toujours été le dernier à lui vouloir du bien. Avril me dit qu’il allait au vague, c’est-à-dire à l’ouvrage, ou, pour mieux dire, qu’il avait un vol à faire. Je lui dis : « Mais tu ne peux aller au vague dans un pareil état, tu es mal vêtu, tu n’as pas de linge blanc ; j’ai deux chemises toutes blanches : j’en ai une sur moi, par hasard, je vais te la prêter. » Nous entrâmes chez un marchand de vin pour faire l’échange.

Trois ou quatre jour après, Avril revint me voir rue Roquépine ; il tenait à la main une volaille sans plumes et sans tête… (On rit). « J’ai fait ça, hier, dit-il, voilà de quoi vivre pour aujourd’hui ; faisons la pot-bouille avec. » Je craignais d’être compromis par sa visite, ainsi que ma maîtresse. Nous lui fîmes un accueil assez froid. Ma maîtresse m’avait fait comprendre le danger qu’il y avait à le recevoir, et je le lui montrai bien. Il me dit en s’en allant : « Tu es un fainéant, un lâche : tu n’aimes que l’argent qui ne te coûte rien. » Je lui répondis des choses qu’il est inutile que je répète ici. Je le rencontrai peu de temps après dans la rue Phélippeaux ; il me parla de la même chose ; nous nous quittâmes. Le soir même, je vis Lacenaire ; nous prîmes un petit verre d’eau-de-vie rue du Faubourg-du-Temple, et nous nous donnâmes rendez-vous au cabaret du Grand 7, barrière de la Chopinette.

Avril. — Tout cela est entièrement faux ! J’ai rencontré Lacenaire une seule fois avec un nommé…

Lacenaire. — Ochard ; avec Ochard.

Avril. — Vous n’avez qu’à entendre Ochard, il vous dira la vérité.

M. le Président. — Quel intérêt supposez-vous qu’ont Lacenaire et Fréchard à mentir sur vous… Que leur en adviendrait-il ?

Avril. — Ah ! ce qui leur reviendrait ! à Lacenaire d’abord, la chose de me perdre avec lui ; quant à Fréchard, il est condamné à perpétuité, et, grâce à sa déposition, il n’ira pas aux galères. Il sera plus tard commué en deux ou trois années, et enfin on le verra gracié : ça se passe toujours ainsi.

M. le Président. — Comment supposez-vous que l’autorité veuille corrompre des prisonniers pour dénoncer leurs camarades ?

Avril. — C’est la vérité, il y a mille exemples à Bicêtre, entre autres, Jadin.

Fréchard. — Je suis condamné à perpétuité, c’est vrai ; mais j’ai perdu la vue depuis dix-neuf mois : les médecins le constatent, et la société ne me refusera pas pour asile une maison centrale. Pour éviter le bagne, je n’ai pas besoin d’être le délateur d’un innocent.

Lacenaire. — Puis-je faire une question à Fréchard ?

M. le Président. — Oui.

Lacenaire. — Fréchard vient de dire qu’Avril n’avait pas d’argent à sa sortie de Poissy ! Avril a dit hier cependant qu’il m’avait donné cent francs pour acheter des meubles rue Montorgueil. (Mouvement. Lacenaire regarde Avril et sourit.)

Avril. — J’avais de l’argent, à preuve que j’ai payé une oie au Salon de Flore, à la Courtille. — Cela m’a bien coûté quinze francs.

Fréchard. — C’est vrai, il était en fonds ce jour-là : mais c’est la seule fois où je lui ai vu des écus.

Fréchard retourne au banc des témoins, où il est placé entre deux gendarmes.

Flore Bastin, âgée de trente ans, couturière, — c’est la maîtresse de Fréchard, — dépose qu’elle a entendu Avril proposer à Fréchard de buter, c’est-à-dire de tuer quelqu’un qu’il désignait sous le nom de la tante, en disantqu’il y aurait deux ou trois mille francs à gagner. Fréchard a positivement refusé. M. Avril m’a menacée de me battre si je persistais dans ma déposition ; il m’a même fait des menaces jusque chez M. le juge d’instruction.

Avril. — Cela est-il probable ! Regardez dans l’instruction si jamais j’ai menacé madame.

M. le Président. — Les menaces ont pu être faites, non dans le cabinet du juge, mais dans la pièce à côté.

Avril. — Mais si je l’avais battue ou même menacée seulement, elle aurait crié et j’aurais été arrêté du coup ; mais madame a un intérêt aussi en me chargeant. Elle a une permission pour voir son amant, et ils se sont concertés ensemble. Le résultat c’est que son amant restera dans une maison au lieu d’aller aux galères. Madame, d’ailleurs, est sa complice, elle a été condamnée déjà.

Me Brochant, avocat de Lacenaire. — Je dois rendre hommage à la vérité. Flore Bastin a été accusée en même temps que Fréchard, en 1834 ; on lui reproche d’avoir déjà encouru sous son nom deux condamnations précédentes ; mais le fait n’a pu être établi. J’étais son défenseur, et je crois que c’est avec raison qu’elle a été acquittée.

Avril. — C’est bien mieux ! madame a été jugée avec Fréchard et acquittée, quoique son complice ait été condamné !

Après une courte suspension, l’audience est reprise, et M. le président remet de nouveau sous les yeux de Lacenaire les indices qui portent à croire qu’il y avait trois personnes dans l’assassinat du passage du Cheval-Rouge.

Lacenaire persiste à déclarer qu’il n’a eu qu’un complice et nie de nouveau s’être servi du couteau.

M. le Président. — Cependant, il paraîtrait résulter du débat, malgré vos dénégations, que trois personnes auraient concouru au double assassinat chez les Chardon. Trois instruments ont servi à ces crimes.

Lacenaire. — Quand il serait vrai qu’on se serait servi d’un couteau, cela ne prouverait point la présence d’une troisième personne. Le bouchon qui servait de manche au carrelet ayant été perforé par un bout qui n’était pas émoussé, celui qui tenait cet instrument aurait pu se servir d’un couteau, mais je nie en avoir employé aucun.

M. le Président. — Ce ne peut être non plus Avril, car, s’il se servait de la hache, il n’a pu se servir du couteau.

Lacenaire. — C’est tout simple. Aussi il n’a été fait usage d’aucun couteau dans cette affaire. En examinant, du reste, celui que vous me faites présenter, monsieur le président, il me semble impossible qu’il se soit brisé dans le corps des victimes ; la fracture semble avoir été déterminée par une pesée. Comment, d’ailleurs, le morceau de couteau qui manque ne serait-il pas resté dans la blessure ?

M. le Président. — Ne serait-il pas possible que vous fussiez retenu par la fidélité que vous croiriez devoir à un autre complice ?

Lacenaire. — Si j’étais retenu par ce motif, je dirais : oui, il y avait une troisième personne ; mais je ne veux pas la nommer.

M. le Président. — C’est juste… c’est juste…

M. l’Avocat général. — La proposition faite à Fréchard n’indique-t-elle pas le dessein de vous adjoindre un troisième complice ?

Lacenaire. — Non, monsieur.

Avril. — À l’époque indiquée par Fréchard, j’avais une paralysie et ne pouvais saisir un homme au cou. Maintenant même, je ne puis lever le bras.

Lacenaire. — Je n’ai jamais eu connaissance de cette paralysie d’Avril.

On passe ensuite à des témoignages peu importants. Lacenaire écoute avec distraction cette partie du débat ; puis il finit par ôter de la poche de son habit des feuillets manuscrits qu’il place sur ses genoux et lit attentivement.

C’étaient sans doute des pages de ses Mémoires.