Jules Laisné (p. 234-241).


CHAPITRE XXXVI.

MM. Allard et Canler. ― Pièges de Police.


L’huissier de service annonce M. Allard, chef du service de sûreté de la ville de Paris. (Marques générales de curiosité.)

M. le Président. — Monsieur Allard, votre déposition est aujourd’hui moins importante qu’elle ne l’était auparavant. Tous les faits que vous avez révélés à la justice ont été confirmés en tous points par Lacenaire : mais, enfin, donnez-nous quelques explications.

M. Allard commence en ces termes une déposition remplie d’intérêt :

« — J’ai reçu des révélations des trois accusés. Avril a demandé spontanément à aider la justice à retrouver Lacenaire. Je connaissais Avril, et n’avais pas grande confiance dans ces déclarations ; cependant, il me dit :

« — Je connais parfaitement Lacenaire ; nous avons été à Poissy ensemble, et je l’ai rencontré à la sortie de Poissy ; il m’a fait connaître ses projets, et je devais moi-même l’aider dans l’affaire du garçon de caisse.

« — Comment ! m’écriai-je, vous êtes donc aussi un assassin, Avril ?

« — Non, reprit-il, je ne voulais pas verser le sang : je proposais seulement d’appliquer sur la figure du garçon de recette un masque de poix qui aurait étouffé ses cris, et nous l’eussions volé. — Lacenaire, continua Avril, a bien fait autre chose ; il a volé des rideaux chez un de ses amis, le nommé Coutelier, rue de Sartines. »

Ici, Lacenaire jette un regard dédaigneux et moqueur à Avril. Avril riposte en fixant sur lui des yeux pleins de menace et de haine.

M. Allard continue au milieu de l’attention générale :

« — Je pensais un instant que Coutelier pouvait être un banquiste ; on le mit momentanément en arrestation : mais il déclara qu’il connaissait Lacenaire et qu’il aiderait lui-même à le rechercher. Plus tard, je m’aperçus que la conduite d’Avril avait quelque chose d’étrange ; il nous disait : « Je dois voir Bâton, qui est l’ami de Lacenaire. Lacenaire fréquente la Courtine : si vous me laissez libre, je vous promets de le faire découvrir. » On accepta, jusqu’à un certain point, cette proposition ; mais, voyant qu’elle n’aboutissait à rien, Avril fut mis de côté.

« Sur ces entrefaites, François, qui était à Sainte-Pélagie, m’écrivit qu’il voulait me parler, et que, si je me refusais à l’entendre il demanderait un entretien au juge d’instruction. François fut amené devant moi, et me dénonça Lacenaire comme l’un des meurtriers de Chardon. Je trouvai cela extraordinaire de la part de François, car il n’était pas d’un caractère à compromettre ses camarades. Cependant, je transmis ses renseignements à l’autorité. Lacenaire fut arrêté à Beaune et amené à Paris, à la Préfecture de police. Je lui dis : « Votre affaire est concluante : vous avez commis beaucoup de faux. — Ces faux-là, dit en souriant Lacenaire, je n’en parle pas, c’est une bagatelle : le fort emporte le faible. — Vous êtes, dis-je, accusé de deux assassinats ; vous avez certainement des complices : il est dans l’intérêt de la société de les faire connaître : je vous demande donc des révélations. Comme vous le voyez, j’arrive droit au but ; je connais votre caractère, et d’ailleurs vous savez que c’est ma manière. — Oui, me répondit-il, je sais que vous vous y prenez d’une manière loyale. — Je vous donne ma parole d’honneur, ajoutai-je, que si je puis faire quelque chose pour vous, dans votre position, je le ferai. » Lacenaire dit : « Eh bien ! accordez-moi une faveur : mes fers me gênent, ils m’empêchent de marcher, faites-les-moi ôter, et je vous donne ma parole d’honneur que je parlerai. — Je ferai tout ce que je pourrai à ce sujet, lui répondis-je.

« Et en effet, j’obtins de M. Le juge d’instruction la faveur que réclamait Lacenaire. Il se montra alors fort satisfait et me dit : « Savez-vous quel est mon complice dans l’affaire de la rue Montorgueil ? — C’est François. » Et en même temps, il me raconta tous les détails que la Cour connaît sur la nature de leurs relations et sur la part qu’aurait prise François à la tentative commise dans la rue Montorgueil. — « Mais, lui dis-je, François n’a été reconnu par personne lors des confrontations. — Cela est vrai, dit Lacenaire, mais c’est parce qu’il avait eu soin de changer de vêtements et de couper ses favoris.»

« Le lendemain, Lacenaire me confirma ses révélations et me parla d’une tentative d’assassinat qui ne fait point partie de cette affaire. Il s’agissait de la nommée Javotte, marchande au marché Saint-Jacques-la-Boucherie, qu’il avait tenté d’assassiner au mois de septembre. Je lui demandai pourquoi il voulait tuer cette fille, il me répondit : — « Javotte connaissait mon projet d’assassiner un garçon de recette ; pour ne pas laisser derrière moi un témoin indiscret, je l’attirai dans une chambre et je la frappai avec un tire-point ; mais je la manquai, elle en est revenue. » — Le tire-point était, en effet, l’arme dont Lacenaire se servait habituellement ; c’est ainsi qu’il a assassiné Chardon et qu’il a voulu assassiner Genevay. Il m’adonné sur l’affaire Javotte, des détails qui ne m’ont laissé aucun doute. Cependant il ajouta : — « J’ai revu Javotte depuis le 18 janvier, et j’ai bu avec elle. — Comment ! lui dis-je, cette femme a eu le courage de boire avec son assassin ? — Sans doute, a-t-il répondu, Javotte avait ses raisons pour cela ; je lui ai vendu des objets provenant de vol ; de peur d’être compromise elle-même, elle m’a laissé tranquille. » Tout cela, messieurs, est consigné dans mes rapports. »

Pendant cette importante partie de la déposition de M. Allard, Lacenaire n’a pas seulement levé les yeux de dessus le journal qu’il tient à la main.

« Lacenaire m’inspirait de la confiance, continua M. Allard. J’avais été à même de vérifier l’exactitude de la plupart de ses révélations, relatives, par exemple, à des vols de pendules sur le boulevard, de cravates et d’habits rue du Temple. Personnellement, j’allai vérifier ces divers vols, et je trouvai que Lacenaire me disait l’exacte vérité. J’envoyai mes rapports à M. le juge d’instruction, Lacenaire me les confirma.

« Je ne cessai pas de voir Lacenaire, il me donnait des indications fort utiles. — « Je veux vous dire toute la vérité, me dit-il un jour. Nous devions, dans une chambre de la rue de Sartines, Avril et moi, assassiner un garçon de recette de M. de Rothschild. » Le même, je fis venir Avril et lui fis part des révélations de Lacenaire. — « Vous connaissez son caractère, lui dis-je : j’ai pu l’apprécier, il n’est pas menteur, il m’a toujours dit la vérité. Que dites-vous de sa révélation touchant la rue de Sartines ? — Il y a du vrai là-dedans, répondit Avril, excepté qu’il ne s’agissait pas d’assassinat. Je savais que Lacunaire devait commettre une escroquerie. Les escroqueries, ça me va, moi, c’est mon fait. — Oh ! repris-je, vous allez bien jusqu’au vol avec violences ? — Le vol avec violences, répondit-il, ça me va encore, mais non l’assassinat ! — Qu’avez-vous donc vu, rue de Sartines ? — J’ai vu Lacenaire qui aiguisait dans la seconde pièce un tire-point. Je lui demandai ce qu’il faisait là, et il me dit : J’affûte. » (Mouvement.)

« Je répétai ce propos à Lacenaire, qui me dit : « Avril ment. Nous avons acheté ensemble, dans une petite rue près du pont Notre-Dame, deux tire-points bruts, et nous les avons préparés dans la chambre rue de la de Sartines. »

« Enfin, il me fit, à la Conciergerie, des révélations sur le double assassinat du passage du Cheval-Rouge. C’était un nommé Germain qui leur avait indiqué Chardon comme ayant de l’argent. Ce Germain était un indicateur pour vols et non pour des assassinats. Tous les faits relatifs à ce crime sont connus, excepté le suivant : — Lorsque Lacenaire et Avril sortirent de la chambre de Chardon, Lacenaire tira la porte, elle ne se fermait pas, un bout de tapis s’y opposait. En ce moment, deux personnes montèrent et demandèrent Chardon. Lacenaire répondit qu’il n’y était pas. « Si ces deux personnes étaient entrées, continua Lacenaire dans son récit, elles auraient pu voir le cadavre qui était encore dans la cuisine. »

M. Allard rend compte ici, d’après les déclarations de Lacenaire, de l’assassinat de la rue Montorgueil. Il ajoute que celui-ci lui dit que le lendemain, premier janvier, il but le matin avec François et la fille Javotte.

Lacenaire. — Pardon… une observation, quant au fait relatif à la fille Javotte ; à cet égard, M. Allard fait une confusion. J’étais bien avec François et Bâton, le 1er janvier, sur le boulevard. Je rencontrai Javotte qui était avec un nommé Baptiste. François passa devant eux, j’entrai chez un marchand de vin avec Bâton et Javotte, mais François nous attendit plus loin et ne but pas avec nous.

M. le Président, à François. — Qu’avez-vous à dire ?

François. — La même chose que dans l’instruction. J’ai dit à M. Allard ce que je savais. M. Allard fait erreur quand il dit que le grand qui, dans l’affaire Chardon, attendait à la porte du marchand de vin, était moi.

M. Allard. — Je n’ai pas dit que c’était vous. J’ai rapporté ce que m’avait dit Avril. C’est lui qui m’avait signalé le grand, qui attendait à la porte du marchand de vin.

M. le Président. — M. Allard n’a pas désigné l’homme auquel il aurait dit : « Tu ne feras rien pour monter sur l’échafaud. »

M. Allard. — Ce n’est pas là le propos ; François me dit que Lacenaire avait dit à ce grand qui attendait tout pâle à la porte du marchand de vin : « Tu ne feras jamais rien pour monter sur l’échafaud !… »

M. le Président. — C’est cela. Comme s’il eût dit : « Tu ne seras jamais digne de monter sur l’échafaud. »

M. Allard. — Précisément.

M. le Président, à Lacenaire. — Vous convenez des faits rapportés par M. Allard ?

Lacenaire. — Parfaitement exact.

M. le Président. — Avril, il résulte de la déposition du témoin que vous auriez conservé des relations très intimes avec Lacenaire, et que vous aviez promis de le faire arrêter ?

Avril. — Je ne savais pas où était Lacenaire, et je n’ai pu donner de renseignements.

M. Allard. — C’est Avril qui nous avait connaître que Lacenaire avait un parent du côté de la Franche-Comté, et une parente du côté de la rue Barre-du-Bec.

Lacenaire sourit et hausse les épaules d’un air de pitié.

Me Laput, avocat de François. — Lacenaire n’a-t-il pas fait des déclarations contre François, en l’impliquant dans la tentative d’assassinat de la rue Montorgueil, seulement après avoir appris que François l’avait dénoncé lui-même ?

M. Allard. J’avais, en effet, parlé de ces révélations à Lacenaire ; elles étaient connues et constatées dans l’instruction. Il est vrai que Lacenaire se montra indigné de ces révélations : « Comment, dit-il c’est lui qui me dénonce, lui qui a été mon camarade et mon complice ?… »

Lacenaire, vivement. — Je ne nie rien de cela. Je conviens que c’est parce que François a fait à M. Allard des révélations contre moi que j’ai fait à mon tour des révélations contre François. C’est maintenant à MM. les jurés de voir si la vérité est de mon côté. Que ce soit par un motif de vengeance que j’aie agi, je ne le nie pas ; au contraire je l’avoue.

Avril. — Je vous prie de demander à M. Allard s’il m’a laissé sortir de prison et tout à fait libre pendant huit jours ?

M. Allard. — Sans doute, vous deviez donner des indications, faire découvrir les coupables. « Il fallait, disiez-vous, vous laisser aller à la Coutille. » Je vous ai laissé sortir en liberté, mais surveillé de près.

Avril. — Ah !… Suis-je rentré sans difficulté ?

M. Allard. — Je vous ai fait rentrer en prison quand j’ai vu que vous vouliez vous promener.

Avril. — Me suis-je caché ?… J’étais libre, pourtant.

M. Allard, en souriant d’un air de doute. — Oh ! libre, c’est-à-dire que vous croyiez l’être, mais vous ne l’étiez pas. Vous ne vous doutiez guère qu’il y avait derrière vous des agents qui vous surveillaient.