Jules Laisné (p. 181-185).


CHAPITRE XXXI.

Organisme de Lacenaire. ― Raspail. ― Un philosophe sanglant.


Parmi les personnes qui nous font l’honneur de nous lire, beaucoup ont voulu nous expliquer ou nous faire analyser l’organisation de Lacenaire, et comme nous ne sommes ni docteur, ni physiologiste, nous nous sommes abstenu jusqu’à présent de traiter ce point scientifique. Les uns nous ont dit que Lacenaire aimait le sang pour le sang même, et qu’il trouvait dans le meurtre la satisfaction de ses instincts cruels ; d’autres nous ont affirmé, sans preuve, que la vue du sang faisait naître en lui une irrésistible et ignoble passion ; plusieurs affirment qu’il était monomane et semblable en de certains moments à Papavoine ; quelques-uns de ceux qui l’ont connu assurent qu’il avait une haine invétérée contre ses semblables.

Enfin, — et ceci est de la fantaisie élevée à la centième puissance, — un jeune homme, assez intelligent pourtant, nous a développé la théorie que voici :

— Lacenaire, nous disait-il, était un meurtrier philanthrope. Cet homme avait tellement expérimenté la vie et la trouvait si amère ; il avait tant souffert et savait qu’on est si malheureux en ce bas monde, qu’il tuait certains hommes pour les débarrasser du fardeau de la vie.

— Alors il assassinait pour rendre service, répondions-nous, et le soir du jour où il immola les Chardon, il pouvait donc dire comme Titus : « Je n’ai pas perdu ma journée… »

— Certainement ! — nous répliqua avec feu le jeune homme.

Cette opinion entre, comme on le voit, dans les plus hautes spéculations du paradoxe, et nous ne la mentionnons que pour faire voir à quelle hauteur peut monter une imagination échauffée.

Le vrai motif qui poussait Lacenaire au crime c’est qu’il était affligé de la maladie appelée soif-calle, et cette affection a eu une trop grande influence sur sa vie pour que nous n’en parlions pas.

Ce malheur ne l’excuse pas ; mais du moins il explique ses meurtres jusqu’à un certain point. Nous n’avançons ce fait qu’à la suite d’un homme de génie, en fait de science, d’après Raspail, qui parle ainsi de Lacenaire, dans son article sur la Faim ou Soif-Calle (Manuel de la Santé, année 1851).

« Quand cette faim ou soif dévorante n’est pas l’effet d’une constitution congéniale ou d’une organisation exceptionelle, elle est causée par la présence d’un ver intestinal de grosse taille, et du ver solitaire surtout.

« On guérit de la seconde de ces deux maladies, on ne peut que satisfaire à l’insatiabilité de la première. Nous renvoyons pour celle-ci aux bons principes d’économie publique d’après lesquels chacun doit manger ici-bas selon son appétit. On ne passe pas le niveau sur les estomacs et sur les besoins ; sur ce point, l’égalité est dans la compensation entre ceux qui prennent beaucoup et ceux qui prennent peu à la masse commune. Percy, dans ses Mémoires, cite la faim d’un certain Tartare qui dévorait plutôt qu’il ne mangeait, et qui, pour assouvir sa voracité effrayante, allait jusqu’à dévorer des cadavres. Il existe des cas de soif-calle comme des cas de faim-calle. Le comte de Rantzau, sous Louis XIV, était assoupi et incapable de rien faire à moins qu’il n’eût dix à douze bouteilles de vin de Champagne sur l’estomac ; quand il n’en avait que la moitié, il n’y paraissait pas plus que quand il tombe une goutte d’eau dans la mer. (Mémoire de d’Artagnan. Cologne, 1700, 1er vol., p. 66.)

« Lacenaire, que j’ai beaucoup connu à la Force, buvait, sans s’enivrer, jusqu’à douze bouteilles de vin par jour ; les prisonniers disaient qu’un grand verre de vin lui tombait dans l’estomac comme un plomb ; il était sobre pour la nourriture. C’est cette grande soif qui le jeta, après la faillite de son père, dans l’affreuse industrie qui l’a conduit à l’échafaud. Quel travail d’homme de lettres aurait pu se prêter au chiffre de ses besoins ? »

Quand Lacenaire dénonça Avril, il demanda dans l’intérêt même de la vérité, que son ancien ami ne fût pas amené à la Force, et on le laissa, en effet, à la Conciergerie. Un jour, étant à l’instruction avec des prévenus de la première de ces prisons, Avril fit circuler à leur oreille des bruits qui étaient bien loin d’être avantageux à Lacenaire, et dès ce jour une fermentation terrible commença de régner contre lui dans cette prison.

Plusieurs jours auparavant, des amis de François avaient décidé un nommé Bellard, — qui a été guillotiné peu de temps après, — à assassiner Lacenaire : « On m’en donna avis, dit-il à ce sujet sur un ton cornélien ; je répondis comme Guise : Il n’ôserait. Effectivement, il n’ôsa pas. Nous couchions, Bellard et moi, dans la même chambre : j’affectai de me tenir constamment près de lui et de le regarder fixement, il baissa les yeux et se tint tranquille. »

Mais une autre fois où le meurtrier emphatique était lui-même à l’instruction, François complota si bien dans les corridors, il persuada si fortement aux autres prévenus qu’il n’avait rien dit contre son complice, que c’était, au contraire, celui-ci qui le vendait, qu’il fut convenu entre les détenus qu’à l’arrivée du mouchard, tout le monde tomberait sur lui.

Effectivement, à son retour du cabinet du juge d’instruction, il vit toute la cour ameutée contre lui, à l’exception des amis de François, meneurs de la chose, qui se tenaient prudemment à l’écart. « Nul n’eût osé me frapper en face, j’ose le croire, écrit encore Lacenaire à cette occasion ; je faisais trop bonne contenance, quoique sans aucune arme offensive ni défensive ; mais il y a quelque chose dans le regard de l’homme de cœur qui pétrifie le lâche. On profita du moment où je parlais à François, confiné au troisième, pour me porter un coup sur la tête par derrière. Celui qui me frappa était le plus lâche et le plus idiot de tous ces imbéciles. Une fois renversé, tout le monde se précipita sur moi. Effrayés eux-mêmes, ils m’abandonnèrent spontanément. Je fus jusqu’au guichet, en chancelant un peu, il est vrai, mais sans avoir perdu mon sang-froid. On me conduisit à l’infirmerie ; un quart d’heure après, j’étais pansé, et je dormais d’un profond sommeil................

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Le reste de ma prévention se passa à l’infirmerie de la Force, sans soins et sans soucis : une vie de philosophe. »

Enfin « le philosophe » arriva à la Conciergerie pour y attendre son jugement. Là il reçut une lettre de M.Reffay de Lusignan, son ancien professeur, qui lui offrit le secours des talents d’un de ses amis. Lacenaire ne put ni ne désira accepter cette offre, on lui avait déjà nommé d’office Me Brochant, avocat stagiaire. La défense de François fut confiée à Me Laput, lequel avait été condisciple de Lacenaire à Alix, sous ce même M. Reffay de Lusignan.