Jules Laisné (p. 176-181).


CHAPITRE XXX.

La renommée et le héros de Paris. ― Affinité des femmes pour les assassins. ― Machinations de François contre Lacenaire.


Le meurtrier de Chardon se trouvait donc forcé comme un loup, et ce ne fut, comme nous l’avons déjà dit, que sous bonne escorte qu’une prise de cette importance fut conduite à Paris.

Quelques semaines après sa translation à la Force, le bruit de ses tristes exploits, ses conversations et ses vers surtout occupèrent la Renommée. Les Parisiens s’étonnèrent du cynisme de ses théories. Les sots, « en majorité depuis Adam, » s’étonnèrent naïvement à la vue de cet assassin qui parlait si purement le français, et ils le prirent pour un être extraordinaire. Les lecteurs de romans lui trouvèrent une vague ressemblance avec lord Ruthwen, le vampire ; d’autres reconnurent en lui le Szaffye de la Salamandre d’Eugène Sue.

Les bas-bleus eurent la tête montée, et admirèrent ce meurtrier amoureux d’un Sylphide. — C’est ainsi que Lacenaire appelait son Égérie poétique. — Les autres femmes s’intéressèrent à cet assassin, qui publiait des Rêveries, des Souvenirs, des Chants d’amour et des Prières, et elles gémirent sur ce loup qui pleurait en lisant les pastorales de madame Deshoulières… que voulez-vous faire à cela, les femmes ne sont-elles pas toujours adorables ?…

Lacenaire, cependant, n’était pas aussi éthéré que ces charmantes créatures se le persuadaient. C’était, au contraire, le matérialisme incarné. Ainsi,un jour, on vint lui dire que trois Anglaises demandaient à le voir. — Naturellement, on devait s’attendre à en trouver dans cette affaire.

— Qu’elles aillent se… promener, répondit le meurtrier-poète, me prend-on pour une bête curieuse ?

Mais ayant aperçu les trois blondes filles d’Albion, et lorgnant l’une d’elles qui était fort jolie :

— Eh bien ! qu’elles viennent, dit-il en se ravisant, mais à condition qu’on laisse celle-ci avec moi.

Comme on en est persuadé, il ne désignait pas la plus laide. Les trois Anglaises se retirèrent an plus vite, et courent encore.

Une autre fois, une dame de qualité, madame la comtesse D*** lui ayant adressé une épître où respirait la plus tendre compassion pour ses infortunes, Lacenaire n’y répondit que par ce quatrain si franchement cynique au fond et si peu relevée dans la forme.

Tu comprends, je le vois, à tes beaux sentiments
Tous les devoirs sacrés et d’épouse et de mère.
TousQue ne suis-je un de tes enfants !
Que ne suis-je plutôt celui qui t’en fait faire !


C’était pain béni ! qu’allaient faire ces dames dans cette galère de la Force ?

L’assassin de Genevay fut mis au secret au troisième étage, tandis que son complice était sur la cour avec d’autres détenus. François essayait par de sourdes manœuvres de le faire assommer, lorsque le hasard servit à souhait ce projet.

Mais, avant de dire ce qu’il advint de cette conspiration incessante, faisons savoir à nos lecteurs sur quels prétextes s’étayait son ennemi pour lui faire faire un mauvais parti.

On a vu que François, en dénonçant Lacenaire, s’était pris dans ses propres piéges. Quand même cette circonstance n’aurait pas été suffisante pour allumer dans son cœur la plus violente animosité, le soin de sa vie, le besoin de se débarrasser d’un complice devenant à son tour un accusateur dangereux, l’air satisfait et triomphant de celui-ci : tout devait porter François à désirer la mort d’un tel témoin.

Mais ce qui attisait encore plus cette haine et la doublait d’une jalousie amère, c’étaient la supériorité incontestable et relative de Lacenaire sur ses tristes compagnons, ses succès dans le monde extérieur, les visites qu’il recevait, et surtout les préférences que la Préfecture avait pour lui.

La police savait bien ce qu’elle faisait en agissant ainsi ; elle tâchait, en mettant Lacenaire en contact avec beaucoup de monde, de le faire parler, afin de retrouver, au moyen d’une simple confidence ou par l’effet d’une parole imprudente, la trace de ses méfaits inconnus ; mais elle perdit ses peines, car Lacenaire mit tout son amour-propre à ne recevoir ni ses amis intimes, ni les compagnons de son brigandage, et à ne dévoiler que les crimes qu’il avait commis seul ou ceux dont Avril et François avaient partagé le fardeau. C’est ainsi qu’il avoua à M. Canler, assure-t-on, un autre assassinat commis par lui la nuit, à l’angle des rues Saint-Lazarre et de la Chaussée-d’Antin, sur un homme sortant du no 36, la maison de jeu du Palais-Royal.

— Je le frappai encore entre les deux épaules avec mon tire-point, dit Lacenaire, et il tomba. Mais une voiture survenant, j’eus peur d’être arrêté, et je filai au plus vite.

L’homme fut blessé, mais, chose surprenante ! — après maintes recherches faites aux bureaux de la Préfecture, pour découvrir la trace de ce crime, soit par les rapports des agents, à cette date, soit par les déclarations des voisins, soit par la plainte même de la victime, on ne put découvrir aucune trace de cet attentat. Il paraît que la personne frappée jouait en secret et craignait de divulguer son vice.

— Je vous raconte cette affaire, disait Lacenaire à un fonctionnaire, parce que je l’ai faite seul, sans quoi je me tairais comme sur les autres.

— Pourquoi ne voulez-vous pas tout avouer, lui répondait-on, puisque le plus fort est fait, et que vous avez tout dit sur Chardon ?

— Pourquoi ? parce que je ne trahis que ceux qui me trahissent, et que je suis fidèle à ma parole.

— Vous auriez des adoucissements à votre sort.

— Aurai-je ma grâce pleine et entière ?

— Je n’en sais rien.

— Me jurez-vous votre parole d’honneur que je l’aurai ?…

— Ah ! par exemple, non, je ne puis pas m’avancer ainsi… Mais je puis vous assurer que vous vous en ressentiriez comme bien-être. Peut-être aurez-vous de l’argent…

— De l’argent ?… que m’importe l’argent !… — Croyez-vous qu’il me tente ? — Je n’en manque pas d’abord, et sachez donc une chose, c’est que si je sors d’ici, avec ce que je toucherais pour ma part dans différentes autres affaires, je serais plus riche que vous…

Il n’y avait pas moyen d’entamer un pareil homme, et cependant François faisait répandre à la Force le bruit que Lacenaire recevait dix francs par jour de la police pour prix de ses révélations. C’était faux. Mais la vérité est que pour le mettre à même de continuer ses confidences à la justice, et le maintenir dans cette belle humeur qui amène l’expansion, la police avait soin de ne le laisser manquer de rien, et de satisfaire surtout à la soif insatiable dont il était possédé.