Albin Michel (p. 143-157).

CHAPITRE VI

Une belle Étrangère


Clemenceau, pour la première fois de sa vie, était pincé à fond et fort étonné lui-même de l’être à ce point. Il s’agissait d’une ravissante jeune fille américaine, Selma Everdone, dont la mère, également fort belle en son temps, était la veuve d’un officier suédois. Selma était grande, d’un blond très pâle, avec de magnifiques cheveux et des yeux d’eau, où la langueur s’alliait à l’iromie. Sa plastique était célèbre, car le peintre allemand Siegfried Helmuth avait fait d’elle un portrait grandeur nature en « déesse et naïade », où une grande cape de velours noir laissait voir d’elle une partie des épaules, les seins ronds, fermes, pointants, de la Vénus de Cyrène, un ventre poli et cintré comme un verre de montre sur lequel une main délicate ramenait, juste à temps, un pan du manteau. Mais la ligne alerte et pleine des jambes restait à découvert, ainsi qu’un petit pied posé bien d’aplomb, aux doigts longs, aux ongles brillants comme des bijoux. Cette troublante image se trouvait dans la chambre de Selma, dissimulée par un rideau rouge — Clemenceau disait « le rideau cramoisi » — qu’elle écartait gentiment pour ses intimes, puis ramenait vivement, trop vivement au gré du visiteur. Elle parlait bien le français et l’anglais, avec l’accent de son pays, auquel son mariage avait habitué l’auteur de Les plus forts ; et celui-ci, qui n’avait encore rien obtenu, allait répétant : « Je crains de n’être pas le plus fort. »

Selma habitait avec sa mère et sa cousine Elsa, aussi grisante qu’elle, dans un autre style, un vieil hôtel de la place des Vosges, où, faisant de la sculpture, elle avait aussi son atelier. Elle était élève de Rodin et l’on racontait qu’elle avait posé au naturel pour le grand artiste, dont la salacité faunesque était bien connue. Cette circonstance torturait Clemenceau, jaloux de Rodin. Il taquinait la belle à ce sujet. Elle faisait semblant de ne pas comprendre et demandait, avec des yeux d’ange :

— Quel mal y a-t-il ?

— Aucun mal, mais pourquoi lui accordez-vous ce que vous me refusez à moi : la vue totale de votre splendeur.

— Parce que vous me faites peur…

— Et lui, le satyre, ne vous fait pas peur ?

— Non. C’est ainsi, pas autrement.

Clemenceau avait passé la cinquantaine, mais il était demeuré exceptionnellement vert et entreprenant, capable de battre un jeune homme « aux points ». Tous les mouvements de Selma étaient souples et harmonieux. Elle possédait la drôlerie et l’indépendance particulière aux filles de sa race et, s’il devenait langoureux, se fichait de lui gentiment. C’était la première fois qu’une aventure de cette sorte lui arrivait.

— Vous me trouvez trop vieux, avouez-le.

— Au contraire, je vous trouve trop jeune.

— C’est parce que je suis épris de vous…

— À combien de femmes avez-vous fait ce compliment ?

— Je ne suis pas flatteur. Tous mes amis vous le diront. Demandez à l’amiral Maxse,

— L’amiral Maxse ne parle qu’avec votre permission et il est toujours de votre avis.

— Un ami véritable est ainsi. Vous avez vu le satyre, cette semaine ?

— J’ai pris le thé dans son atelier.

— Et lui, qu’est-ce qu’il vous a pris ?

— Taisez-vous, vilain personnage.

— Vous savez pourquoi je l’envie…

— C’est tout naturel que j’aie posé pour lui, il est mon professeur.

Clemenceau rit :

— Vous êtes adorable et l’on ne peut pas vous en vouloir. J’ai une baignoire demain pour la Comédie-Française. On joue du Musset. Y viendrez-vous avec moi ?

— Certainement.

— Nous irons souper en sortant ?

— Avec plaisir. Où cela ?

— Chez Paillard, sur les boulevards.

— J’y ai été avec maman et Elsa. C’est un bon endroit.

Clemenceau ne pensa tout le jour qu’à cette soirée. Il se regardait dans son miroir avec sa moustache et son crâne dénudé. Il se répétait : « C’est un peu bête. » Il aurait voulu faire marcher la pendule avec ses doigts et il avait, quoi qu’il fit, devant les yeux, ce beau et fin visage, ces regards clairs, cette taille incomparable, le tableau d’Helmuth.

— C’est à se faire peintre, ma parole d’honneur, Mais il est un peu tard pour que je me mette à la palette… Puis : « Si cette histoire là arrivait à un autre, ce que je le blaguerais ! »

Il avait eu une rentrée inattendue de trois mille francs et courut acheter une belle bague rue de la Paix, de sorte qu’il n’avait plus que l’argent du souper. Assis près d’elle dans la baignoire, tandis qu’on jouait le Chandelier, il mit l’écrin dans sa petite main. Elle rosit de plaisir, enleva son gant, passa la bague à son doigt charmant.

— Cela me fait grand plaisir. Vous êtes un amour.

— Non, un amoureux.

Après le spectacle ils allèrent chez Paillard, où le souper était commandé en cabinet particulier, car l’auteur du Grand Pan ne tenait pas à être reconnu. Ayant enlevé son manteau, Selma montrait un de ces décolletés qui découragent le poëte lyrique. Son bras était si parfait de forme et de douceur que son compagnon y appuya ses lèvres. Elle ne le retira pas et dit seulement : « Cette fois, aux huîtres !… » Alors comme elle en tenait une au bout de la petite fourchette, apparut une langue rose et pointue comme un dard, qui sembla pénétrer le cœur de l’amoureux. Il y eut un silence qui, prolongé, eût été dangereux.

Selma avait une vive amitié pour Clemenceau, qu’elle trouvait courageux, spirituel, pas comme les autres. Mais elle aimait en cachette un jeune officier bavarois et elle se croyait incapable de le tromper. Elle s’entretenait du cas avec sa cousine.

Il m’a donné une bague magnifique. Comment refuser ? Je lui aurais fait de la peine. Après le théâtre, Il m’a menée souper. Puis il m’a raccompagnée place des Vosges. Tout cela respectueusement. J’ai l’air d’une coquette et je ne le suis pas. Je sais qu’il doit venir à Carlsbad avec l’amiral Maxse pendant que je ferai ma saison. Mais Herbert sera dans les environs. Quelle situation compliquée !

Elsa riait. Courtisée par tous, à cause de son charme, de sa beauté, de sa gentillesse, elle n’appartenait à personne et traversait l’existence comme un papillon diapré, qui ne se serait pas brûlé aux lumières. Elle aimait tendrement sa cousine, dont les confidences l’intéressaient.

— Tu l’épouseras peut-être, ce Français si séduisant. On dit qu’un jour il sera le maître dans son pays.

— Mais non, puisque j’aime Herbert et que je préférerais être fromagère avec lui à Munich plutôt que reine à Paris avec Clemenceau.

— De sorte qu’il souffrira, ce pauvre Djorge, comme dit l’amiral.

— Tu le consoleras.

— Oh non, il n’a presque plus de cheveux et je veux pouvoir tirer les cheveux de mon amant… quand j’en aurai un…

Or voilà que le peintre Siegfried Helmuth, qui avait aussi un faible pour son délicieux modèle, retournant de Londres à Munich, s’arrêta quelques jours à Paris et descendit à l’Hôtel du Rhin. C’était un original barbu, chevelu, grisonnant, et qui portait des pantalons bouffants comme un rapin de 1848. À son premier signal Selma accourut. Il lui ft un accueil enthousiaste et lui demanda de le mener chez Rodin, pour lequel il professait une vive admiration. Le malheur voulut que Clemenceau fût allé précisément ce même jour, à la même heure, regarder les célèbres dessins de l’auteur des Bourgeois de Calais, dessins représentant des femmes nues dans toutes les positions possibles.

Apercevant son amoureux transi devant ces images effervescentes, Selma ne put s’empêcher de rire !

— Eh bien, docteur, vous venez ici vous monter la tête.

— La tête, c’est une façon de parler, fit Rodin, qui rangeait, à mesure, ces curieuses images avec soin, pour montrer qu’il y attachait de l’importance, depuis qu’une dame du monde lui avait demandé « si elle ne pouvait pas en garder une ». Il tenait à sa collection comme à la prunelle de ses yeux. Sans doute lui rappelait-elle de chers souvenirs.

— Voyez donc cela, monsieur Helmuth, dit Clemenceau. C’est remarquable. La femme n’a jamais été traitée de cette façon.

Helmuth regarda et prononça :

— Ya, ya gewiss. C’est l’animal…

— C’est précisément cela qui est beau. Pas une miette de spiritualisme.

— Vous êtes dur… objecta Selma.

— Je suis véridique. Dans l’amour il y a une forte part — peut-être la principale — d’animalité. C’est ce qui en fait la souffrance aiguë. Si l’esprit seul marchait, celle-ci n’existerait pas.

Rodin, sans mot dire, riait derrière son lorgnon. Il n’aimait pas le talent d’Helmuth, mais l’homme, d’allure protestante, l’intéressait. Il regardait aussi Selma, très en beauté, comme le loup regardait le petit chaperon rouge. Clemenceau, ayant fini son examen, se leva et déclara :

— Voyons maintenant vos pièces d’atelier, Rodin. Elles en valent la peine.

Une petite paysanne à la tête volontaire, sortant d’un bloc de pierre, attira l’attention du peintre bavarois. Il articula :

— Wunderschön… Cela est beau.

— C’est une de mes élèves.

Clemenceau savait l’histoire et que ce visage, rustique et charmant, était celui de la jeune maîtresse du sculpteur, dont on racontait qu’il avait eu deux enfants. Il l’avait prise vierge, puis lâchée assez vilainement. Elle aussi avait du génie et il avait brisé son existence. Selma savait-elle cela ? Helmuth regardait en hochant la tête. Sa barbe était aussi fournie que celle de Rodin, mais taillée de façon différente.

On arriva devant un corps de femme admirable, auquel la tête manquait et que l’artiste munichois reconnut aussitôt comme celui de son cher modèle Selma. Celle-ci demeurait impassible. La jalousie mordit le cœur de Clemenceau qui, avec l’intuition des amoureux, se douta de quelque chose et sentit son désir accru. Rodin, plus faune que jamais, continuait à démailloter, puis remmailloter placidement, ses enfants de plâtre, avec les soins d’une nourrice attentive.

— J’ai vu votre ami Monet, dit-il.….

— Il est toujours dans ses meules au soleil ?

— Toujours. Mais il pense à ses cathédrales… Monsieur Helmuth, vous connaissez ses dernières toiles ?

— Oui, mais je n’aime bas les impressionnistes…

Cette déclaration jeta un froid. Rodin se contenta de répliquer :

— C’est pourtant ce que le XIXe siècle a produit de mieux.

— Certes, ajouta Clemenceau.

— Chacun son goût, dit le Bavarois, prenant sans façon le bras de Selma : Et vous, ma cholie, quel est votre avis ?

— Oh ! je suis folle de Manet, de Monet, de Renoir et de Sisley.

— Parce que c’est la mote ?

— Parce que, maître, c’est mon goût.

— Vous avez pris ça à Baris.

Une certaine gêne commençait à peser, comme lorsqu’une belle fille séduit, de façon différente, plusieurs hommes réunis. Cependant Rodin appela son praticien et lui ordonna d’apporter du thé et du porto. Il tenait à faire les honneurs de son atelier, tout en considérant Helmuth comme un pompier et un imbécile. Un gros chat ronronnant vint à point fournir une diversion. Rodin, retirant sa blouse, s’assit sur un escabeau et le caressa…

Quand ils quittèrent l’atelier, Clemenceau, qui ne voulait pas quitter Selma, expliqua à l’Allemand :

— Cette jeune paysanne à la coiffe a été la maîtresse de Rodin et il s’est conduit avec elle comme un goujat. C’est un grand artiste, mais il ne vaut pas cher.

Selma interrompit :

— C’est vilain de dire cela, Docteur. Je connais bien Rodin. C’est mon maître. Il a des côtés très nobles.

— Mais par derrière, mademoiselle, de sorte qu’on ne les voit pas.

— Ce qu’il fait est trop gontourné. Puis il casse les bras et les têtes.

— C’est qu’il a un mauvais emballeur… et Clemenceau se mit à rire.

— Remarquez, maître, que c’est vous qui m’avez demandé à visiter l’atelier de Rodin.

— Oui, sans doute. On parle beaucoup de lui chez nous et même pour le puste de l’Embereur.

— il a une drôle de gueule, votre Empereur, observa Clemenceau, et qui ne me revient pas. Il a l’air sournois et peu intelligent.

Helmuth se rebiffa.

— Il a de crandes idées et c’est mon zouverain.

— C’est vrai, j’oubliais, excusez-moi.

Quand il revit sa chère Selma, « le docteur » lui fit cette confidence :

— Il n’est pas précisément mariolle, votre Helmuth. Qu’est-ce qu’on pense de lui à l’hôtel du Rhin ?

— Je l’ignore. Ce que je sais, c’est qu’il est venu place des Vosges et qu’il veut faire une retouche à mon portrait…

— Ah ! diable, quelle retouche ?

— Il trouve que mon genou gauche est trop sorti.

— Et qu’il a pris froid ?

— Non, mauvais homme, mais il veut la perfection.

— Elle n’est pas de ce monde, si ce n’est en vous. Et alors ?

— Et alors il me demande une séance de pose.

— C’est un farceur. Il veut tout simplement se rincer l’œil avec vous, une fois de plus, ce que je conçois d’ailleurs parfaitement. Comment est faite sa femme, à cet olibrius ?

— Elle est petite et fort laide, avec beaucoup de cheveux.

— Je m’en doutais. Un regorgeur de poils, ce bavarois.

La visite à Rodin, la femme sans tête, la retouche d’Helmuth avaient mis à vif la jalousie de Clemenceau. Il passait chaque jour place des Vosges. Quand la jeune fille était sortie, il l’attendait et regardait l’Illustration, ou taillait une bavette avec la femme de chambre, parisienne délurée qui aimait et admirait sa maîtresse.

— C’est quand elle sort du bain qu’il faut la voir, monsieur. J’ai eu bien des patronnes dans ma vie. Je n’ai jamais connu sa pareille.

— Je m’en doute… et gentille avec ça ?

— n’y a pas meilleure. Si je suis enrhumée, elle m’achète des pâtes pectorales. Si je m’ennuie, elle me prête des livres. Mais c’est l’attache des seins qui est chez elle exactement comme sur le portrait, vous savez bien, qu’il y a un rideau rouge devant.

— Il est reparti, monsieur Helmuth ?

— Oui, il est retourné chez lui. Sûr qu’il est amoureux de mademoiselle ?

— À quoi ça se voit-il ?

— À ce qu’il se met à genoux devant elle pour un oui, pour un non, et, quand il la regarde, il fait des yeux tout ronds. Et puis j’ai entendu à travers la porte.

— Quoi, qu’avez-vous entendu ?

— C’était pour la nouvelle séance de pose, à cause du genou.

— Eh bien, que disait-il ?

— Egartez le manteau. Enlevez-le gomplètement. Je veux vous voir tout entière.

La fille riait, en imitant le Bavarois, et ces propos enflammaient Clemenceau davantage. Toutefois et si pressante que se fit son assiduité, les semaines succédèrent aux semaines sans qu’il eût avancé d’un pas dans sa cour acharnée. Parfois il apportait un volume de vers, un Hugo, un Baudelaire, un Villon, et en lisait à sa bien-aimée, avec sa voix ensorcelante et ses regards de feu. Elle l’écoutait, étendue sur un canapé, avec ses beaux yeux langoureux et noyés. Ou bien c’était d’un acte de Shakespeare, d’Antoine et Cléopâtre, de Comme il vous plaira qu’il la régalait, prononçant l’anglais avec une intonation qui n’appartenait qu’à lui. Quelquefois il était retenu à dîner par Mme Everdone et il passait la soirée à bavarder avec elle, Selma et Elsa ; ou bien il les emmenait au spectacle, et, si c’était l’après-midi, voir de la bonne peinture.

Entre temps la politique avait à peu près cessé de l’intéresser. Elle ne lui paraissait plus qu’à travers un brouillard et, quand il rencontrait un de ses anciens collègues, il subissait sans plaisir les renseignements que celui-ci lui fournissait et les remarques dont il les ornait : « Quand va-t-il finir de m’embêter celui-là ! » Il délaissait même ses intimes, Paul Ménard et Périn. La calomnie s’était assoupie autour de lui et de temps en temps il demandait à l’amiral Maxse, qui fréquentait comme lui place des Vosges :

— Est-ce que je suis toujours autant payé par le Foreign Office ?

— Toujours autant, répondait l’amiral, en riant.

Tous les quinze jours, les Everdone recevaient pêle-mêle des mondains, des actrices en renom, des avocats, des financiers, des jeunes diplomates, qui faisaient la cour à la maîtresse de maison, à Selma et à Elsa. Clemenceau était un grand attrait de ces réunions où il apportait sa verve, son esprit de blague, des anecdotes sans cesse renouvelées, car il avait vu tant de choses et tant de gens…

— Contez-nous une bonne histoire, monsieur Clemenceau, implorait Sarah Bernhardt en martelant les syllabes. Nous vous écoutons. Nous sommes tout oreilles.

— À vos ordres, madame, Mais dans quel genre mon histoire ? Triste, gaie, morale, immorale ?

— Immorale, cher monsieur, im…mo…rale.

Bientôt tout le monde faisait cercle et riait. Puis apparaissait Paul Mariéton, qui s’informant, en bégayant, si le pé… pé… prince de Va…va…lori était là. Fort spirituel, lui aussi, le directeur de la Revue Fé… fé librienne donnait la réplique à Clemenceau, lequel lui disait :

— Vous prenez du ventre, monsieur Mariéton.

— Non, monsieur Cle… Clemenceau, mais je suis fo… follement cambré.

— Vous devriez vous faire masser.

— Je n’en ai pas les mo… moyens.

— Allons donc, votre père est riche !

— Mon père est un gon… gonfalonier de la Renaissance, mais il ne m’accorde pas d’a… d’argent.

— Drôle de gonfalonier !…

Sarah Bernhardt reprenait :

— Faites-moi une belle pièce, si, si, une belle pièce, monsieur Clemenceau.

— Madame, je suis précisément en train d’en écrire une…

— Quel est le titre ? Oh ! je suis si curieuse de le connaître.

Le Voile du bonheur, madame, pour vous servir…

— Ah ! le voile du bonheur, que cela est bien, que ce doit être beau !

Clemenceau n’était pas dupe des extases de la comédienne, qui changeait perpétuellement d’avis et avait dit de lui souvent : « Je le déteste, oui, je le dé-tes-te ! » Il lui tourna le dos et aperçut l’adorable Selma et sa cousine qui passaient des petits fours. Le désir qu’il avait de Selma prit soudain une acuité douloureuse. Elle était toute en blanc, avec une bande de broderie d’or au corsage et aux manches. Il l’entraîna, avec son assiette branlante, dans la pièce à côté :

— Selma, je vous aime…

— Oh ! mon Dieu, qu’y puis-je, mon ami ?

— Vous vous en doutez bien.

— Mais savez-vous, si je vous aime, moi…

— Vous m’aimerez vite. Me goûter, c’est m’adopter…

— Savez-vous si je n’en aime pas un autre ?

— Helmuth ?

— Certes non. Il est trop vieil…

Elle éclata d’un rire qui montrait ses dents charmantes… des grains de riz.

— Rodin ?

— Vous n’y pensez pas. Il a du génie, mais il est si laid… Revenons avec les autres, on nous épie. Vous me compromettez.

Il l’eut volontiers battue. Mais elle échappait comme une anguille et courait, sur ses sveltes et longues jambes, écouter les plaisanteries de Mariéton, les pétarades de Sarah Bernhardt et les anecdotes rancies du prince de Valori.

Cette année-là, comme les précédentes, Clemenceau devait aller à Carlsbad, en compagnie de l’amiral Maxse. Il y retrouverait le critique danois Georges Brandès, auteur d’un ouvrage surfait concernant « les grands courants littéraires ». Brandès connaissait bien la littérature allemande et fort mal la littérature française. Il était d’une prétention comique et, par-dessus le marché très snob, ne parlant que comtes, ducs et marquis, dont il se disait l’ami intime. Physiquement, il ressemblait à une sorte de Belzébuth chevelu, hérissé, et anonnait le français avec un accent incroyable.

Sur les instances de son vieil ami, qui n’était toujours pas son amant, Selma avait consenti à le rejoindre à Carlsbad, où elle n’habiterait pas le même hôtel que lui. Elle y vint seule, sans sa cousine et, vu son éclatante beauté, fut aussitôt entourée d’admirateurs, de diverses nationalités qui prétendaient l’accompagner à la source. Clemenceau, désireux d’être seul avec elle et l’amiral, s’ingéniait à les dépister. Généralement ils dînaient ensemble, toujours en compagnie de leur chaperon, dans une bonne petite auberge des environs, où l’on trouvait de l’authentique bière de Pilsen. C’étaient là des heures délicieuses de causerie et de plaisanteries, au bout desquelles on raccompagnait la jeune fille à son hôtel. Le petit bonsoir sur le pas de la porte était toujours une déconvenue pour l’auteur du Voile du Bonheur, pour qui le bonheur demeurait voilé. Mais il n’en laissait rien paraître et il recommençait le lendemain.

Un soir, ils invitèrent Brandès qui fut assommant, péremptoire et galantin. Il contredisait tout le monde, pour briller aux yeux de Selma distraite et qui pensait à Herbert. Il ne fut intéressant qu’au sujet de Frédéric Nietzsche qu’il avait beaucoup connu et qui, devenu fou, signait ses dernières lettres : le crucifié, der Gekreuxigte. Mais Clemenceau n’avalait pas Zarathoustra, « une pyramide de métaphores ». Si l’anticatholicisme de Brandès, d’ailleurs imbécile, l’amusait, sa germanophilie l’agaçait et il ne se gênait pas à l’occasion pour lui secouer « les puces de Berlin ».

Après bien des travaux d’approche, des combinaisons et des stratagèmes auxquels se prêta le bon amiral, il obtint enfin un entretien à deux dans l’hôtellerie du Lapin couronné, à quelques kilomètres de Carlsbad, pendant qu’on préparait le dîner. Il se fit pressant et câlin. Il prit la jeune fille dans ses bras. Elle se laissa faire. Il l’embrassa dans le cou avec la chaleur d’un jeune homme. Elle se laissa faire, mais avec tant de mélancolie et des yeux si tristes qu’il s’arrêta au bord de son corsage et n’insista pas. Le sentiment qu’elle en aimait un autre venait de le traverser comme une lame de feu. Il se sentit ridicule en vieux monsieur obstiné auprès d’une merveille de la nature, qui ne voulait pas le rebuter et ne pouvait pas lui céder. Il resterait un ami et prendrait son parti de n’être pas un amant.

Or cet amour violent, et qui avait frôlé l’amour passion, était la manifestation sentimentale d’une seconde jeunesse qui venait d’apparaître en lui, avec un redoublement de vitalité organique et intellectuelle, un redoublement aussi d’émotivité. Selma s’était trouvée juste à point pour lui révéler ce phénomène intérieur dont il n’avait eu jusqu’alors aucun soupçon. Qu’allait-il faire de ce bouillonnement ? À quoi allait-il employer ce renouveau d’ardeur et de combativité dont Selma n’avait pas voulu ? À un roman de passion ? À un autre drame intime qui continuerait le Voile du Bonheur ? À un grand voyage aux Indes, le rêve de sa vie et qui lui ouvrirait de nouveaux horizons ? À un vaste ouvrage de philosophie dénombrant, avec une foule d’exemples à l’appui, tirés de toutes les sciences biologiques, le néant des croyances, et l’illusion de leurs zélateurs ?

Ou rentrerait-il dans la vie politique active, par la porte du journal, de la Chambre ou du Sénat ? Ou servirait-il une grande cause, mais laquelle ?

C’est alors qu’éclata l’affaire Dreyfus.