La vie inconsciente et les mouvements/Chapitre IV

Librairie Félix Alcan (p. 117-168).


CHAPITRE IV


LE MOINDRE EFFORT EN PSYCHOLOGIE

I

Il y a seize ans, G. Ferrero publiait dans la Revue Philosophique un article ayant pour titre « L’inertie mentale et la loi du moindre effort », inspiré par la thèse de Lombroso sur la répugnance d’une grande partie de l’humanité à toute innovation, ce qu’il appelle le misonéisme[1]. Son exposition ingénieuse et d’une simplicité élégante, mais qui est moins une étude qu’une brillante chevauchée à travers le sujet, suscita des critiques.

D’abord, un physicien qui est resté anonyme, lui reprocha son imprécision. Étudiée par Euler, Maupertuis, Lagrange, Helmholtz, Hertz, Mach — pour ne citer que les noms principaux — les notions d’inertie et de loi du moindre effort ont, en mécanique, une signification bien déterminée, fixée par des définitions.

« Or, l’erreur fondamentale de M. Ferrero, dit notre physicien, est de confondre l’inertie mécanique et le sentiment psycho-physiologique que l’on désigne vulgairement sous le nom d’inertie. C’est pourquoi il pense que l’énergie s’épuise et que le mouvement se perd… À prendre des termes scientifiques dans leur sens littéraire, par conséquent vague, on risque bien de ne faire que des métaphores[2]. »

Plus tard, M. Gibson, se plaçant au point de vue strictement psychologique, publia un autre article. « La loi du moindre effort[3] » où, après avoir réitéré les critiques du physicien anonyme, il attaque Ferrero sur son principe fondamental. L’auteur italien professe « que l’impulsion à la vie psychique vient toujours du dehors ; elle n’a pas son origine en nous par une production automatique et spontanée ». Il soutient que le cerveau est dans un état d’inertie totale, s’il n’est pas excité par les impressions du monde extérieur. C’est, comme le fait observer Gibson, l’hypothèse de la table rase, sous une autre forme, appliquée aux mouvements. Mais cette hypothèse est fausse, en contradiction avec toute l’expérience ; elle ne tient pas compte des conditions biologiques. Tout organisme, même une amibe, a son irritabilité propre. Le mouvement précède la sensation. Il y a deux sortes de mouvements ; les uns innés, hérités, comme les instincts ; les autres non hérités, résultant de l’expérience. Les premiers précèdent l’expérience. En tous cas, il faut admettre la coopération de l’organisme et du monde extérieur ; donc pas d’inertie absolue. Le postulat qui sert de base au travail de Ferrero est inacceptable.

Gibson a vu mieux que son prédécesseur la complexité du sujet et il le serre de plus près. Il constate que la tendance au moindre effort en psychologie, jugée par ses effets, a une valeur tantôt positive, tantôt négative, et elle lui paraît se présenter sous trois formes principales : cas où l’effort est aussi faible que possible, c’est l’inertie ; cas où la tendance à l’effort est très diminuée : elle facilite l’action dans l’habitude ; cas où elle permet un maximum de résultats avec un minimum de peine : c’est la loi d’économie.

Malgré ces deux études, le sujet vaut la peine d’être repris. Ce qui nous y engage, c’est que pour le moment, la psychologie générale incline plutôt vers l’étude des processus (psychologie fonctionnelle) que vers celle des éléments psychiques (psychologie structurale). Ajoutons que les recherches expérimentales poursuivies depuis une dizaine d’années sur ces formes vagues de la vie de l’esprit désignées sous le nom d’attitude (Bewussteinlage) semblent dirigées dans le même sens[4], et la tendance au moindre effort nous semble aussi une attitude. Mais nous éviterons soigneusement l’expression consacrée de loi du moindre effort, ce terme loi nous paraissant à la fois inexact et ambitieux. S’il est justifiable, c’est dans un sens restreint que nous indiquerons en concluant. Il nous paraît très préférable d’admettre une tendance ou disposition au moindre effort.

Notre question est embarrassante à traiter, en raison de sa complexité et de ses aspects multiples. La tendance au moindre effort peut être totale ou partielle, permanente ou transitoire, nuisible à l’évolution individuelle et sociale, (c’est le cas le plus fréquent), quelquefois utile. Elle peut coexister avec une tendance contraire. Les questions posées quant à sa nature et à sa valeur ne comportent pas une réponse unique, mais des réponses.

Il nous faut donc commencer par une revue de ses principales manifestations individuelles et collectives ; puis remonter à ses causes physiques et mentales : nous aurons ainsi essayé une psychologie du repos.

II

Tous les faits qui vont être produits comme exemples appartiennent naturellement à la psychologie des mouvements, de l’action. On dit avec raison : pas d’intelligence sans sensibilité, pas de sensibilité sans mouvement. Ce dernier est la marque universelle de la vie et le fond de notre sujet. Toutefois, pour la commodité de l’exposition, nous pouvons établir une division artificielle entre l’activité motrice pure d’une part et l’activité intellectuelle d’autre part, entre l’agir et le connaître, pour étudier la disposition au moindre effort sous ces deux formes.

I. — Commençons par l’affaiblissement de l’effort sous la forme purement motrice, à tous les degrés (vie organique, besoins, instincts, tendances supérieures, volonté).

L’état désigné sous les noms d’apathie et d’inertie[5] est la manifestation la plus complète de la tendance au moindre effort. Ceux qui se sont occupés des tempéraments et des caractères ont souvent décrit le type lymphatique ou flegmatique ; qu’il suffise d’en rappeler les principaux traits.

Physiquement, il y a ralentissement des fonctions qui sont amorties par la prédominance du tissu conjonctif interstitiel, souvent du tissu adipeux, ralentissement du ton vital, affaiblissement de la circulation sanguine, accroissement de la circulation lymphatique, insuffisance simultanée de la recette et de la dépense dans le double rapport de l’intensité et de la rapidité. L’organisme finit par se rapprocher du type végétatif.

Psychologiquement, les impulsions sont sans énergie, d’où indolence et indifférence. Le cerveau mal conformé ou anémié n’est pas propre à l’effort, d’où tendance vers l’habitude qui économise l’attention et les mouvements.

Il ne faudrait pas croire d’ailleurs que les apathiques ou inertes résument tout notre sujet, mais ils ont l’avantage d’être une manifestation générale et permanente de la tendance au moindre effort : par suite, plus instructive et plus nette. Dans cette classe deux états s’imposent dès l’abord comme types, par leurs caractères de stabilité et d’accaparement total de l’individu ; la paresse et la vieillesse.

1o Les moralistes ont beaucoup écrit sur la paresse, mais en se bornant à l’étudier comme vice dans ses effets nuisibles à l’individu, à son entourage, à la société. Ils négligent ses causes ou l’attribuent simplement à un défaut de volonté, que l’éducation peut guérir. Cette affirmation est très douteuse pour la plupart des cas. Le psychologue qui, lui, n’a pas à prendre l’attitude d’un juge devant un coupable, mais à expliquer, cherche ailleurs. Ceux qui, dans ces derniers, temps, se sont occupés pratiquement de la pédagogie anormale, ont rendu de grands services. Ils ont constaté que la paresse congénitale — la vraie — a pour cause la faiblesse organique et mentale : les paresseux complets « sont des asthéniques : ce qui règle tous leurs actes c’est la loi du moindre effort ; ils sentent qu’ils sont capables de peu et ils se ménagent[6] ».

L’atonie générale se manifeste par les battements mous du cœur, par une pression artérielle basse, par les ralentissements dans l’activité des échanges. L’asthénique est né fatigué et a besoin de longs sommeils pour se reposer. L’impuissance cérébrale se traduit par une inactivité profonde de toutes les fonctions psychiques ; l’attention ne peut ni se concentrer, ni se maintenir, ni agir, à cause de la fatigue, de l’épuisement rapide. Il y a fuite de l’effort, même pour le plaisir.

Outre la disposition générale à l’inaction, il y a les paresses partielles, moins importantes pour notre sujet. Ce sont des diminutifs. La tendance au moindre effort peut s’affirmer dans une seule direction : pour les exercices du corps, pour les études, pour un métier sans attrait, sous la forme du parasitisme social, etc. Nous y reviendrons en traitant des causes.

2o L’inertie du paresseux est congénitale, celle du vieillard est acquise, mais l’une et l’autre ont beaucoup d’analogie et de caractères communs. La paresse est une vieillesse anticipée. La caractéristique générale de la vieillesse est anatomiquement l’atrophie des éléments supérieurs (tissu musculaire, nerveux) avec développement du tissu inférieur (conjonctif). Une partie des vaisseaux capillaires se détruit, réduisant ainsi l’afflux sanguin. Il y a diminution de poids et de volume du système nerveux central et périphérique, du poumon, du foie, des glandes lymphatiques (Merckel, Metchnikoff), la musculature flasque ne permet plus de maintenir le corps droit et ferme ; les mouvements sont lents et sans précision. Pour le cerveau, la diminution des échanges, les modifications chimiques et surtout la prolifération du tissu conjonctif ont pour effet une dégénérescence des cellules dont le noyau s’emplit de pigment.

Par suite apparaissent les déchéances psychiques bien connues : affaiblissement de la mémoire, asservissement aux habitudes, incrustation dans la routine, inaptitude à combiner et à accepter des idées nouvelles, soumission de la volonté au joug d’autrui : elle ne peut s’affirmer et devenir une réalité. La vie affective se rétrécit. La plupart des sentiments s’effacent ou s’éteignent. Seul l’instinct égoïste de la conservation et le sentiment religieux qui n’en est qu’une forme — la préoccupation du salut — restent tenaces[7]. Par l’effet de cette décadence émotionnelle, l’imagination s’appauvrit parce qu’il faut renoncer « au long espoir et aux vastes pensées » ; le champ de l’avenir est trop restreint pour qu’on puisse le peupler de rêves lointains.

On peut soutenir également que l’on tend au moindre effort parce qu’on est vieux, et qu’on est vieux parce que l’on tend au moindre effort. Même remarque pour la paresse. Ces deux états sont des régressions. Cette conclusion est de toute évidence. Si je l’énonce, en passant, c’est qu’elle n’est pas sans importance pour apprécier les doctrines religieuse et philosophique qui ont placé leur idéal dans le repos. Nous les retrouverons plus tard.

II. — Passons de l’action à la connaissance. Le fait capital à noter, c’est la tendance au moindre effort dans l’attention. Le mécanisme de l’attention est-il tout entier moteur ? Je ne me lancerai pas dans une discussion sur ce sujet, l’ayant traité ailleurs[8]. Au reste — et cela nous suffit — le rôle fondamental des mouvements est admis à des degrés divers par tous les psychologues et affirmé par l’expérience. Ainsi, quand nous regardons fixement un objet, l’attention exige la position fixe du corps, l’accommodation et la convergence des yeux, l’arrêt ou l’interruption momentanée de la respiration, des mouvements circulatoires qui déterminent un plus grand afflux de sang aux parties du cerveau qui sont en activité.

Si l’attention agit spontanément, il n’y a ni effort ni fatigue ; mais si elle doit par un acte de volonté se concentrer sur un objet déterminé, se maintenir, lutter contre les représentations étrangères, l’effort et la fatigue apparaissent vite. Indépendamment des conditions physiologiques qui la limitent et lui refusent une prolongation indéfinie, il est certain que dans l’immense majorité de l’espèce humaine, l’attention non spontanée est une attitude fatigante, et qu’elle évite le plus possible, tendant ainsi vers le moindre effort.

Comme l’attention peut s’appliquer à toutes les formes de notre connaissance de la plus basse à la plus haute, de la simple sensation aux combinaisons complexes et abstruses, on voit que ses fléchissements permettent à la tendance au moindre effort de pénétrer dans la sphère intellectuelle tout entière.

Outre cette forme d’inertie mentale qui pourrait suffire en raison de sa généralité, mentionnons-en rapidement quelques autres de moindre portée, mais très fréquentes.

La prédominance, chez beaucoup de gens, de l’association par contiguïté, la plus simple, la plus élémentaire qui se fait d’elle-même, automatiquement.

La répugnance à l’innovation à cause de l’effort nécessaire pour créer ou même pour accepter. Nous en ferons ressortir plus loin l’importance sociale.

Dans les opérations logiques, la préférence pour les jugements, les raisonnements par analogie qui dispensent de tout travail critique et satisfont beaucoup d’esprits à peu de frais.

Il convient maintenant d’examiner une question ambiguë qui d’après ce que certains auteurs disent ou laissent entendre, induirait à voir la tendance au moindre effort sous un nouveau jour : comme un facteur important de notre développement intellectuel. En regardant de plus près, on s’apercevra que l’on a confondu deux faits très différents : la tendance à la paresse et la tendance à l’économie.

L’abstraction et la généralisation sont nos moyens de simplifier l’une par l’analyse, l’autre en groupant et en fixant par un signe une pluralité de phénomènes ramenés à une unité. Leur rôle, grand dans la vie ordinaire, est capital dans la constitution des sciences. Or puisqu’elles sont une simplification, elles sont aussi un allégement de travail pour l’esprit ; elles économisent l’effort.

Le principe d’économie est considéré par Mach et par Avenarius comme principe d’unité de la conscience scientifique, servant pour découvrir, pour systématiser. Le principe de continuité, dit Mach, qui pénètre toutes les recherches modernes, prescrit un mode de conception qui conduit au plus haut degré à l’économie de la pensée. La différence est grande entre compter à l’aide de cailloux ou avec des signes. « La mathématique n’est qu’un moyen économique pour compter. En physique, l’expérience est disposée dans un ordre économique. » Mach donne la Mécanique de Lagrange comme un merveilleux exemple d’économie, parce qu’il déduit la science de l’application continue d’un unique principe. — Avenarius soutient aussi que le principe de la moindre dépense de force est le guide en philosophie, en raison de la nature conceptuelle de cette discipline.

Cette tendance à l’économie est une nécessité imposée par la nature humaine : faiblesse de la mémoire, brièveté de la vie. Des déclarations analogues abondent chez les savants contemporains. Il en ressort une impression générale de moindre effort, profitable à l’individu et à la société parce qu’il est commodité, économie. Ceux qui connaissent l’histoire des doctrines savent que cette disposition de l’esprit est désignée depuis longtemps sous le nom de loi d’économie (lex parcimoniæ).

Est-elle étrangère à notre sujet et en désaccord avec la tendance au moindre effort décrite ci-dessus avec des exemples ? Nullement. Entre les deux, il y a un fond commun et identité de nature. On pourrait se risquer à dire que la tendance au moindre effort est un genre dont la loi d’économie est une espèce ou une variété. Ce qui les différencie, c’est ceci : La tendance au moindre effort en général a sa fin en elle-même, son idéal est le repos et ses résultats sont négatifs ; la loi d’économie est un moyen pour la simplification du travail et ses résultats sont positifs.

Il convient de remarquer que cette loi d’économie qui est au fond de la pensée abstraite n’est pas sans inconvénients. On en a un peu exagéré la portée. Il y a de l’économie partout, dit Gibson (art. cité) ; c’est établi, mais non qu’elle est l’élément dominateur. « L’effort de la pensée scientifique n’est pas vers l’économie, mais vers la méthode, la fidélité au fait, la précision ; l’effort pour penser profondément et clairement conduit à l’économie. »

« Nous sommes habitués, dit Nordau, à vanter le don de l’abstraction comme un privilège de la pensée humaine et à le placer très haut. Ceci est très probablement une erreur que la philosophie commet depuis des siècles et dont il faut avoir le courage de s’affranchir. L’abstraction constitue l’opération la plus délicate et la moins sûre du cerveau. En réalité, les phénomènes se passent dans le temps et dans l’espace, sans qu’il y en ait jamais deux qui présentent une identité complète. Mais notre perception s’habitue à négliger les différences moins sensibles et à ne s’attarder qu’aux ressemblances saillantes qui ne sont pas toujours les caractères les plus importants.

« L’abstraction résulte ainsi d’une sélection opérée parmi les éléments du phénomène dont quelques-uns sont retenus, d’autres négligés ; elle est une interprétation et suppose ainsi une opération préexistante, un jugement de valeur sur ce qui est important et sur ce qui ne l’est pas dans un phénomène et arrange la perception d’après des besoins subjectifs qui la faussent, la déforment et constituent de ce fait une source d’erreur. La pensée abstraite est une nécessité biologique, parce qu’elle épargne beaucoup de travail difficile ; mais cet avantage n’est obtenu qu’au prix de grands préjudices. La pensée abstraite est certainement commode puisqu’elle dispense de l’effort qu’exige l’attention concentrée au cours de l’observation et de la compréhension de la réalité, mais elle perd en certitude ce qu’elle gagne en facilité. Elle s’écarte trop facilement du phénomène concret, le seul qui soit objectivement vrai, et crée dans la conscience une illusion subjective au lieu d’une connaissance. La faculté d’abstraire, acquise par l’homme a été une arme à deux tranchants[9]. »

Nous pouvons imaginer un mode de connaissance (dont la conscience humaine est totalement incapable en raison de sa constitution) qui se représenterait tous les événements grands et petits dans leurs rapports multiples, — analogue à l’omniscience que les théologiens attribuent à Dieu. Cette forme de pensée, étrangère, par définition, à tout procédé d’abstraction, serait incontestablement supérieure à la nôtre. Sans insister sur cette fiction et pour rester dans l’expérience humaine, si aux esprits abstraits (les mathématiciens, les métaphysiciens, etc.), on compare les esprits concrets (les observateurs, les peintres, les gens d’affaire et en général les esprits dits « positifs »), on verra qu’il n’y a aucune raison — sinon des préjugés philosophiques — pour déclarer que les derniers sont inférieurs. Le médecin qui traite tous ses malades d’après les préceptes généraux, négligeant les variétés individuelles ; le maître qui applique la même pédagogie à tous ses élèves, sans tenir compte du tempérament et du caractère, agissent in abstracto, dans le sens du moindre effort, de la simplification ; mais dès que le savoir est appliqué à l’action, à la pratique, la simplification devient souvent une source d’échecs.

Restreignant volontairement cette étude aux manifestations normales de la tendance au moindre effort, je m’abstiendrai de toute incursion dans la pathologie, omettant les aboulies, la mélancolie passive, les états de stupeur, la démence, etc.

Toutefois, entre le sain et le morbide, il y a une zone intermédiaire où l’on peut découvrir quelques exemples typiques de l’aversion invincible pour l’effort. Ces faits qui sont un grossissement des formes normales, nous aideront plus tard à déterminer les causes. Ils se rencontrent surtout chez les « psychasténiques ».

Ce qu’on observe chez eux, c’est (indépendamment de l’irrésolution) une indolence, une mollesse générale qui datent de l’enfance et ont grandi avec les années. Quelques-uns s’adressent des injures, sans réussir à surmonter leur inertie. La lenteur des actes est telle qu’il faut des heures pour conduire à leur fin les occupations les plus simples de la vie : beaucoup laissent tout inachevé. Si faibles que soient leurs efforts physiques et moraux, ils s’imaginent qu’ils sont « énormes » ; ils se plaignent d’une fatigue et d’un « épuisement horrible ».

Une femme de quarante-six ans qui dit « qu’un manteau de fatigue tombe sur elle », ne peut suivre une idée ; son attention ne se fixe plus ; il lui faut un grand effort pour faire une addition et « tout papillote devant elle ».

Beaucoup ont pour idéal de rester immobiles pendant des heures, assis dans un coin ou dans leur lit sans rien faire, sans occupations, isolés, refusant tous les visiteurs.

Notons aussi l’aversion pour toute nouveauté. « Tout ce qui est nouveau me fait peur », disait à Pierre Janet l’une de ses malades, sans se rendre compte qu’elle donnait la définition du misonéisme[10].

III

Continuons sous une autre forme notre revue des procédés qui, inconsciemment ou avec conscience, visent à la diminution de l’effort. La psychologie sociale est une source très riche d’informations. De plus, elle nous fixe sur l’attitude de l’humanité moyenne et nous permettra plus tard d’apprécier la valeur de la « loi » du moindre effort. Elle révèle la disposition ordinaire des masses.

Les nombreux auteurs qui ont étudié la psychologie collective (Tarde, Le Bon, Sighele, etc.), se sont limités aux tendances impulsives, bonnes ou mauvaises, utiles et nuisibles qui fermentent dans les révolutions, les émeutes, les assemblées délibérantes, et même les simples groupes de hasard, et qui se manifestent spontanément par la sympathie, la violence, l’enthousiasme, l’entraînement, etc. À certains égards, nous poursuivons un but contraire. Nous demandons à la psychologie collective de mettre en relief la tendance à l’inaction ou au minimum d’action dans les multiples fonctions qui constituent la vie sociale : langues, mœurs et vie journalière, institutions politiques, croyances religieuses, les sciences et les arts.

Interrogeons d’abord la linguistique. « Un exemple concret du principe de diminution de l’effort permet de comprendre l’évolution des formes du langage parlé. Dans toutes les langues qui se sont développées, il y a eu un processus constant d’élaboration et d’élimination ; les terminaisons et autres parties accessoires des mots ont graduellement disparu et le reste a subi un travail qui les rendait plus maniables ou plus agréables. Comme toute forme d’effort ou d’activité motrice, celle du langage montre une tendance constante à être plus aisée et plus efficace. » Il est probable que le plaisir ressenti par la coopération harmonieuse des muscles de la phonation et le désagrément produit par des combinaisons musculaires difficiles, agissent comme guides dans la direction de l’effort. On a quelquefois considéré ce processus comme purement physiologique ; à mon avis, « c’est ignorer les influences psychiques de l’agrément et du désagrément »[11].

Cette tendance au moindre effort, désignée par Max Müller sous le nom de loi de l’altération phonétique, a été étudiée pour les linguistes avec un copieux appareil d’exemples que nous ne pouvons relater ici. Ainsi les lettres latines en passant dans le français tendent à s’affaiblir ; le c rude des Romains devient ç, le p devient v, adripare se change en arriver, putrere en pourrir, etc.[12].

Plus que tout autre, Whitney a insisté sur ce point. « La grande tendance cachée sous un nombre infini de faits en apparence hétérogènes, est la disposition à se défaire de toutes les parties des mots qui peuvent être élaguées sans nuire au sens et à disposer les parties restantes de la façon la plus commode. La linguistique ne saurait mettre en lumière une loi plus fondamentale que celle-ci et d’une aussi grande importance. C’est là le grand courant qui parcourt le langage universel et en remue tous les éléments dans une direction donnée. Il n’y a aucun mal à cela, à moins qu’on ne perde plus qu’on ne gagne par ces tentatives d’économie. En ce cas, cela devient de la paresse plus que de l’économie. Les effets de cette tendance manifestée dans le langage sont de deux sortes : l’économie véritable et la prodigalité paresseuse, car elle agit sans réflexion et arrive aux résultats sans les prévoir. Le caractère de la tendance est très reconnaissable dans les abréviations de mots. Cela suffit pour expliquer la contraction graduelle de la forme qui s’est produite dans toutes les langues et il est très facile de voir que cela vise la simplification de l’effort[13]. »

Sayce, en exposant longuement les causes qui déterminent le changement constant des langues, met de même en première ligne le principe du moindre effort, qu’il appelle d’un terme assez cru : le principe de paresse (Laziness). Cette disposition à la commodité et à l’économie dans le changement de sens de mots se produit par deux procédés principaux : 1o Restriction de la signification générale à une signification particulière : πρεσϐῦς (ancien) devient prêtre, ἐπισϰόπος (inspecteur) devient évêque. 2o Extension des applications d’un mot en raison de vagues analogies : Caput, c’est la tête au sens morphologique ; on l’applique à une armée, à une classe, aux sections d’un livre (chapitre), et à beaucoup d’autres choses[14].

Il a été facile en un exposé très sommaire de montrer l’influence sur la vie des langues du penchant de l’homme vers la paresse ou l’économie. Les faits sont simples, — mots et syntaxe ; — ils permettent la clarté, la précision, la brièveté.

Il n’en est pas ainsi pour les mœurs, lois, institutions, pour tout ce qui constitue la vie sociale, privée ou publique. On ne peut entrer dans des détails qui seraient sans fin. Au reste, je pense que nul n’est porté à douter de cette disposition, profonde souvent cachée qui pénètre partout et a pour effet la stagnation. C’est le misonéisme.

Cette disposition de l’esprit est complexe. Elle résulte d’une répugnance à l’effort et d’un défaut de plasticité. Toute innovation suppose trois moments : une rupture d’habitude, une adaptation nouvelle, la consolidation d’une autre habitude. Elle est rare dans la jeunesse qui est plastique et dont la débordante activité s’adapte aisément sans effort. Plus tard, on devient réfractaire. La volonté de l’homme moyen est d’une vigueur et d’une persévérance médiocres ; son attention se fatigue vite. Il n’a pas tort de redouter les nouveautés ; elles exigent un effort au-dessus de ses forces. Parfois il supportera de grands inconvénients, même des souffrances aiguës auxquelles il s’est habitué peu à peu plutôt que de risquer l’effort nécessaire pour s’arracher à l’habitude et à améliorer sa situation. On a fait remarquer avec justesse que ce misonéisme a des raisons biologiques, parce qu’il est, même chez l’homme normal, une forme de l’instinct de protection.

Le misonéisme complet est rare en pratique, à cause des nécessités de la vie qui imposent le changement. La tendance au moindre effort se manifeste plutôt sous la forme de petites secousses. Cette expression est de Ferrero qui a mis ce fait en relief par de nombreux exemples pris dans l’histoire.

« L’évolution sociologique tout entière, dit-il, prouve merveilleusement que la loi du moindre effort règle l’activité psychique de l’homme. Toutes les institutions sociales, un peu complexes des peuples civilisés n’ont pas été créées d’une pièce et en une seule fois, mais par de nombreuses générations dont chacune a apporté ses petites innovations qui, toutes réunies, ont formé ces institutions complexes qui existent de nos jours. C’est donc une complexité très grande d’inventions simples dont chacune a coûté un effort très petit. Comment, par exemple, l’homme est-il arrivé à créer les ministères, l’une des institutions les plus compliquées de nos civilisations ? À l’origine, les plus hauts fonctionnaires de l’État, civils et militaires, n’étaient que des serviteurs attachés à la personne du roi, chargés de son service personnel… Plus tard, lorsque les affaires publiques devinrent trop nombreuses, ils adoptèrent le moyen pour lequel il fallait l’effort mental le plus petit ; celui de confier cette charge à leurs serviteurs, c’est-à-dire aux personnes qu’ils avaient à leur disposition… La complication des affaires augmentant, ces serviteurs chargés de missions spéciales, devinrent, par des transformations successives et graduelles, des ministres d’État chargés des fonctions publiques.

« De même tout l’appareil judiciaire ne fut pas créé parce que subitement les hommes comprirent la nécessité d’un pouvoir coercitif. Il sortit d’une idée bien plus simple. Le faible, dépouillé par un fort, recourut aux chefs des tribus en leur offrant des présents pour être vengé ou protégé ; et cet expédient du faible suggéra peu à peu aux chefs l’idée de contraindre leurs sujets à soumettre les différends à leur jugement, surtout en vue des cadeaux qu’ils auraient à recevoir. Ainsi se développèrent petit à petit les institutions judiciaires, les tribunaux, les frais de justices.

« Dans nos sociétés bureaucratiques aucune idée ne paraît plus innée, plus élémentaire, que celle d’appointements ; toutefois, l’histoire démontre qu’on n’est arrivé à cette idée complexe qu’en passant par une série d’idées plus simples. À l’origine, aucun fonctionnaire n’était payé, en sorte que pour vivre, ils employèrent un moyen plus simple que notre système compliqué d’administration. Ils cherchèrent à se faire offrir ces présents par ceux à qui leur travail était utile ; ces présents, originellement volontaires, devinrent peu à peu presque obligatoires et se transformèrent ensuite en une somme d’argent dont le payement était imposé par la loi, et cet usage finit par engendrer l’idée d’une rémunération fixe, directement payée par l’État.

« Tout cela nous démontre que lorsque les nécessités de l’existence le contraignent à faire travailler son cerveau, l’homme cherche toujours à accomplir l’effort le plus petit, à employer les procédés psychologiques qui lui coûtent la moindre fatigue. En somme, l’homme cherche à résoudre le problème de l’existence par les moyens qu’on peut trouver le plus promptement, sans beaucoup de travail, même si le remède est passager, même s’il complique le mal qu’il devait faire disparaître[15]. »

Pour terminer, rappelons des faits si connus qu’il est inutile d’insister : l’hostilité des savants envers les doctrines ou théories qui contredisent celles de leur jeunesse ; la répugnance à une esthétique nouvelle en poésie ou en musique, en architecture ou en peinture. La majorité est incapable d’un effort d’adaptation d’autant plus pénible qu’il faudrait pour eux devenir autres.

Il est curieux de noter que la tendance au moindre effort n’est pas étrangère aux religions. Généralement, entre deux cultes étrangers l’un à l’autre, le heurt est brusque, violent pour les fanatiques. Si on est enclin à la tolérance, on se livre à l’analogie. Quoique leur religion fût essentiellement nationale, la Grèce et surtout les Romains ont excellé dans ce genre, en identifiant leurs dieux avec ceux des autres nations : de l’Orient, de la Gaule, de la Germanie. Par un procédé simpliste, Zeus est identifié avec tous les Dieux qui lancent la foudre, Aphrodite Vénus avec toutes les déesses de la beauté ou de l’amour et ainsi dans tous les cas où une assimilation grossière est possible.

Je n’ai pas la prétention de montrer sous tous ses aspects la fuite de l’effort dans la vie humaine ; mais il m’a semblé qu’une formule générale est trop vide, et qu’un rappel des faits montre mieux combien elle est envahissante et se glisse partout sans qu’on y prenne garde. « La plupart des hommes, dit H. Spencer, ne travaille que parce qu’elle y est contrainte par la nécessité. Il y a des classes sociales entières qui ne cherchent qu’à se soustraire à la loi du travail : les criminels, les vagabonds, les prostituées ; le goût de l’oisiveté est même un caractère qu’on trouve dans toutes les formes de dégénérescence ; car l’amour du travail étant une des formations les plus récentes de l’évolution psychique, est aussi une des premières à disparaître[16]. »

IV

Sous l’influence de la langue courante, on confond trop souvent l’activité et l’effort — deux états psychologiques très différents.

Il est donc important, avant d’aborder la détermination des causes de circonscrire notre sujet, de faire remarquer que la tendance au moindre effort n’est pas sans exception dans l’humanité et que les plus actifs sont ceux qui agissent avec le moins d’effort. Pour procéder avec clarté, je me hasarde, en négligeant les nuances, à répartir les hommes en trois catégories, suivant que la nature leur a départi la tendance à agir avec largesse, ou avec économie, avec parcimonie. Cette division grossière suffira à notre dessein.

La première catégorie est celle des actifs supérieurs. Leur surabondance de force peut se dépenser en exercices physiques et sports de tout genre, en intrigues, en inventions variées, en poursuite insatiable de l’argent, des honneurs, de la renommée. Ils ressemblent à des machines bien montées, toujours en mouvement et sans accroc. Entreprenants, hardis, audacieux, téméraires, ils paraissent inaccessibles à la fatigue ; du moins ils se réparent promptement. Cette catégorie d’élite est hors de notre sujet, parce que l’aspiration au moindre effort lui est inconnue ou du moins ne se produit que rare et partielle.

La deuxième catégorie est celle de l’activité moyenne. Ceux-ci connaissent par de fréquentes expériences la fatigue, l’effort et le dérobement à l’effort. Leur capital d’énergie étant assez limité, ils sont forcés d’être économes. Ils sont l’objet principal de notre étude. C’est la majorité du genre humain.

La troisième catégorie est celle des « asthéniques » mentionnée plus haut. La répugnance à l’effort, la paresse, l’apathie, l’inertie sont extrêmes, sans atteindre pourtant l’extinction complète des vrais malades. Ces cas nous éclairent par leur excès.

Notre position étant clairement établie, nous devons rechercher les causes de cette disposition générale de l’humanité. Elles sont physiologiques et psychologiques.

1o Les causes physiologiques sont les plus générales et probablement la condition de toutes les autres. Elles se ramènent à une insuffisance dans la production ou la distribution de l’énergie.

« L’homme idéal, a-t-on dit[17], serait un transformateur parfait ; il fonctionnerait comme une pile réversible, c’est-à-dire qu’après avoir fonctionné à la décharge comme une pile ordinaire, il serait régénéré par un courant nerveux qui constitue la charge. Le corps humain, supposé parfait, serait capable de fournir sous un minimum de poids et de volume la plus grande quantité de force motrice. » L’homme réel en est loin ; chez lui, il y a des fuites et des pertes. L’énergie pénètre dans son organisme sous deux formes : l’une intérieure (les aliments) ; l’autre extérieure (les excitations sensorielles) ; mais son organisme ne transforme pas cette quantité d’énergie reçue en une quantité égale d’énergie libérée. On sait qu’à l’état normal, les énergies efficientes circulent dans le sang, sont mises en réserve dans les tissus, et constituent la plus grande part des énergies organiques. Elles sont le produit d’un mécanisme physiologique que nous n’avons pas à étudier. Les processus physico-chimiques entretiennent cet état de tension, de contraction automatique qu’on appelle le tonus musculaire, qui est d’ailleurs sous la dépendance des centres nerveux moteurs de tous les degrés : médullaires, basilaires (cervelet, noyau rouge), corticaux. Tout ce mécanisme agit suivant la constitution innée ou acquise de l’individu ; il vaut ce qu’elle vaut. Il peut varier d’un léger affaiblissement dans la production ou la distribution de l’énergie jusqu’à la disparition presque totale de l’énergie potentielle.

« Tout dépend du terrain. Pour paraphraser un mot célèbre, on pourrait dire : L’homme s’agite et son hérédité le mène. Pourquoi certains cerveaux comme ceux de Gladstone et de Thiers peuvent-ils fournir pendant soixante ans une somme de travail considérable — et le plus énervant de tous, la besogne politique — sans jamais éprouver la moindre lassitude ? Et pourquoi Darwin ne pouvait-il travailler plus de deux heures par jour, à la campagne, loin du bruit des villes ? Les généraux et les soldats qui firent toutes les campagnes de la République et de l’Empire étaient également doués d’un système nerveux impeccable. Il est évident que les candidats à la neurasthénie restèrent en route[18]. »

Remarquons en passant qu’il peut se produire une augmentation du tonus musculaire et vasomoteur dans une région avec diminution dans une autre ; ce qui n’est peut-être pas sans rapport avec les apathies ou inerties partielles. La tendance au moindre effort a donc des racines dans les conditions physiologiques. Elle est l’effet d’une insuffisance dont elle dénote tous les degrés.

2o Parmi les causes psychologiques, la plus évidente sinon la plus importante est l’aversion naturelle pour la peine ou la douleur. L’état de conscience devient le facteur principal ou du moins paraît tel : il est l’expression psychologique de la fatigue. Tout le monde se fatigue, même ceux que l’on qualifie d’infatigables ; mais il y a des degrés. La fatigue peut être surtout physique ou surtout mentale, l’une n’existe pas sans l’autre.

Malgré des travaux nombreux et très connus, les conditions de la fatigue physique sont loin d’être déterminées scientifiquement. Pour les uns, son origine est périphérique ; pour les autres, elle est centrale ; il y a des physiologistes qui admettent les deux. Les changements chimiques dans l’organisme sont aussi diversement interprétés. Sans entrer dans des détails qui n’ont pas d’intérêt direct pour notre sujet, rappelons qu’on constate une usure des matériaux azotés et carbonés, des troubles dans les échanges, une intoxication par élimination insuffisante des déchets : toutes conditions d’une mauvaise énergétique. Hodge a montré qu’une cellule ganglionnaire excitée pendant six heures se rétrécit de près d’un cinquième, que le noyau et le nucléole changent de forme.

La fatigue mentale, toujours accompagnée de fatigue physique générale ou localisée, se traduit par une sensation spéciale d’origine organique, par l’affaiblissement de l’attention, de la volonté, de la mémoire et des facultés intellectuelles. Au fond, la fatigue mentale n’est que l’expression psychique d’une fatigue physiologique ; mais parce qu’elle est connue, elle devient une cause prépondérante dans la tendance au moindre effort. La conscience étant un instrument de sélection, ne choisit pas l’effort qui est la fatigue, qui est la douleur. Fidèle à son rôle ordinaire (il y a des exceptions) d’être l’indice d’une désorganisation, la douleur détourne de l’effort. Cependant il faut remarquer qu’elle n’est pas une cause primaire du premier moment comme l’insuffisance d’énergie, elle est un second moment, supposant l’expérience acquise. Dans un cas, l’activité diminue par manque de force ; dans l’autre cas, parce qu’en raison des conséquences prévues, on répugne à la provoquer.

3o Une cause primaire — la plus importante peut-être des causes psychologiques — c’est l’absence d’intérêt. Ce mot emprunté à la psychologie populaire est vague et demande à être précisé. L’intérêt est un état complexe qui exige une analyse.

Il implique l’attention, mais n’est pas tout entier dans l’attention. Il y a beaucoup de cas où l’on est attentif, sans être intéressé. Il en est ainsi toutes les fois que l’attention, au lieu de se produire spontanément, est forcée, obligatoire ; (celle du comptable qui aligne ses chiffres, de l’horloger qui étudie une montre, etc.).

Outre l’attention, l’intérêt exige un coefficient affectif qui n’est pas toujours agréable (quoique l’opinion commune semble l’admettre), mais souvent pénible. Une personne, un objet, un récit, une nouvelle peuvent nous captiver par le plaisir : un obstacle imprévu, les agissements d’un rival, le malheur d’autrui, nous intéressent désagréablement. Toutefois, l’élément sentimental inclus dans l’état d’intérêt, doit être d’une intensité moyenne. Le choc émotionnel, la violence de la passion supplantent l’intérêt, en annihilant l’attention. Un drame, même fictif, s’il nous touche, suscite un état très différent de l’intérêt : larmes, terreur, désespoir, colère — et dont les conditions physiologiques sont tout autres.

C’est sans doute parce qu’il peut vivre seulement dans une zone tempérée que l’intérêt a été classé par divers psychologues parmi les sentiments intellectuels. Une meilleure raison, c’est qu’il est intimement lié au désir de connaître, à la curiosité puérile ou réfléchie : il oriente dans une direction, il fixe et maintient l’attention. — Au reste, l’importance du facteur intellectuel dans la genèse de l’intérêt n’est pas douteuse. En voici une preuve entre beaucoup d’autres. Ordinairement, le nouveau, l’étrange nous captivent, mais on sait que les primitifs, mis pour la première fois en contact avec les inventions de nos civilisations raffinées, restent indifférents, ne s’y intéressent pas ; parce qu’ils ne comprennent pas.

En résumé, l’état d’intérêt participe du connaître, du sentir et de l’agir. Telle est son analyse qualitative. Quant à la détermination quantitative de ces trois éléments, il serait chimérique d’y aspirer. Pourtant il semble qu’il est surtout affectif et moteur. Finalement, si l’on descend jusqu’aux sources dernières de l’intérêt, on les trouve dans les instincts, tendances, dispositions qui constituent la nature active de l’homme, réagissant aux excitations qui leur sont spécifiquement adaptées.

L’état appelé d’intérêt n’est donc qu’un effet et l’absence d’intérêt résulte d’un affaiblissement général ou partiel des tendances motrices : d’où la répugnance à l’effort. Faute d’énergie suffisante les tendances restent impuissantes ou avortent, produisant l’inertie, l’atonie, l’apathie, formules diverses pour marquer les aspects divers d’un même état, — général dans la paresse franche, dans la faiblesse sénile, chez les asthéniques ; — partiel, limité à une seule tendance, si l’organisation ne fléchit que sur un point. La fuite de l’effort est la conscience de cette débilité organique.

Sous une autre forme, Baldwin me paraît soutenir la même opinion : « Les premières formes de l’intérêt, dit-il, correspondent pour une grande part aux besoins organiques, les premières déterminations dans la vie de l’enfant… Tout reste neutre pour lui, aussi longtemps que rien n’impressionne ses appétits, ses instincts, ses tendances natives, ses susceptibilités organiques. Mais aussitôt que quelque chose vient à le toucher, tout change. Immédiatement un élément de l’expérience le détourne du panorama indifférent qui se déroule autour de lui. Ce qui se produit semble être simplement un événement qui frappe l’esprit et par lequel un quelque chose se dégage du milieu d’indifférence et reçoit cette marque de valeur qui s’attache aux objets de l’intérêt[19]. »

L’influence de l’intérêt, — positive ou négative, invitant à l’effort ou détournant de l’effort — est si grande que j’ajoute quelques remarques empruntées à un auteur qui a écrit de bonnes pages sur ce sujet[20] : « Évidemment, l’intérêt représente le côté spontané, dynamique de notre constitution psychique. Le moi se reflète réellement dans ce qui l’intéresse. Il serait plus vrai de dire que les réactions affectives d’une personne révèlent ce qui l’intéresse que de dire, comme on le fait quelquefois, que ses états affectifs provoquent en elle l’intérêt. Il a sa base dans notre moi, cet intérêt que nous ressentons pour ce qui est étrange. Ce n’est pas une chose absolument étrange que nous trouvons intéressante, mais une chose assez familière pour être en connexion vitale avec notre expérience passée et pourtant assez nouvelle pour être sentie comme un élargissement de cette expérience.

« Si nous considérons l’intérêt typique tel que nous le ressentons dans une recherche absorbante, dans le jeu, dans la poursuite d’une affaire aventureuse, nous reconnaissons clairement que quels que soient les états affectifs qu’il suscite, il appartient surtout aux processus actifs (conatifs) de la vie mentale. De sa nature, il exprime le moi. »

4oUne dernière cause, demi-physiologique demi-psychologique, est l’influence de l’habitude. L’habitude est une puissance organisatrice de premier ordre, mais par incrustation elle transforme peu à peu l’activité vive en un mécanisme purement physiologique d’où la conscience s’est retirée. Envahie par elle, l’homme est pris dans un réseau qui comprime toute spontanéité et dispose à l’inertie.

Si l’organisme et en particulier le cerveau était inerte à l’origine, comme le suppose Ferrero, tout serait accidentel, abandonné au hasard des excitations extérieures, et les réactions se feraient à l’aventure. Mais chacun naît avec un petit capital de coordination héréditaire qui seul ne conduirait pas loin. La répétition, et par suite, l’habitude, se charge de l’augmenter. Il y a, en effet, en nous, deux sources d’organisation : les instincts primaires, les répétitions de l’expérience.

Les habitudes se forment de deux manières : elles se greffent sur les instincts ; elles se produisent par sélection. Le premier mode est un processus d’association ou de fusion qui dépend de la nature du système nerveux. Les parties dont l’activité est simultanée tendent vers une intégration synthétique. Le second mode dépend surtout de l’utilité. C’est le succès plutôt que le choix qui détermine, au moins originellement, la formation d’une habitude. Les récentes observations des psychologues zoologistes sur le Behaviour semblent le prouver.

Au reste, quelle que soit la source de l’habitude, une fois constituée, elle opère positivement C’est une cause à actions lentes qui débilite la tendance à l’effort. Cette influence est si connue qu’il est inutile d’insister.

V

Pour conclure, une question se pose : Naturellement et spontanément, l’humanité prise en masse répugne-t-elle à l’effort ? — Oui. Dans la psychologie humaine, la tendance au moindre effort est-elle l’accident ou la règle ? — Elle est la règle. En ce sens, on peut dire que cette tendance est une loi. Si, comme il a été dit plus haut, nous avons répudié ce terme, c’est que cette « loi » comporte trop d’exceptions importantes.

Les actifs supérieurs que nous avons éliminés de notre étude, sont en réalité des surhommes, des génies d’une nature spéciale. On est généralement disposé à entendre par génie la seule puissance intellectuelle ; ce qui est exact en un sens, car sans l’intelligence il ne se fait rien de grand, ou du moins, qui atteigne la renommée. Mais si l’on ne tient compte que de la puissance d’une faculté, il faut aussi admettre des génies de sentiment et des génies d’action.

J’ai soutenu ailleurs[21] que, pour le psychologue, les grands passionnés, si ignorés qu’ils soient, sont des héros à leur manière, fascinés et possédés par leur idéal, entraînés par lui jusqu’à la mort, et que c’est pour cela que les grandes passions s’imposent à l’admiration des hommes comme les grandes forces de la nature. Mais seule et indigente d’idées, la passion n’immortalise pas.

De même pour les génies d’action : conquistadores, condottieri, explorateurs, colonisateurs, toujours en quête d’activité et de dépense d’énergie, produisant beaucoup de travail. Ils ignorent la répugnance à l’effort, ils semblent plutôt l’appeler. Encore cette expression est peu exacte car l’effort n’est pas senti ; la fatigue qui en est l’indice, n’apparaît pas ou est tardive et passagère. Pour tout inventeur génial (quelle que soit sa création ou sa matière) il n’y a pas d’effort, parce qu’elle est l’expression et le résultat d’une tendance naturelle et vigoureuse. Les grands actifs sont des machines dotées d’une quantité d’énergie qui semble inépuisable, toujours prête à se dépenser, soit en œuvres éclatantes, soit tout simplement en sports, en voyages sans but, en frivolités mondaines. Ils sont poussés par un ressort intérieur qui leur interdit le repos[22].

Sauf les réserves précédentes, on peut dire que, par nature, l’homme est enclin au repos et disposé au moindre effort. Si cette affirmation semble paradoxale, c’est que l’apparence cache la réalité et que l’on tient pour inné ce qui est acquis. On confond l’activité inséparable de la vie, qui existe chez tous, avec l’effort proprement dit. Ferrero distingue de même entre « l’exercice » (nul n’est totalement oisif) et le « travail » qui doit produire quelque chose.

Quand on considère l’agitation incessante d’une grande ville, de la multitude des gens affairés chez eux ou au dehors, on est disposé à dire que l’homme aime à agir. Cependant, cette débordante agitation ne contredit en rien notre apparent paradoxe. En effet, si par la pensée on la décompose grossièrement en des principaux éléments, voici ce qu’on découvre. Les uns vont à leurs plaisirs ; d’autres agissent par habitude et par routine journalière ; d’autres sont pris par des occupations sans intérêt, quelquefois répugnantes, mais imposées par la nécessité de vivre ou de soutenir une famille. Tout ce monde ne cherche pas l’effort. Ces déductions faites, la proportion est très faible de ceux qui aspirent à lutter. Encore convient-il de remarquer que cet exemple est l’un des plus défavorables à notre thèse, les grands centres de civilisation attirant les hommes énergiques et disposés à la lutte.

C’est qu’en réalité, l’amour du travail est une tendance acquise et, comme telle, instable et précaire en comparaison des tendances naturelles. Il y a le travail qui plaît et le travail qui ne plaît pas. Le premier se fait de lui-même ; c’est une forme naturelle de notre activité ; au fond dans tout travail qui intéresse — même manuel — le travailleur se rapproche un peu de l’artiste. Le second est né de la nécessité et a été fixé par la contrainte. Historiquement, ce fait est prouvé et hors de doute : le travail forcé est à la fois un effet et une cause de la civilisation dont la lutte contre la tendance au moindre effort a été l’un des principaux facteurs[23].

D’abord, dans les sociétés primitives, l’homme impose aux femmes les travaux qui lui répugnent ; il dépense ailleurs son activité : à la chasse et à la guerre qui satisfont ses tendances agressives, violentes — très distinctes de la tendance au travail. Plus tard, c’est l’esclave qui pendant des milliers d’années et chez presque tous les peuples, supporte, par délégation des maîtres, le maximum d’effort. Les procédés coercitifs, le fouet, les ergastules, les tortures infligées, sont une preuve éloquente de cette aversion pour le travail. Tout le monde essayait d’y échapper : les maîtres par leur puissance, les esclaves par leurs révoltes. Enfin, dans notre siècle de travail libre, à la coercition brutale s’est substituée celle des conditions sociales et de la nécessité du labeur quotidien pour vivre. Mais les ateliers et les usines ne sont pas des lieux attrayants et les réclamations incessantes pour la diminution des heures de travail prouvent que, malgré les apparences, la nature humaine reste la même, et que l’aspiration vers le moindre effort ne perd pas ses droits[24].

Nous avons vu que la répugnance à l’effort est primitive, instinctive, spontanée. Plus tard, par le fait de l’expérience, elle devient réfléchie ; l’effort est évité parce qu’il est pénible ou douloureux. La réflexion est allée plus loin ; elle s’est élevée à une philosophie du repos. On en trouve la preuve dans les systèmes métaphysiques et dans les croyances religieuses qui ont placé dans le repos l’idéal de cette vie et de la vie future.

Les philosophes de l’antiquité classique posaient le problème moral autrement que les modernes ; ils cherchaient le souverain bien. Or, on sait que, pour plusieurs écoles, il consiste dans la vie contemplative, la parfaite tranquillité d’âme, « l’ataraxie ». Plus tard, c’est la même attitude chez la majorité des mystiques de tous les temps et de tous les lieux, dans le quiétisme de Molinos et de ses successeurs, etc. Sans doute, cette règle de vie n’a été l’idéal que du petit nombre ; mais elle est une affirmation raisonnée, systématique, de l’aspiration au moindre effort : « Il vaut mieux être assis que debout, couché qu’assis, mort qu’endormi. »

Pour les religions, si on néglige les croyances primitives sur la vie future, — répétition un peu idéalisée de la vie terrestre — qui ont persisté à titre de survivances parmi les civilisations avancées (Égypte, Grèce, etc.), on voit que les autres inclinent à une solution quiétiste : la vision béatifique, la résorption en Dieu, le nirvâna. La solution bouddhique est la plus audacieuse, la plus radicale dans le sens du repos. On sait que la nature psychologique du nirvâna a été très discutée. Mais que l’on admette avec les uns « une cessation complète du sentir et de l’agir » ou, avec d’autres, une sorte d’extase fixée, les raisons qui doivent déterminer les hommes à le conquérir sont nettement déduites : il faut supprimer le désir qui est source de l’action, qui est source du changement ; parce que tout changement, tout devenir est douloureux. C’est la doctrine de la permanence.

Si l’on objecte que cet état, sous peine d’être le néant, suppose quelque activité intellectuelle, il faudra pourtant reconnaître que la contemplation est, entre toutes les formes de la conscience, la plus pauvre en éléments moteurs.

Sans doute cette conception de la vie présente et future n’est pas celle de la majorité des hommes, mais elle montre du moins qu’à l’opposite de ceux qui ont placé leur idéal dans le mouvement, il en est d’autres qui l’ont mis dans le repos : et il m’a paru curieux de faire voir comment un instinct très simple, très banal a pu, par le travail subtil des métaphysiciens et des théologiens, se transformer en une doctrine philosophique.

Malgré cette apothéose du repos, si on en revient à la psychologie pure, à l’expérience de tous les jours, on constate que la préférence pour l’action ou pour l’inaction dépend du tempérament et du caractère. Si l’on juge objectivement, à la manière du biologiste, on constate que la vie supposant un équilibre entre les dépenses et les recettes, entre l’activité fonctionnelle et le repos, si au lieu de n’être qu’un moment et un moyen, le repos devient un envahissement, il est le signe d’une régression.


  1. Revue Philosophique, 1894, t. I, p. 169. Réimprimé avec la polémique qui s’ensuivit, dans son livre, Lois psychologiques du symbolisme (F. Alcan), 1895.
  2. Revue Philosophique, avril 1894 et Ouvrage cité, Appendice, p. 238.
  3. Dans le périodique anglais, Mind, no d’octobre 1900, sous ce titre « The principle of least action as a psychological principle ».
  4. On en trouvera un bon résumé dans le récent livre de Titchener, Experimental Psychology of the Thought processes, 1909, in-8o. Macmillan, New-York, ch.  iii et iv.
  5. Inertie est pris ici, non au sens du physicien, mais pour désigner une répugnance extrême à toute activité.
  6. Dr Philippe et Dr P. Boncour, Les Anomalies mentales chez les écoliers, p. 54 (F. Alcan). A. Binet, Les Idées modernes sur les enfants. Dr Maurice de Fleury, L’Âme et le corps de l’enfant.
  7. Pour plus de détails voir notre Psychologie des sentiments, chapitre dernier, La dissolution.
  8. Psychologie de l’attention. Pour la critique des récentes théories, voir Pillsbury, L’Attention, Paris, 1908, et Titchener, Psychology of Feeling and attention, New-York, 1908.
  9. Le Sens de l’histoire, trad. Jankélévitch., p. 283 et suiv. (F. Alcan.)
  10. Pour plus de détails, voir Pierre Janet, Les Obsessions et la psychasthénie, t. I, p. 335 et suiv. (F. Alcan.)
  11. Gibson, article cité, p. 189.
  12. Baudry, Grammaire comparée, pp. 85-86, Brachet, Dictionnaire étymologique, Introduction.
  13. Whitney, La Vie du langage, ch. V. (F. Alcan.)
  14. Sayce, Principes de philologie comparée, trad. franç., ch. I, p. 25. Darmesteter, La Vie des motsIch. ii. Actuellement, la disposition à abréger est de plus en plus fréquente. Ex. : auto, vélo, métro, etc. Remarquons en passant que, à côté de cette tendance à la paresse linguistique qui ne créa rien, il y a la tendance au néologisme qui agit en sens contraire sous la forme sèche et souvent gauche des termes scientifiques et techniques, sous la forme imagée des locutions populaires et surtout dans l’argot.
  15. Ferrero, op. cité, p. 180.
  16. Ibid., p. 177.
  17. Deschamps, Les Maladies de l’énergie, p. 284. (F. Alcan.)
  18. Deschamps, ouv. cité, p. 85.
  19. Baldwin, Thought and Things, 2e  partie, ch. iii, § 1-2.
  20. Angell, Psychology, New-York, 1904.
  21. Essai sur les Passions, p. 183-184. (F. Alcan.)
  22. Mme de Rémusat disait de Napoléon Ier : « Il a l’air sans cesse de haïr le repos pour lui et pour les autres », Mémoires, t. I, p. 125.
  23. J’entends par civilisation une augmentation en complexité et en coordination, sans souci des avantages et mésavantages qui en résultent. C’est donc une simple constatation de fait, indéniable même pour ceux qui la critiquent.
  24. Ferrero (loc. cit., p. 177) a fait des remarques analogues. « La civilisation a réussi à faire contracter l’habitude du travail musculaire à la majorité des hommes et c’est même une de ses plus brillantes conquêtes ; mais combien elle a coûté cher ! Il a fallu l’échafaud, la misère, l’esclavage pour habituer l’homme à porter ce fardeau et même aujourd’hui la victoire est loin d’être complète. Il y a des classes sociales tout entières qui ne tendent qu’à se soustraire à la loi du travail, tels que les criminels, les vagabonds, les prostituées. Le goût de l’oisiveté est un caractère qu’on trouve dans toutes les formes de dégénérescence, car l’amour du travail étant une des formations les plus récentes de l’évolution psychique est aussi une des premières à disparaître dans les cas pathologiques. »