La vie et le sport sur la Côte Nord du Bas Saint-Laurent et du Golfe/39

La vie et le sport sur la Côte Nord du Bas Saint-Laurent et du Golfe (Life and sport on the north shore of the lower St. Lawrence and gulf, 1909)
Traduction par Nazaire LeVasseur (1848-1927).
Garneau (p. 304-312).

Charles Moreau



CHARLES était un métis montagnais, originaire des Escoumains, au Saguenay. Encore bébé, son père se noya à la chasse au loup-marin. Gabriel Ashini, « Le Roc » et sa femme, Charlotte, l’adoptèrent comme leur enfant et l’élevèrent. Voilà comment il se fit qu’il passa une partie de son existence à la Pointe-des-Monts et aux environs.

Je l’ai intimement connu. Lui et moi, nous étions grands amis et, durant quelque trois ou quatre hivers, nous fîmes la chasse à quelques milles l’un de l’autre, et souvent nous nous rencontrions.

Parfois mon associé et moi, nous allions passer la soirée du dimanche, à son camp, et, par après, il nous rendait notre visite. En pareilles occasions, tout ce qu’il avait de meilleur, il le mettait devant nous. C’était régulièrement un plat de porc-épic rôti à la broche et du castor frais ou fumé. Il nous offrait du lièvre, de la perdrix et du poisson que lorsqu’il n’avait pu se procurer de plus gros gibier ; d’ailleurs, il regardait ce gibier-là comme trop commun en pareilles circonstances.

Charles n’avait pas la réputation d’être un bon chasseur ; on ne pouvait pas dire non plus qu’il en fût un mauvais, mais, il avait une autre célébrité : C’était un « gros mangeur ». Ses exploits gastronomiques étaient quelque chose de phénoménal. J’ai entendu raconter et j’ai lu les exploits de plus forts mangeurs, mais je n’en ai jamais vu. Je ne ferai que citer quelques faits dont j’ai été témoin, dont quelques-uns à son camp et d’autres chez nous.

Je l’ai vu plusieurs fois s’empiffrer à un seul repas de tout un porc-épic rôti à la broche, d’un jeune castor, ou de la queue et d’un quartier de derrière d’un gros castor. Ces victuailles réunies ne représentaient pas moins de sept livres de viande et de gras. Outre cela, il mangeait une grosse galette et buvait trois ou quatre tasses de thé pour faire descendre le tout. Une fois, en été, je lui fis présent d’un saumon de neuf ou dix livres qu’il rasa net en un seul repas.

Il fut engagé une fois par M. Gaudet, arpenteur, qui faisait des arpentages dans cette partie du pays pour le compte du gouvernement. Le pauvre garçon avait tout probablement eu à souffrir de la misère quelque temps auparavant ; il entrevit donc là une bonne chance de se refaire ; malheureusement, la fête ne dura pas longtemps, M. Gaudet eut à le congédier, parce qu’autrement il eût vu le bout de ses provisions, avant de compléter ses travaux. D’après le récit du cuisinier, à chaque repas, il mangeait de cinq à sept gros biscuits de matelot et deux livres de lard. Même, il nous déclara, et je le crois, qu’une fois, dans un seul repas, il avait ingurgité environ cinq livres de lard. Rien d’étonnant si M. Gaudet eut la crainte de manquer de provisions.

Un jour, à la Pointe-des-Monts, nous nous trouvions ensemble plusieurs d’entre nous, tous chasseurs de loups-marins ; Charles était du nombre. Comme ses exploits de mangeur étaient bien connus, et qu’on en parlait souvent, quelqu’un lui demanda combien de pisques (canards caille) il pouvait manger en un repas. Puis un autre lui nomma un autre oiseau, ainsi de suite. Charles leur dit franchement le nombre qu’il pouvait se mettre sous la dent. Finalement on lui demanda combien d’oiseaux blancs il pouvait s’incorporer.

Il se mit à réfléchir, puis, répondit tranquillement :

— Si je n’avais pas d’autre chose à faire et si j’étais libre de faire de temps à autre une sortie, j’en mangerais à n’en plus finir.

Dans une conversation à propos des sauvages avec feu le colonel Allan Gilmour, pendant qu’il se trouvait ici en excursion de chasse, il m’arriva de lui mentionner l’un de ces exploits-là. Sans entretenir de doute là-dessus, il me dit qu’il aimerait être témoin de la chose. Comme Charles et sa famille venaient tous les ans à la Mission du mois de juillet, je résolus de faire de mon mieux, pour organiser une démonstration, à la satisfaction du colonel.

Quelques jours après, Charles fit son apparition. J’avertis M. Gilmour que j’avais Charles, mon homme, sous la main. Il fut réglé qu’il serait invité à dîner le lendemain, et que le cuisinier Rodgers prendrait note de tout ce que Charles mangerait. En retournant à la maison ce soir-là, j’arrêtai au wigwam de Charles, pour préparer les voies, en vue du programme du lendemain, afin d’en assurer le succès. Je lui dis donc :

— Tu es pour être invité demain, par M. Gilmour à dîner au camp, et je veux te dire ce que tu as à faire. Quand des messieurs comme M. Gilmour invite quelqu’un, c’est l’étiquette à la sauvage ou des manières correspondant à cela, qui sont de règle. Tu devras manger tant que tu pourras de chaque plat qu’on mettra devant toi ; autrement, si tu ne fais rien qu’y goûter, on prendra ça comme un manque de politesse ou même une insulte. Si j’étais à ta place, ajoutai-je, pour ne pas manquer mon coup, je ne déjeunerais pas demain matin, alors, je serais sûr d’être en bon appétit.

Il me répondit que c’était parfait et que je pouvais compter sur lui.

Le lendemain, sur le coup de midi, Charles déambulait dans le camp. Je le présentai à M. Gilmour puis on le confia à Rodgers, qui, subséquemment, nous fit le rapport suivant : Trois tranches de saumon, environ une livre et demie, une langue de bœuf pesant deux livres, environ deux livres de jambon cuit, avec pain et pommes de terre et cinq tasses de thé ; il avait bouffé le tout. Puis, comme dessert, un pot d’une livre de marmelade de Keiller fut placé devant lui. Il en mangea à peu près la moitié et, appelant Rodgers, il lui dit :

— Ça me fait ben d’la peine, je n’ai pas pu tout manger. J’aime pas ben ça, c’est trop amer.

Inutile de dire que la démonstration fut regardée comme concluante.

M. Gilmour avait toujours l’habitude de faire quelque menu cadeau aux sauvages qui lui rendaient visite. À cette occasion, il donna à Charles une paire de couvertures, en lui disant de plus qu’il espérait qu’il vivrait assez longtemps pour les user. Le rencontrant un jour ou deux après, je voulus le faire endever un peu à propos de son dîner.

— Eh bien ! lui dis-je, qu’est-ce qui n’allait pas, Charles, l’autre jour au camp ? Tu n’as fait que la moitié d’un repas ! Ils ont été bien contents de toi, mais ils ne savaient pas ce que tu peux faire parfois.

— Ben, fit-il, j’m’en vas t’dire ça. C’matin-là, j’avais une faim terrible, j’ai enduré jusqu’à neuf heures, et pis j’ai pris mon déjeuner avant de partir. J’espère que t’es pas fâché contre moi.

Le brave garçon avait toujours peur de faire quelque chose qui pourrait me déplaire.

On dit que les Indiens ne sont pas reconnaissants, mais, certes, chez lui, l’ingratitude, c’était loin d’être son défaut. La raison de l’amitié qu’il me portait, était que, dans une circonstance, je lui avais sauvé la vie. Il était à se baigner avec un autre jeune indien de son âge, dans la rivière Godbout. Les rives y sont très à pic et en quelques endroits il y a des fosses profondes et un fort courant. Ni lui, ni son compagnon ne savaient nager, mais à l’aide de deux petits avirons de cèdre, Charles pouvait se faire flotter une minute ou deux. En descendant vers la rivière, je les aperçus, et, me cachant derrière les buissons, je m’y assis pour les regarder faire, car ils ne voulaient jamais se baigner devant moi ou avec moi.

Après avoir pataugé ici et là et fait éclabousser l’eau pendant quelques minutes, Charles se trouva emporté par le courant jusque dans le chenal. En tentant de toucher fond pour se reposer, l’eau lui passa par-dessus la tête, et à mesure que le courant l’emportait, l’eau se faisait plus profonde.

Il perdit contenance, lâcha ses avirons et de ses deux pieds, se poussa du fond. La première fois qu’il revint à la surface, il eut la tête hors de l’eau, puis il disparut presqu’aussitôt.

Son compagnon sur la grève, ne parut pas s’apercevoir qu’il se passait quelque chose d’inusité, pensant que Charles faisait le phoque. Je me précipitai sur la grève juste au moment où il disparaissait pour la seconde et dernière fois. En courant, je m’étais débarrassé d’une partie de mes vêtements, et me jetant à l’eau j’arrivai vite à l’endroit où je l’avais vu en dernier lieu. En regardant tout autour de moi dans l’eau, j’aperçus sa longue chevelure toute étalée, ayant l’espect de ces formes gélatineuses appelées Méduses, Medusæ. Je plongeai et l’empoignant solidement par les cheveux, je le remontai à la surface. Pendant que j’accomplissais ceci, il se retourna et me saisit le bras d’une telle force que je m’en suis ressenti pendant quelque temps. Je le rendis vite à terre. Il avait déjà perdu connaissance mais se remit bientôt ; je l’avais vigoureusement secoué en le soulevant par le milieu du corps, face contre terre.

Pendant ce temps-là, l’autre jeune garçon s’était sauvé en appelant du secours et en criant que Charles s’était noyé. En quelques minutes, toute la population indienne accourut et descendit sur la grève ; Charles fut transporté à son wigwam.

Cinq ans plus tard, je le sauvai une seconde fois. C’était au mois d’avril à la Pointe-des-Monts. Il faisait beau et nous étions à chasser le loup-marin, à trois milles ou environ du rivage. Il y avait bien, ça et là, quelques étendues de glaces dispersées, au milieu desquelles nous faisions le guet des loups-marins à coiffe (mitrés). Charles et un jeune sauvage étaient à environ un demi-mille à l’est de nous. Je l’entendis tirer, et, debout dans mon canot, je le vis harponner son loup-marin. Quand il n’y a pas de glace dans les environs, il est de coutume qu’un autre canot aille aider à hisser un loup-marin à bord, car il est impossible à un seul canot de haler à bord un animal de grosse taille. On peut sans beaucoup de risques, venir seul à bout d’un loup-marin de petit ou moyen poids. Dans ce cas-ci, comme il y avait beaucoup de glaces, nos gens n’avaient pas besoin d’aide.

Charles remorqua son loup-marin près d’un glaçon, où lui et son associé le halèrent. Le canot fut amené le long de la glace et renversé partiellement, en le maintenant dans cette position, pendant que l’autre faisait rouler le loup-marin par-dessus le bord du canot. Celui-ci fut redressé et le poids du loup-marin réparti de manière à assurer l’équilibre de l’embarcation.

Pendant qu’ils étaient occupés à cette besogne le poids combiné du loup-marin, du canot et des deux hommes fut plus que ne pouvait supporter la glace, qui se rompit en faisant chavirer le canot, les morceaux de glace se dispersant. Au cours de leur bain forcé, ils parvinrent à se hisser sur l’un des plus gros morceaux de glace à leur portée, mais leur canot, leurs avirons et le loup-marin s’en allaient à la dérive. Ils s’égosillèrent à crier ; ils étaient trop loin pour qu’on pût les entendre. Cependant, par hasard, je les vis faire des signaux avec leurs bras et leurs coiffures. Je vis de suite qu’il se passait quelque chose contre l’ordinaire. Nous fîmes force avirons de leur côté, et nous nous rendîmes enfin compte de la position dans laquelle ils se trouvaient. Comme il n’y avait pas de danger immédiat, nous manœuvrâmes avec plus de mesure. Nous les recueillîmes tous deux, puis nous rattrapâmes le canot et ses avirons, de même que le loup-marin qui, grâce à sa graisse, flottait encore.

Ce deuxième sauvetage raviva encore davantage l’amitié de Charles à mon égard, et il n’en finissait plus de me le dire.

Hélas ! le pauvre garçon, sa destinée était de se noyer.

Deux ans plus tard, par un calme et radieux matin de mai, il était parti en canot d’écorce pour faire la chasse au canard. Le même jeune garçon, fils de William Jordan, le braconnier, l’accompagnait. Ils étaient au large du phare de la Pointe-des-Monts, à la distance d’environ un quart de mille de la rive. Ils tirèrent bien des coups de fusil, et Monsieur Ferdinand Fafard aîné, alors gardien du phare, les regarda faire pendant longtemps à travers sa longue-vue. La dernière fois qu’il les vit, ils lui parurent s’être mis à la poursuite d’un canard blessé. Comme il avait quelque chose à faire, il rentra dans le phare, et au même moment, il entendait une autre détonation.

Quelques minutes après, en revenant à sa place, il fut quelque peu surpris de ne plus trouver le canot en vue. Avec sa lunette il scruta soigneusement tout l’horizon, mais ne put découvrir quoi que ce fût. Il présuma que, s’étant absenté plus longtemps qu’il ne le croyait, pendant ce temps-là, le canot avait gagne terre et était entré dans une des nombreuses petites baies du voisinage.

Ils étaient partis de bon matin. Vers une heure de l’après-midi, voyant qu’ils ne revenaient pas, le vieux Gabriel commença à s’inquiéter de ce retard de son fils adoptif. Il alla au phare, pensant qu’il pouvait s’y trouver. M. Fafard lui fit part alors de ce dont il avait en connaissance. On en conclut donc que Charles pouvait être allé à la Baie Trinité, à six milles à l’est, pour se procurer des effets et des munitions, car il y avait dans l’endroit un magasin où ils se rendaient souvent.

La nuit vint, cependant, et pas de nouvelles. Dès à bonne heure le lendemain matin, plusieurs canots partirent à leur recherche dans toutes les directions. D’autres gens parcoururent la grève à pied, mais on ne trouva jamais de traces des deux chasseurs et de leur canot.

Quelques personnes supposèrent que quelqu’énorme requin aurait pu éventrer ou fait chavirer le canot mais, personnellement, je pense que la cause de la tragédie fut un accident d’arme à feu. Le jeune Jordan qui conduisait le canot avait un fusil, tout comme Charles, du reste, et je crois que son fusil accidentellement ou autrement, se déchargea, produisant une ouverture dans le fond du canot, ou tuant son compagnon qui, en tombant, fit chavirer le canot.

Le vieux Gabriel fut très affecté par la perte de son fils et en montra même beaucoup plus de chagrin qu’il est d’habitude de rencontrer chez les Indiens.

Charles avait épousé une Naskapi, femme de haute taille, qui avait reçu le nom de Marie lorsqu’elle fut baptisée par le missionnaire. Personne ne la connaissait sous d’autre nom. Elle lui avait donné cinq filles dont une seule est vivante aujourd’hui.