La vie et le sport sur la Côte Nord du Bas Saint-Laurent et du Golfe/37

La vie et le sport sur la Côte Nord du Bas Saint-Laurent et du Golfe (Life and sport on the north shore of the lower St. Lawrence and gulf, 1909)
Traduction par Nazaire LeVasseur (1848-1927).
Garneau (p. 294-298).

Chasse courte et facile au loup



UNE après-midi, vers fin de septembre 1885, j’étais assis dans mon bureau occupé à l’expédition de dépêches.

Sans frapper, ni avertir d’autre façon, un jeune garçon métis entra brusquement, tête et pieds nus, dans le bureau. De suite à son air agité, je vis qu’il se passait quelque chose de sérieux. Je pensai d’abord qu’il était arrivé quelqu’accident de fusil. Je n’eus pas même le temps de lui adresser une question, qu’il s’écria tout éperdu : Meigan ! Meigan ! Loups ! Loups ! en ajoutant, dans sa langue : Ton fusil ! Vite !

Je me levai précipitamment, en lui demandant, s’il y avait eu quelqu’un d’attaqué ou tué.

Il me répondit : Non. Comme il se remettait un peu de son excitation, j’appris que lui et son oncle venaient justement d’arriver de la rivière, où ils avaient relevé les pistes d’une bande de loups, au nombre de quinze environ, que ceux-ci étaient encore tout près, et qu’ils les avaient entendus terriblement hurler.

Ma carabine en était une bonne, une vieille Kentucky Ballard, calibre 46, à feu rayé, mais à une seule cartouche à la fois. Affronter une quinzaine de loups, me dis-je, c’était un peu trop exiger d’un fusil à un seul coup. En conséquence, je préférai m’armer de mon Greener de 10 à double canon, pour lequel j’avais nombre de cartouches chargées pour le loup-marin, de plomb AAAA et SSG. Voyant que le jeune garçon était disposé à m’accompagner, je lui donnai à porter le fusil non chargé, pour lequel j’emportai environ une vingtaine de cartouches de plus.

Aussitôt que tout fut prêt, nous partîmes. En arrivant à la rivière, j’y trouvai son oncle. Il me dit que la bande était encore tout près, car il venait d’entendre des hurlements, mais qu’il croyait que les loups se dirigeaient par la grève, vers le haut de la rivière. C’était sur la rive ouest. Le vieux refusa de nous accompagner, attendu qu’il n’avait qu’un fusil de la Compagnie de la Baie d’Hudson, fusil à pierre se chargeant à la baguette.

Je dois expliquer que le côté ouest de la rivière forme une péninsule boisée d’un mille et quart de long sur une largeur variant de cent à deux cents verges. De chaque côté, elle est bordée d’une grève de sable, qui se fait abrupte du côté de la rivière et forme un banc de huit à dix pieds de hauteur.

Sautant dans le canot de l’Indien, nous traversâmes à toute vitesse la rivière, qui n’avait qu’une centaine de verges de largeur. En débarquant sur le sable, je vis qu’en effet la grève présentait des pistes de loups dont quelques-unes très larges et d’autres plus petites, mais assurément, il y avait bien moins de loups qu’on l’avait rapporté. « Rat-Musqué », le jeune sauvage, cependant, était sûr qu’il y en avait une quinzaine ; son oncle les avait comptés.

En traversant la rivière, nous avions de nouveau entendu des hurlements de loups ; ils nous avaient paru venir d’un demi-mille plus haut sur le rivage intérieur de la rivière. Je résolus de les devancer, en escaladant la grève interne de la péninsule, puis de traverser la partie boisée, et de me mettre à l’affût pour le moment où ils arriveraient du côté régulier de la rivière. Ceci me donnerait aussi l’avantage de me trouver en sécurité sur une falaise, au cas où les loups voudraient se montrer malcommodes.

Nous étions tous deux partis à la course ; j’avais bien fait environ cinq cents verges, quand je m’aperçus que le petit garçon n’était pas avec moi. Le jeune coquin s’était esquivé pour aller jeter un coup d’oeil à travers le bois. Quelques instants après, je le vis revenir en me faisant force signes de sa main. Je grimpai à la course.

— Ils nous ont sentis, dit-il. Je viens d’en voir trois qui s’en reviennent et redescendent la rivière. Ils ne sont pas bien loin.

Ne m’attendant pas à ce que j’aurais à aller dans le bois, j’étais parti de la maison avec une paire de chaussures à grosses semelles. Je les fis sauter à la hâte, pour ne pas faire de bruit, et c’est en chaussettes que je frayai un chemin. Je recommandai à Rat-Musqué de rester avec moi, au cas où j’aurais besoin de sa carabine ; elle n’était pas chargée, autrement, j’aurais eu peur de la lui confier, lui qui marchait en arrière de moi. En approchant de la falaise, je risquai prudemment un oeil par dessus. C’était bien le cas. Ils étaient trois en vue, à environ soixante pieds, et ils s’en venaient de notre côté, comme le jeune garçon l’avait dit. Il y en avait deux gros, sales brutes qui avaient l’air d’être affamés, et un autre un peu plus petit qui les suivait.

Je regardai tout autour pour m’assurer s’il n’y en avait pas d’autres. Je n’en vis aucun. À tout événement, il s’en trouvait assez pour une première ronde. Mon fusil à deux coups était complètement chargé de SSG, et j’étais sûr d’en abattre un ou deux à la distance où j’étais ; mais, l’envie me prit de les avoir tous les trois. Je décidai donc d’attendre jusqu’au moment où, nous ayant flairés, ils s’en retourneraient, ou bien jusqu’à ce qu’ils arrivent très près de nous. Les trois bêtes avaient évidemment flairé quelque chose ou entendu quelque bruit, car elles étaient sur le qui-vive. Quelle que fut la cause de leur alerte, cela ne les empêcha pas de venir de notre côté jusqu’à ce qu’elles furent à vingt verges de nous. Mettant de côté un coup raté, j’étais maintenant certain de les tuer. Couchant en joue l’un des gros, il tomba raide mort du coup de gauche et de celui de droite, j’abattis le deuxième par-dessus le corps du premier. Le petit loup fit deux bonds, s’arrêta, et, se retournant, me fit face. J’avais déjà rechargé mon fusil et avant qu’il put s’échapper, je réglai son compte avec une troisième cartouche.

Je lançai un hourra et me retournai du côté de Rat-Musqué. Il était parti. Je lui criai, tout en descendant la falaise pour aller voir mon gibier et m’assurer s’il n’y avait pas d’autres loups à l’horizon. C’était toute la bande, d’après les pistes que je pus relever. Il y avait un loup, une louve et le troisième était probablement un de leurs louveteaux. Ils étaient de l’espèce que l’on appelle ici loups gris des bois, chiens-loups, Canis lupus.

Rat-Musqué m’étant revenu, je l’envoyai chercher le canot. Il prit le temps de raconter notre exploit à son oncle, et quand nous mîmes pied à terre, toute la famille était là.

En me rendant à la maison, je demandai au jeune sauvage pourquoi il m’avait déserté.

— Eh bien, dit-il, je n’avais pas de fusil, rien que ton fusil pas chargé, et je pensais que les loups étaient ben que trop près.

Il était parti alors que je me préparais à tirer mon premier coup. Mais il fit preuve de plus d’aplomb quelques années plus tard, en s’attaquant à trois ours à la fois, tout fin seul, avec un fusil se chargeant à la baguette. Il en tua deux et le troisième lui échappa avant qu’il put recharger l’arme.

Les peaux des deux gros loups mesuraient sept pieds et demi, une fois tendues et séchées. La peau du plus petit avait environ un pied de moins.

Je les gardai pendant un certain temps comme trophée, et finalement je les vendis à Monsieur R. B. McLellan, marchand de bois du Nouveau Brunswick qui s’en était épris.

Trois loups abattus en autant de minutes à un mille de chez soi, est une des chasses les plus faciles que l’on puisse souhaiter. C’est de nature à éclipser la chasse annuelle au loup de Monsieur Armstrong.