La vie et le sport sur la Côte Nord du Bas Saint-Laurent et du Golfe/24

La vie et le sport sur la Côte Nord du Bas Saint-Laurent et du Golfe (Life and sport on the north shore of the lower St. Lawrence and gulf, 1909)
Traduction par Nazaire LeVasseur (1848-1927).
Garneau (p. 203-207).

Le Major Henry Scott
Comment il perdit sa canne



DURANT une nuit orageuse du mois d’août 1886, je fus réveillé par quelqu’un qui frappait à ma porte. C’était chose ordinaire que de se faire éveiller de la sorte, parce que j’étais fréquemment appelé à sortir pour des cas de maladie. Mais, à la manière que l’on avait frappé, j’avais deviné un étranger. Après avoir répondu à l’appel, je sautai à la hâte de mon lit et allai à la porte en chemise de nuit. Il pleuvait à torrents. Affublés des pieds à la tête de toile cirée, m’apparurent deux individus. Je reconnus de suite dans l’un d’eux le capitaine de notre goélette de la poste. L’autre était un étranger, de haute stature, parfaitement charpenté et paraissant avoir environ cinquante ans.

— Je suppose que vous êtes M. Comeau, dit-il. Je fis signe que oui.

— J’ai une lettre d’introduction pour vous. Voici ma carte. Excusez-moi, s’il vous plait, si je vous dérange. La raison en est que j’ai ma femme avec moi et qu’elle a été très malade depuis deux jours à bord de la goélette, et je voudrais bien, si c’est possible, la faire descendre à terre ce soir. Je lui dis qu’il était le bienvenu et qu’il pouvait de suite venir à terre avec elle. Lorsqu’il fut parti, je déchiffrai sa carte :

Major Henry Scott,

  late of 9th Lancers,

   Army and Navy Club,

    Dover, England.

J’avais entendu parler de ce régiment d’élite durant la guerre de Crimée. Ce souvenir, avec la lettre d’introduction de mon ami, assura au Major une chaleureuse réception, et, de ce jour-là jusqu’à sa mort, quelques années plus tard, nous demeurâmes grands amis.

Je n’ai jamais rencontré d’homme aussi grandement versé dans tant de choses et s’en tirant aussi bien. C’était un parfait jack of all trades, un homme à tout faire, bon marin, voilier, forgeron, charpentier, fabricant de filets, etc. et, de plus, bon artiste, tireur adroit et excellent pêcheur.

Une chose, cependant sur laquelle il s’y connaissait très peu, et c’était sur le sujet forestier.

Parmi ses nombreux talents, il faisait aussi des merveilles dans la vannerie, soit dans les paniers bruts ordinaires, soit dans les paniers de haute fantaisie. Il avait apporté avec lui d’Angleterre, quelques rameaux d’une espèce particulière de saule employée là-bas pour la confection d’ouvrages délicats. M’ayant montré ces échantillons, il me demanda s’il y avait une pareille espèce de saule dans le pays, je lui donnai les renseignements que je pouvais avoir en la matière, en l’avisant de se rendre à une crique à environ un mille et demi de la maison. Pour arriver à l’entrée de ce ruisseau, il fallait faire un autre mille le long de la grève. La baie de Godbout forme une sorte de bassin avec une grève de sable qui s’élève graduellement en buttes jusqu’à trois milles en arrière, où elle rencontre les contreforts de la chaîne des Laurentides.

Un bon matin, le major me dit qu’il s’en allait avec sa femme faire une marche jusqu’au ruisseau et que s’il n’y avait pas trop de mouches, il irait à la recherche de saules. Je lui offris d’emporter avec lui quelque chose à manger, mais il refusa en disant qu’il serait de retour à temps pour dîner.

Après s’être rendu à une certaine distance, il lui prit fantaisie de faire un raccourci à travers le bois jusqu’à la tête de la crique, en supprimant ainsi un mille de marche.

Mais, comme le dit un vieil adage : « c’est encore le chemin le plus long qui est parfois le plus court. »

Sa femme et lui entrèrent dans le bois, et, quelque temps après, ayant perdu leur direction principale, ils se mirent à errer à l’aventure. Le soleil était brillant, et il fut très facile au major de trouver approximativement le point du compas d’après l’heure, mais il n’était pas familier avec la topographie du pays, et ce ne fut que sur les trois heures de l’après-midi qu’il arriva à la Godout, à deux milles à l’ouest de l’endroit où il comptait sortir du bois.

Ne les voyant pas revenir à l’heure de dîner, nous commençâmes à nous inquiéter, et notre appréhension augmenta à mesure que l’heure avançait ; de sorte que ce fut un grand soulagement lorsqu’ils apparurent.

Ils étaient très fatigués, surtout Madame Scott, et souffraient de multiples piqûres de mouches.

Le major me raconta tous les troubles qu’il avait eus, et, naturellement, sans avoir pu trouver de saules. Avec cela, il lui était arrivé un malheur ; il avait perdu sa canne. Celle-ci, dans son genre, était un chef-d’œuvre. La poignée était un magnifique morceau d’ivoire sculpté avec un cercle en or et, valeur intrinsèque à part, c’était un souvenir de famille. Cette perte chagrinait beaucoup le major ; il parla d’engager des gens pour aller farfouiller le bois le lendemain, dans l’espoir qu’ils la retrouveraient. Il n’avait aucune idée de l’endroit où il pouvait l’avoir perdue.

Je lui dis que je ne croyais pas que ce serait nécessaire, du moment qu’il pourrait me montrer l’endroit où il était entré dans le bois. Il m’affirma que ça lui était possible.

Le lendemain matin, à bonne heure, je partis à la recherche de la canne, après que le major m’eut montré l’endroit. J’avais remarqué que Madame Scott portait des bottines à talons français hauts, et comme elle était une personne de haute taille et de bon poids, j’étais sûr que les marques de ses talons étroits me donneraient une piste facile à suivre. Je ne m’étais pas trompé. Je la découvrais presque aussi rapidement que je pouvais marcher. C’était très amusant pour moi de noter tous les différents détours qu’ils avaient faits et les nombreux endroits où ils s’étaient assis pour se reposer.

À l’un de ces endroits je tombai sur la canne. Le major l’avait déposée à côté de lui, et l’avait oubliée en se relevant pour reprendre sa marche. Deux heures après avoir quitté la maison, j’étais de reavec la canne.

Le major n’en pouvait assez exprimer sa joie, et me pressa de questions pour savoir où et comment je l’avais retrouvée. Pour lui faire plaisir, je lui racontai comment il m’avait été facile de suivre les pistes de Madame Scott, que j’avais remarqué sur quel côté particulier elle s’était assise avec lui en différents endroits, comment il avait écarté certains obstacles, pour lui permettre de passer, etc., et finalement où il avait oublié sa canne.

C’est étonnant ! étonnant ! s’écria-t-il. Bien, M. Comeau, il n’y a qu’une chose que vous avez oublié de mentionner. Ma femme a cueilli dans un endroit, trois ou quatre belles framboises.

Je lui dis en riant :

— C’est un fort petit détail, mais, de fait, je l’avais remarqué.

Le major passa deux ans au Canada, et nous fimes ensemble plusieurs charmantes excursions. Il fit la chasse à l’orignal dans la région de Mattawa et en rapporta de magnifiques trophées.