La vie et le sport sur la Côte Nord du Bas Saint-Laurent et du Golfe/18

La vie et le sport sur la Côte Nord du Bas Saint-Laurent et du Golfe (Life and sport on the north shore of the lower St. Lawrence and gulf, 1909)
Traduction par Nazaire LeVasseur (1848-1927).
Garneau (p. 139-148).

Une chasse de l’ancien temps au Caribou



UN hiver, j’étais à faire la trappe près du Shetagamau, grand lac situé à la tête de la rivière Totanoustouk. Mon frère Firmin était mon « pard » cette année-là.

Il y avait dans le voisinage plusieurs familles de Sauvages, et, quoique nous eussions eu des indices de leur présence, nous n’avions pas rencontré un seul de ces gens-là.

Vers la fin de janvier, nous eûmes la visite de deux d’entre eux, le vieux Pierre Ouapistan, (la Martre), et l’un des Ashinis. Nous leur préparâmes un grand repas, et, après souper, le vieux me dit qu’il voulait faire une battue au caribou. Il savait l’endroit où il y en avait une grosse bande, et il s’occupait de rassembler tous les gens disponibles du voisinage pour en faire une chasse. En serions-nous ? On nous offrait de partager largement avec nous, en tuerions-nous ou n’en tuerions-nous pas. Si nous voulions joindre les autres, on nous enverrait un jeune homme nous chercher dès que nous serions prêts. J’acceptai d’y aller avec mon frère.

Une dizaine de jours après, le jeune homme, tel que promis, nous arriva, et nous partîmes avec lui pour leur camp qui se trouvait à environ vingt milles au nord-est du nôtre.

Je crois qu’alors j’étais le seul sur la côte qui eût une carabine, une Ballard du Kentucky ; je l’avais emportée avec moi ainsi qu’une boîte de cinquante cartouches. Mon frère était armé d’un fusil à pierre de la Compagnie de la Baie d’Hudson, de 24 pouces de jauge, qui avait été converti en un fusil à capsule.

Nous trouvâmes plusieurs familles d’indiens à ce camp-là ; il y en avait deux ou trois autres dans le voisinage. Nous étions à environ quatre milles de l’endroit où les caribous étaient à brouter. On avait déjà fait des préparatifs pour les cerner en plantant un lot de petites épinettes noires près de l’entrée d’un lac, sur une longueur de trois milles. On avait ménagé çà et là, des passages d’environ cent verges de largeur, à chacun desquels, un chasseur devait être posté, ce qui formait, une fois les entrées fermées, une véritable fourrière — le corral de l’Ouest.

Nous dûmes flâner deux jours à attendre un temps convenable du vent fort et de la neige. Avant l’aurore, les chefs de file étaient en route ; quant aux autres, le vieux Pierre les avait placés à l’entrée du lac et sur les côtés de la fourrière.

L’intention des chefs chasseurs était de prendre le devant sur les caribous, de se replier sur eux, de les pousser du côté des entrées, et de là jusqu’au lac, ce qu’ils feraient tout naturellement pour éviter la neige épaisse. En les traquant de la sorte, les chefs chasseurs devaient abattre autant de caribous que possible, mais ceux qui étaient postés à l’entrée du lac ne devaient pas tirer un seul coup avant que le dernier caribou fût passé, ce qui devait amener l’emprisonnement de toute la bande dans un cercle d’une largeur d’environ six cents verges.

C’était un plan bien conçu. J’étais avec mon frère ensuite de moi, le deuxième tireur à l’entrée du lac.

Environ une heure après le lever du jour, nous entendîmes les premiers coups de fusil ; puis ils se firent de plus en plus proches, jusqu’à ce qu’enfin, une demi-heure plus tard, la bande déboucha sur la glace de l’entrée, en faisant voler la neige comme des chasse-neige en miniature.

J’ai déjà vu de beaux troupeaux de buffles, d’élans et d’antilopes, mais, en somme, ils ne m’ont pas présenté de plus beau spectacle que ces caribous, à cause probablement de la différence dans le décor, avec aussi, la neige. Il y en avait environ cent soixante dans la bande, et dès que le dernier eut franchi le passage à l’entrée, la fusillade commença. Apercevant les haies d’épinette et entendant des coups de fusil de tous les côtés, les caribous s’élancèrent en masse sur le lac ; les chefs chasseurs arrivèrent par derrière comme renforts. Ce fut une fusillade continue. De temps à autre, quand un caribou tombait, les autres venaient le flairer, pour subir le même sort. Parfois la bande tentait une furieuse sortie, pour se trouver confrontée avec encore des coups de fusil.

Cette fusillade se serait continuée jusqu’à l’immolation du dernier caribou, si ce n’eût été d’un malencontreux incident. Un caribou avait été atteint d’une balle près de l’œil ; étourdi du coup, il était tombé. Une minute ou deux après, reprenant ses sens, il se redressa et se dirigea mi-aveuglé et saignant, du côté d’un des chasseurs postés autour de la fourrière, un nommé Michel Ashini, jeune chasseur d’environ dix-huit ans.

Croyant probablement l’animal plus grièvement blessé qu’il ne l’était, c’est sa version, mais plus encore pour montrer son habileté comme chasseur et comme expert, il laissa son fusil au poste, et s’avança tout droit sur l’animal blessé, pour lui casser la tête de son tomahawk. Malheureusement pour Michel, l’animal fut plus prompt que lui. Faisant un saut, il passa à ses côtés comme une machine à vapeur, et enfila par la brèche qu’il avait laissée grande ouverte.

En quelques secondes, tous les autres l’avaient suivi en se précipitant comme un nuage à travers le lac.

Soixante-seize gisaient sur le terrain, et cinq avaient été tués par les chefs chasseurs dans leur poursuite. Nous avions en tout seize fusils, et nous avions bien tiré quelque chose comme trois cents coups.

Pour ma part, j’avais tiré trente-huit caribous.

Le tir s’était fait dans un rayon d’un demi-mille, sans la moindre égratignure pour personne, ce qui montre le soin qu’y avaient apporté les chasseurs.

Toute la chasse, y compris la mise en fourrière des caribous, avait duré deux heures. Quelques jeunes braves furent envoyés aux camps et en revinrent avec les squaws. Tout aussitôt l’écorchage et le dépeçage commencèrent. Trois seulement furent dépecés pour le repas du soir et le déjeuner du lendemain ; mais tous furent éventrés, vidés, mis en deux rangs, et recouvert de neige pour les empêcher de se congeler, attendu que le véritable dépeçage et la répartition du gibier ne se faisaient que le lendemain, car au lieu de haler toute cette viande au camp, on devait faire camp sur place.

La tête, le cœur, le foie, et les rognons sont généralement mangés à l’état frais ; la langue et la viande sont fumées et séchées ; la viande est taillée en longues et minces bandes ; les intestins sont nettoyés et bourrés de tous les débris et les restes de gras ; on en confectionne une saucisse qui est aussi fumée.

L’estomac est à demi vidé de sa masse alimentaire partiellement digérée, et tout le sang que l’on peut recueillir de l’animal, est soutiré de la cavité de la poitrine et y est versé, puis l’on en noue les orifices. On le suspend à l’intérieur du camp où il est exposé à la chaleur du feu. La fermentation s’y produit bientôt, et il commence à se gonfler de gaz. La squaw le perce alors avec une cheville de bois, ce qui permet au gaz de s’échapper. Au bout d’environ une semaine, il est tout à fait sec, formant un gâteau de couleur brique, et il est à point pour la consommation. Quelques-uns le mangent sec comme ça, mais la manière ordinaire de le manger est en ragoût. On fait bouillir de l’eau, on y égrène un morceau de ce mélange de mousse, de sang et de poil de caribou, et l’on y ajoute assez de farine pour donner la consistence désirée. On mange alors ce met, comme une soupe.

Tous les os, surtout ceux des pattes, sont ramassés, cassés à la hache et mis à bouillir dans un grand chaudron. Toute la moelle qui vient à la surface est recueillie et mise à part à refroidir. On laisse encore bouillir les os pendant plusieurs heures, généralement toute la nuit. Le lendemain on met le chaudron à l’air, où la graisse ordinairement monte à la surface et se solidifie. On enlève cette graisse, on jette d’autres os dans le chaudron et l’on recommence les mêmes procédés.

Quand on a pu recueillir du suif et de la moelle suffisamment pour en faire un pain, on le remet fondre, la moelle étant hachée fin et on met à refroidir dans un moule d’écorce de bouleau. Un pain de bonne grosseur pèse environ de dix à quinze livres, est blanc comme neige avec les petits fragments de moêlle ressemblant à des raisins. C’est vraiment délicieux au goût.

Lorsque la viande est séchée, les tranches en sont paquetées et pressées en ballots d’environ soixante livres, puis enveloppés dans une mince écorce de bouleau.

Cette viande se conservera deux ans et plus, la couche extérieure seulement étant légèrement gâtée et bleuâtre, comme cela arrive parfois pour le jambon ou le lard fumé.

Nous passâmes une semaine chez ces Indiens, et nous avons bien joui de notre séjour, mangeant de la venaison à gogo et regardant faire toutes ces différentes opérations.

Entre mon frère et moi, combien de caribous avions-nous abattus, je n’en saurai jamais le compte. Au partage des dépouilles présidé par le chef, le vieux Pierre, on m’en assigna deux pour ma part. Ils avaient été soigneusement dépecés et en partie séchés pour nous et on avait ajouté un petit morceau du pain de suif.

Nous ne fîmes pas de réclamations pour du boudin d’estomac.

Le caribou civilisé

Il existe une différence énorme entre notre caribou du nord et celui que j’appellerai le caribou civilisé que l’on rencontre autour de paroisses, comme celles de Matane, de Québec et de la Baie Saint-Paul. Ici, il faut prendre les plus grandes précautions pour découvrir ses ravages, car s’il en arrive de traverser vos pistes, ils décamperont, s’ils le peuvent, à des milles de là dans les vingt-quatre heures. Il en sera de même s’ils flairent un feu de camp ; le moindre bruit de pas ou craquement de branches les met en fuite.

Une petite excursion de chasse que je fis, une année, près de Québec, servira à illustrer la différence de tempérament que je viens de signaler. Un matin, vers la mi-septembre, je m’en allais rue Saint-Pierre, à Québec, lorsque, par hasard, je rencontrai M. E. W. Méthot, un vieux sportsman de mes connaissances. Après les salutations d’usage, il m’annonça qu’il se préparait à partir pour faire une chasse au caribou avec son ami, M. E. N. Chinic, aujourd’hui, de la Maison de quincaillerie Chinic, et m’invita à les joindre. Il me dit que les chances étaient bonnes, car ses hommes de chantier lui avaient rapporté avoir vu quantité de pistes de caribous.

N’étant pas très affairé à ce moment-là, je promis de les accompagner. Je préparai mes raquettes, ma carabine et ma gibecière. Le lendemain, nous partions pour Methot’s Mills, résidence de mon hôte. Il avait là une concession forestière à la tête de la rivière Beaurivage et de la rivière Du Chêne, et quelques camps de bûcherons ; l’un d’eux devait nous servir de quartier-général.

Nous couchâmes à Méthot’s Mills. À bonne heure le lendemain matin nous étions en route en berlot, sorte de traîneau bas sur patins surmonté d’une boîte dans le genre des carrioles, avec des sièges pas trop hauts, véhicule très confortable et très commode dans les mauvais chemins.

Nous arrivâmes au camp sur les trois heures de l’après-midi, et nous y fûmes rejoints par le contremaître, M. Hamel. Parfaitement au courant du pays et de ses alentours, il se joignit à nous comme chasseur, en même temps que guide. Il nous dit qu’il avait vu tout récemment plusieurs pistes de caribou et quelques pistes de chevreuil ; de sorte que nous avions la perspective de faire bonne chasse le lendemain.

Le temps avait été très nuageux toute l’avant midi, et vers midi, la neige commença à tomber par un léger vent d’est, qui, graduellement, tourna à la tempête, durant la nuit. Le lendemain, nous constations qu’il était tombé quatorze pouces de neige.

Vers dix heures de la matinée, le temps s’éclaircit un peu. M. Hamel proposa une reconnaissance dans la direction où il avait vu les plus fraîches pistes de caribou. La brousse se trouvait enfouie dans la une neige molle aux pieds. J’avais une grande paire de raquettes montagnaises, mesurant 26 pouces de largeur ; grâce à ces raquettes, je pouvais découdre assez facilement mon chemin ; mais tous les autres membres du parti portaient des raquettes longues et étroites, et enfonçaient beaucoup plus que moi dans la neige.

Nous fîmes environ deux milles, et ne découvrant pas de pistes, nous revînmes au camp et de là à la maison de M. Méthot, pour y attendre un temps plus favorable, non sans avoir averti les hommes, que si l’un d’eux voyait des pistes de caribou ou de chevreuil, de venir nous en informer immédiatement. Quelques habitants établis ici et là, le long de la route, reçurent des instructions analogues.

Chemin faisant, nous avions aperçu des lièvres dont quelques-uns furent tués par M. Chinic. Peu après le thé, l’un des cultivateurs que nous avions avertis, arriva en carriole. Il nous informa que cinq ou six caribous avaient traversé la route dans le bois dans l’après-midi et que quelques-uns s’étaient même approchés à moins de cent verges de sa grange. Sa ferme était à environ deux milles de distance, nous pourrions nous y rendre en traîneau le lendemain matin, et qu’alors il nous montrerait les pistes.

Nous nous préparâmes en conséquence à partir très à bonne heure.

À 4 heures du matin, nous déjeunions, nous nous mettions en route et nous arrivions à la ferme au moment où le jour commençait à poindre. Notre homme n’avait rien exagéré ; là, en pleine vue de sa maison, s’étalaient des pistes de caribou. En allant les examiner, je constatai que c’étaient celles d’un gros animal. Le caribou était venu manger aux alentours, et, en paissant avait plusieurs fois traversé le chemin ; ce que le cultivateur avait pris pour les pistes de plusieurs caribous, n’étaient en réalité que celles d’un seul.

Je n’en revenais pas. Comment ! Voilà un caribou qui traversait des pistes humaines, les routes des bois, et qui fourrageait à droite et à gauche dans la cour d’une ferme sans la moindre apparence de crainte, c’était vraiment un caribou civilisé.

Je choisis la piste la plus fraîche, et nous voilà partis. M. Hamel me donna une idée de la topographie des lieux. Dans une direction sud-ouest, il y avait une étendue de quatorze milles de terrain en bois debout, et de sept ou huit milles droit à l’ouest de la voie du Grand-Tronc. La direction générale de la piste était ouest.

Nous y fîmes quelques petits raccourcis. Vu le mauvais état du chemin, la marche se faisait encore très pénible ; avec mes très larges raquettes tout de même, je ne m’en sentais guère, mais la battue que j’opérais pour mes compagnons ne paraissait par leur être de grande aide.

Vers 10 heures de la matinée, M. Méthot se sentit un douloureux point de côté. Étant un homme fort lourd de poids, cette randonnée ardue l’avait déjà beaucoup fatigué. Il décida de s’en retourner, et comme M. Chinic ne voulait pas le laisser aller seul, il fut entendu que M. Hamel et moi, nous continuerions la chasse. Environ une heure plus tard, mon compagnon abandonna aussi la partie ; il n’avait pu soutenir le pas et la marche dans le neige molle. Pour ma part, je voulais voir le bout de cette piste ; un chasseur du nord n’entend pas se laisser berner par son animal à demi apprivoisé.

Vers une heure de l’après-midi, les pistes se firent de plus en plus fraîches. Je m’avançais avec toutes les précautions possibles, lorsque j’entendis un bruit de roulement. C’était un train qui allait à l’est. Bientôt, ce fut le sifflet de la locomotive qui signalait une traverse. Quelques secondes après, le train passait comme un éclair, à une couple de cents verges d’où je me trouvais. Maintenant, j’étais certain que mon gibier avait disparu, du moins, pour le moment ; je ne crois pas qu’il existe un animal sauvage qui pourrait subir un tel fracas sans s’effaroucher.

Que l’on se figure ma surprise, lorsque j’aperçus le caribou qui broutait tranquillement à environ soixante verges plus loin. Je me trouvais alors à environ soixante pieds de lui. Je le regardai faire pendant quelques instants, arrachant et croquant une sorte de mousse verte, de la forme de ces grandes feuilles qui poussent à l’ombre de gros arbres penchés.

C’était l’autre bout de la piste, et c’en fut tôt fini. Une balle à l’arrière de la tête le terrassa. C’était un magnifique mâle, qui, une fois dépecé donnait 185 livres.

J’avais tiré à quatre-vingts verges de la voie ferrée. Je revins par la ligne du chemin de fer, et dans la soirée je retournai le chercher avec un berlot.

Comme M. Méthot ne se sentait pas disposé à reprendre la chasse nous reprîmes le chemin de Québec.

Quelques jours plus tard, magnifique dîner chez M. Chinic, avec un rôti de filet de caribou comme pièce de résistance. Tel fut le dénouement de notre partie de chasse.

Le boudin montagnais (d’estomac de caribou) ne figurait pas sur le menu.