La vie et le sport sur la Côte Nord du Bas Saint-Laurent et du Golfe/17

La vie et le sport sur la Côte Nord du Bas Saint-Laurent et du Golfe (Life and sport on the north shore of the lower St. Lawrence and gulf, 1909)
Traduction par Nazaire LeVasseur (1848-1927).
Garneau (p. 115-138).

Les Loups-marins et leur Chasse dans le Saint-Laurent



NOUS avons dans le golfe et le fleuve Saint-Laurent six espèces de loup-marin, dont cinq y résident habituellement, c’est-à-dire, que malgré leurs migrations, on en trouve toujours des représentants ici, à cœur d’année. Ceci, je le dis sans faire d’hypothèse, mais d’après mes observations et mon expérience personnelles. Voici une liste de ces espèces

Phoca vitulina, loup-marin ordinaire de grève ;

Phoca grœnlandica, loup-marin harpe ;

Phoca fœtida, flœ rat ou loup-marin zébré ;

Halichœrus grypus, loup-marin hippocéphale ou loup-marin gris ;

Cystophora cristala, loup-marin mitré ;

Erignathus barbatus ( ?), loup-marin à nageoires carrées. Celui-ci est le nomade de nos eaux ; c’est aussi le plus rare. Je ne l’ai jamais vu en été. Je n’en tirai que deux durant les hivers que je passai à la Pointe-des-Monts, à faire la chasse au loup-marin, et je n’ai vu que les dépouilles de trois ou quatre autres.

C’est l’un des plus gros de nos loups-marins ; sa taille égale presque celle du loup-marin mitré, mais il s’en distingue facilement par une couleur jaunâtre particulière, et par la petitesse de sa tête comparativement à celle des autres loups-marins. Je n’ai jamais vu ici un petit de cette espèce et je suppose qu’ils s’accouplent et se multiplient plus au nord.

Les deux que je tuai étaient des mâles, mesuraient environ huit pieds de long et étaient très gras. Il pesaient probablement sept ou huit cents livres chacun. Vu à distance, ce loup-marin est facilement reconnaissable à sa façon particulière de se tenir à l’eau tout le dos à l’air ; ce qui lui donne l’apparence d’une bouée ; et de temps à autre, il lèvera la tête pour respirer et regarder autour de lui. Puis, il se l’enfoncera de nouveau, comme s’il était à la recherche de quelque chose au fond. Souvent, de cette position, il plongera sans relever la tête, et filera tout droit, tête première.

Je n’en ai jamais vu sur la glace comme les autres loups-marins ; c’est probablement dû à leur rareté. Le plus petit des loups-marins ici, est le floe rat, ou loup-marin zébré, nom très approprié, à cause des belles zébrures annelées de sa peau. Dans la localité, on lui donne le nom de gum seal. Pourquoi le nomme-t-on ainsi ; je n’en ai jamais eu d’explication, satisfaisante. Bon nombre de gens confondent cette variété avec le loup-marin de grève ; mais en y faisant la moindre attention, on constate la différence. Sa fourrure n’est pas aussi épaisse, ni aussi fine ; elle n’est pas non plus tachetée, mais constellée de zébrures en cercles. Vivants, ils sont faciles à reconnaître, à leur apparence trapue, aux dimensions et à la forme de leurs nageoires pectorales. Ce sont les seuls loups-marins ici, qui tiennent des trous libres dans la glace, sur les grandes baies.

La Baie des Anglais et l’Anse Saint-Pancrace près de Manicouagan furent d’ordinaire leurs localités de prédilection, il y a quelques années. Mais depuis la construction de scieries près de Manicouagan, ils ont déserté ces endroits, ou ont été exterminés, attendu qu’ils sont comparativement apprivoisés et qu’on peut facilement les abattre ; vu l’exiguïté de leur taille, une charge de plomb à canard numéro quatre ou cinq, suffit. Le dernier que je vis et que je tuai, ce fut à l’Anse Saint-Pancrace au mois d’août 1887. Il mesurait environ trois pieds de long et pesait entre soixante-quinze et quatre-vingts livres. En consultant quelques-unes de mes notes, je trouve que je tuai une femelle de cette variété avec son petit, en mars 1875. Le petit avait le poil blanc comme celui du loup-marin de Groenland et quelques autres. La femelle était presqu’arrivée au terme de sa gestation. Comme taille, elle était plus petite qu’un loup-marin de grève.

Les loups-marins de cette variété n’étaient, en aucun temps, assez nombreux pour qu’on leur fît spécialement la chasse, mais on en abattait à l’occasion, alors qu’on était à la poursuite de quelqu’autre variété, ou en en rencontrant par hasard.

Le « Harpe » (Phoca Groenlandica)

Le loup-marin Harpe ou du Groenland (Phoca Groenlandica), est le plus abondant de tous les phoques qui, en nombre considérable, prennent leurs ébats sur le parcours du Saint-Laurent, à l’époque de leurs migrations. Il est connu dans ce coin du pays sous une foule de noms tels que, le Brasseux, la Pivelée, la Barre sale, la Barre noire, le Cœur marqué, etc. ; mais ces différents noms tournent sur un seul et même loup-marin, suivant son âge, sa couleur et les zébrures de sa livrée. Il est, au plus haut degré, grégaire et se meut à la fois, par centaines et même par milliers. J’en ai observé, à la Pointe-des-Monts, un troupeau qui couvrait une étendue de plus d’un mille ; il devait y en avoir des milliers.

Les loups-marins du Groenland se rencontrent ici en toute saison, mais en infiniment plus grand nombre, en hiver, particulièrement en décembre, en janvier et au commencement de février, après quoi les femelles en gestations, disparaissent et gagnent les banquises du golfe pour y mettre bas leurs petits ; ce qu’elles commencent à faire vers le 15 de février.

Comme chez le loup-marin de grève, les petits sont parfaitement blancs à leur naissance et ont un pelage soyeux d’environ un pouce de long. Si on les tue deux ou trois jours après leur naissance, leur fourrure est très belle, mais si on laisse passer plus de temps, et surtout, si le temps est au beau, le poil en tombe promptement, et la fourrure prend sa consistance et sa couleur normales. Chez l’individu âgé d’un an, le pelage devient blanchâtre sous le ventre, avec ça et là une petite tache noire d’à peu près la grandeur d’une pièce de dix sous. Ces taches ne sont pas toujours apparentes, très souvent, la couleur est uniformément d’un blanc sale. Sur le dos ils ont une large rayure de couleur grisâtre ou noirâtre.

À l’âge de deux ans, il s’opère un léger changement. Les marques se font plus nombreuses et ne disparaissent jamais ; les taches noires sont plus larges et se distribuent généralement par tout le corps. La couleur du dos n’est pas aussi foncée et uniforme. À la troisième année, les taches noires se sont tellement agrandies, qu’elles se touchent les unes les autres et forment des plaques d’environ la grosseur d’un œuf de poule ou un peu plus ; les taches commencent à pâlir et perdent leur relief.

Quelques femelles mettent bas à cet âge-là, mais le fait est rare.

À l’âge de quatre ans, on peut dire que, le loup-marin a presqu’atteint sa pleine croissance. Les deux longues raies noires, toutes spéciales, qu’ils ont sur le dos, et d’où, je crois, ils tirent leur nom, parce que leur forme ressemble à une harpe, commencent à apparaître ; les autres taches s’éclipsent graduellement à mesure que ces deux raies se font plus distinctes et s’accentuent jusqu’au temps, peut-être l’âge de neuf ou dix ans, où toutes deux et partie de l’occiput et du museau sont devenus noires et que le reste du corps est absolument blanc. Après avoir nourri son petit pendant à peu près trois semaines, la femelle le laisse aller à son corps défendant, et, chose étrange, le petit ne semble pas du tout disposé à se jeter à l’eau.

À ce moment-là, la femelle a perdu l’énorme couche de gras qu’elle avait avant de mettre bas, et se jette à l’eau pour se refaire pendant quelque temps, après quoi à certains intervalles, elle reprend la glace ; mais au 20 mars, elle réapparaît près de la rive pour manger avec voracité. Son principal aliment est le capelan ou le hareng, mais elle ne dédaigne rien, dragonets, plies, crevettes et autres menus fretins, qu’elle avale indistinctement. J’ai même trouvé dans l’estomac de quelques-unes, des restes de saumon et d’aiglefin de Norvège, Sebastis norwegicus.

Ces loups-marins ne laissent pas tous la glace au même moment ; quelques-uns y demeurent jusqu’à la mi-avril et peut être, dans quelques cas, un peu plus tard ; je ne crois pas cependant qu’ils s’y attardent beaucoup au-delà de cette période car c’est la saison où ils s’accouplent. Chez eux, la durée de la gestation est à peu près la même que chez le loup-marin commun, c’est-à-dire environ neuf mois. Comme chez ce dernier aussi, la femelle ne met bas qu’un seul petit, ce n’est que dans de rares circonstances, dont quelques-unes à ma connaissance personnelle, qu’elle a des jumeaux. Dans un cas, j’avais tué une femelle qui portait deux petits.

Les mâles de cette espèce se battent férocement entre eux, et portent nombre de cicatrices provenant de coups de dents et de griffes qu’ils se sont infligés. Ils semblent ne pas posséder le sens de l’odorat, ou, s’il existe, il n’est pas très développé. À leur poursuite, en excursion de chasse, j’en ai vu fréquemment, surgir à la surface de l’eau, à cinq ou six verges de nous, et sous le vent par rapport à nous, puis tant que nous ne bougions pas, ils ne s’occupaient pas le moins du monde de notre voisinage. Au moindre bruit, cependant, ils disparaissaient, mais pour remonter un peu plus loin, s’ils n’étaient pas trop effarouchés, ou si au préalable, on n’avait pas tiré sur eux.

Une fois effarouchés, ils ne se remontrent qu’à de lointaines distances, et très souvent restent de quinze à vingt minutes sous l’eau. Lorsqu’ils sont blessés d’une balle ou avec de la chevrotine, à moins de l’être mortellement, ils fileront bien loin ; mais si c’est avec du petit plomb comme le numéro A, ils reviennent bientôt à la surface. La seule façon dont je peux m’expliquer la chose, c’est que le sang, ne s’échappant pas facilement du petit trou fait dans l’épaisseur de leur peau, il se forme un caillot interne, et le gonflement bientôt les suffoque ; tandis que, causée par une balle ou de la chevrotine, la blessure est grande et saigne facilement, ce qui gêne infiniment moins leur respiration.

En juillet, août, septembre, octobre et novembre, ils ne sont pas aussi nombreux, mais, comme je l’ai déjà dit, on en voit toujours quelques-uns tout le long de l’année.

Des spécialistes et des chasseurs m’ont dit que les femelles ne mettaient bas que tous les deux ans. Je suis porté à mettre cette assertion en doute, basée, qu’elle est sur le fait que l’on a tué en hiver des femelles adultes qui n’avaient pas de petits. J’en ai souvent tué moi-même, et je ne considère pas ce fait comme concluant, attendu qu’on peut l’observer, non dans la même mesure peut-être, chez tous les mammifères.

D’après des observations très suivies au cours de plusieurs années, j’ai constaté que mâles et femlles étaient proportionnellement en nombre à peu près égal, si j’en juge par le nombre de ceux qui sont abattus annuellement à la Pointe-des-Monts, environ 350 en moyenne, où on les tua à l’eau. Naturellement, lorsque les chasseurs les tuent sur la glace en février et en mars, ce sont les femelles qui forcément domineront.

Le loup-marin de cette espèce et le loup-marin commun n’ont que deux mamelles et non quatre comme quelques gens l’ont erronément supposé.

Le loup-marin harpe a six incisives supérieures, quatre inférieures, quatre canines et dix molaires à chaque mâchoires.

La longueur d’un loup-marin harpe, à sa pleine maturité, est d’environ sept pieds, et son poids est de trois cents livres, s’il est en bonne condition ; là-dessus, il y a près d’une bonne moitié de gras, tout pur. Une fois, j’en tuai un qui donna dix-huit gallons d’huile ; mais c’était là un rendement beaucoup au-dessus de la moyenne.

Pour les initiés, la chasse au loup-marin est un sport qui fascine, en dépit des nombreux dangers qu’il offre, ce qui au dire de quelques chasseurs, ne fait que lui donner plus de piquant. Au large de la Pointe-des-Monts, où j’ai fait la plus grande partie de mes chasses pendant quelques années, nous abattions la plupart de nos loups-marins en eau claire. Cependant, de temps à autre, il nous arrivait d’en tuer sur la glace.

Tout l’équipement qu’il nous fallait consistait en un léger canot de bois ou d’écorce, de quatorze pieds de long, trois avirons de bois franc, dont un de réserve au cas d’accident, un harpon avec un manche léger, long de huit pieds, muni de trois ou quatre brasses de corde d’un quart de pouce, un croc non barbelé, fait d’une barre ronde d’acier de trois-huitième de pouce, fortement recourbée avec longue tige et pointe effilée, et deux brasses de corde, un fusil à gros canon, calibre 10, ou plus lourd, au goût du tireur, et des cartouches chargées de plomb SSG jusqu’à A. Certains fusils répondent mieux avec des plombs de dimensions intermédiaires, telles que les AAA ou les AAAA, et comme la pénétration du projectile doit être assurée, il importe toujours d’en faire l’épreuve.

Lors de mon premier hiver de chasse, je me servis d’abord d’un fusil à deux coups, jauge 10, mais ensuite je donnai la préférence à un fusil à un coup de 8 de jauge ; j’avais en même temps, une carabine. Cet hiver-là, je fis plus que doubler la capture des gens pour qui la chasse est un métier régulier.

En temps calme ou de beau temps, les loups-marins sont plutôt craintifs. Alors je me servais avec avantage de la carabine, à des distances variant de cent à trois cents verges. On regarde comme excellent un coup de fusil tiré à trente-cinq ou quarante verges, et, à trente verges, sur un gros loup-marin, c’est suffisamment loin.

Il est surprenant de voir la quantité de plomb que ces animaux-là peuvent supporter. Un loup-marin bien touché, ne fait pas de fracas à la surface de l’eau, très souvent il restera un instant, la tête hors de l’eau, exactement comme il était avant le coup de fusil. Puis, graduellement il tombera à la renverse en flottant sur un côté, ou comme dans quelques cas, le dos à l’air, et la tête et les nageoires sous l’eau. Il faut faire de suite force avirons du côté du loup-marin, le harponner à la tête ou aussi près que possible de la tête, car il arrive de temps à autre que l’animal n’a été qu’étourdi par le coup et qu’il peut se remettre.

Des canots ont déjà été culbutés sans dessus dessous par des loups-marins blessés. Parfois l’un d’eux, blessé, essaye de monter dans le canot, qu’il prend tout probablement pour un morceau de glace. D’autres, quand ils sont blessés, mordront au harpon, au canot, à tout ce qui se trouve à leur portée.

Si la blessure est légère, le loup-marin disparaît aussitôt d’un seul plongeon ; ce sont de rapides nageurs, et les « harpes » restent ordinairement de dix à quinze minutes sous l’eau. Si, au contraire, la blessure est sérieuse, il peut disparaître et rester aussi longtemps sous l’eau, mais ne va pas très loin ; apparemment il descend au fond pour s’y rouler. En revenant à la surface, il a généralement la tête enflée, le museau droit en l’air et les yeux complètement clos ; et s’en va flottant comme une bouteille. On doit alors les approcher de très près pour les finir, car s’ils sont en mauvais état, ils coulent très vite dans cette position. Le loup-marin harpe a des traits caractéristiques qui permettent de le distinguer d’avec d’autres espèces, et d’agir en conséquence. L’un de ces traits est l’habitude qu’il a de nager sur le dos avec seulement le bout du museau et la gorge à l’air, et de temps à autre une partie de la poitrine hors de l’eau. Des bandes entières avanceront parfois de cette façon, en faisant du dix ou douze milles à l’heure. Il est inutile alors de faire le coup de feu sur eux, car ils n’exposent aucune de leur parties vitales. Le moindre bruit, un coup de sifflet, les fera quelquefois dresser la tête et offrir une bonne cible. Un autre de ses traits caractéristiques est de sauter et plonger trois ou quatre fois au même endroit, de se jeter la tête en arrière et de souvent replonger dans cette attitude. Ce qui les amuse est de suivre le sillon d’un canot ; naturellement, on profite de l’occasion.

Quand un loup-marin a été vu, on dirige le canot vers, mais sans le dépasser, l’endroit où il a paru. Le canot doit alors virer de bord et aller lentement de reculons, avec le tireur ayant l’œil au sillage du canot, parce qu’il y a chance que le loup-marin y reparaisse. S’il est proche, tout mouvement est interdit ; il regardera un instant, puis replongera pour réapparaître un peu plus loin, ou ce qui est possible au même endroit, s’il n’est pas effarouché. Pendant ce temps-là, le chasseur a épaulé son arme, visé et tiré.

Quand le loup-marin harpe se trouve sur un morceau de glace, de petite dimension, il est très farouche mais lorsqu’il est sur un grand champ de glace, on peut, en marchant, facilement l’approcher. Le meilleur temps de lui faire la chasse est à bonne heure le matin lorsqu’il fait très froid. À ces moments-là, il vient plus près du rivage, en quête de nourriture et la vapeur dense qui surgit de la surface de l’eau le rend moins défiant. Il faut alors se vêtir aussi légèrement que possible, autant que la chose est compatible avec la température, et se couvrir d’un long et léger pardessus de coton blanc. La seule manœuvre du canot est un exercice qui suffit à entretenir la chaleur du corps, et la légèreté des vêtements favorise une plus grande rapidité de mouvements, ce qui est souvent nécessaire, non seulement pour le tir, mais aussi en cas de mésaventures.

Les dangers de la chasse au loup-marin harpe, sont, de se faire chavirer par l’animal blessé, ou, s’il est abattu, de renverser, en le halant à bord du canot, d’être mis en pièces par les glaçons en mouvement, ou de rester pris dans une étendue de glaces et de neige, de passer à travers la glace en y marchant, d’attraper des engelures, sans compter les dangers qui accompagnent la manipulation des armes à feu, et de plus, le risque d’être atteint par des grains égarés de plomb SSG, venant d’un autre canot.

Je n’ai pas eu connaissance d’un seul accident à la Pointe-des-Monts, mais je sais que des chasseurs ont été blessés.

Il faut aussi faire soigneusement attention au temps, afin d’éviter de se faire surprendre par quelque tempête de neige ou quelqu’ouragan.

Ainsi donc, le lecteur peut voir que le sport offre une foule d’aspects variés qui le rendent intéressant mais obligent d’avoir l’œil ouvert.

L’un de mes jeunes frères et son associé, Chouinard chavirèrent en canot, il y a quelques années, à la chasse au loup-marin à deux milles au large de la Pointe-des-Monts. Ce fut par pur hasard qu’ils purent se sauver, leur canot ayant dérivé dans la direction d’un glaçon, sur lequel ils réussirent à grimper. Ils purent vider leur canot, et s’en revinrent au plus coupant à terre. Ils ne se portèrent pas plus mal de leur trempée, mais mon frère y avait perdu tout son équipement, y compris mon vieux « Grenner » de 8 de jauge, le Old Sure Kill, que je lui avais prêté pour l’hiver. Je pense souvent à ce vieux fusil et au sport qu’il m’avait procuré, mais, hélas ! comme McGinty, il repose aujourd’hui au fond de la mer.

À raison du bas prix de l’huile de loup-marin aujourd’hui, les chasseurs ne se livrent plus, comme spéculation, à la chasse du loup-marin en hiver. Il paraît aussi qu’il y a grande diminution dans le nombre de loups-marins harpe dans le Saint-Laurent. Le plus loin à l’ouest qu’il remonte le fleuve est vers la Malbaie. J’y en ai vu encore l’année dernière (1908).

Le loup-marin de grève (Phoca Vitulina)

Après le harpe vient en importance et comme nombre, le loup-marin de grève ou loup-marin commun (phoca vitulina), ou comme les naturels l’appellent, le loup-marin d’esprit. Les loups-marins de cette espèce sont assez communs dans le Saint-Laurent, surtout dans les estuaires de la plupart de nos grandes rivières, ou aux environs ; deux raisons expliquent pourquoi ils fréquentent ces endroits : premièrement, ils vont déposer leurs petits sur les nombreuses battures et sur les barres de sable qui se forment invariablement à l’embouchure de ces rivières, et, deuxièmement, pour s’y nourrir ; les quantités innombrables de menu fretin, qui en descendant avec le courant, tels que jeunes truites, saumoneau (grilse), saumon, éperlan, petite morue, etc., leur sont une proie facile. Règle générale, ils se tiennent près des grèves ; on en rencontre bien rarement au large. Ils ont le sens de l’odorat très fin, plus fin que chez tout autre loup-marin connu ; si les autres ont ce sens-là aussi développé, il n’en paraît tout de même rien. Cette faculté explique la distinction qu’en font les Sauvages, « le loup-marin d’esprit. »

À l’exception des jeunes, ils sont très farouches et difficiles à chasser ; jamais ils n’exposent plus qu’une petite partie de la tête quand ils sont à l’eau. Il faut aussi faire bien attention, quand on s’en approche, de se mettre du côté opposé du vent ; tandis qu’eux, de leur côté, ils s’efforcent continuellement de se tenir sous le vent venant du côté du chasseur. Durant les mois d’été ils iront très souvent grimper sur le haut d’une roche solitaire ou d’une grosse pierre où ils restent pendant des heures à se chauffer au soleil. Dans les endroits où occasionnellement on leur tire dessus, ils ne montent jamais sur la grève, et ils ne s’approchent même pas du rivage, à moins que le vent ne souffle au large, parce qu’alors ils flaieront bien vite la présence de l’homme, même à deux ou trois cents verges de distance.

La durée de la gestation est probablement d’environ neuf mois. Je ne puis cependant l’affirmer positivement, car je n’ai jamais eu l’opportunité de m’en assurer, mais je suis porté à croire qu’il en est ainsi, attendu que les femelles se rendent à l’appel clairement lancé du mâle, en septembre.

Elles mettent bas en juin et juillet, mais la plupart du temps en juillet. Les petits sont parfaitement blancs à leur naissance ; cependant, quelques minutes après, à la chute de ce premier poil, ils prennent leur vrai pelage et sa couleur ; celle-ci est blanchâtre au-dessous du corps et bien tachetée de noir et de blanc sur le dos. Au bout de deux ou trois semaines ils sont laissés à leur pleine liberté. Ils sont très gras et donnent en moyenne environ deux gallons d’huile ; plus de la moitié de leur poids consiste en gras.

Cette couche de graisse disparaît bientôt cependant, et vers la fin de juillet ou à bonne heure en août, il ne leur en reste pas plus que quatre ou cinq livres. C’est alors qu’ils ont un appétit vorace, et se font une nouvelle couche de graisse suffisante pour les protéger contre les froids d’hiver.

Les loups-marins de grève n’émigrent pas, mais séjournent au pays hiver et été. Ils ne vont pas, en bandes, et dans les eaux libres, on les rencontre rarement en grand nombre à la fois, tout au plus parfois, se trouvent-ils trois ou quatre ensemble. À l’époque de la parturition, ils se rassemblent sur les bancs de sable ou sur des îlots de roches. Beaucoup se groupent pour se reposer et se chauffer au soleil, et pour peu qu’on les dérange, ils se dispersent.

Contrairement aux autres loups-marins, ils semblent se plaire dans l’eau douce, remontent les rivières sur de longues distances, et parfois franchissent des forts rapides. Sur la Bersimis et sur la Moisie, et particulièrement sur la Bersimis, j’en ai vu à cinquante milles en haut de la rivière.

J’en ai vu un à deux milles plus haut que Trois-Rivières dans le Saint-Laurent vers la fin de septembre 1891. J’ai lu quelque part qu’en une ou deux occasions, on avait capturé près de Montréal des loups-marins qui, je n’en ai pas douté, devraient appartenir à cette espèce. Le harpe entrera par hasard dans l’embouchure de quelque grande rivière, mais ne s’y attarde pas ; il en repart à la marée baissante. Je suppose que c’est sa familiarité avec les herbes et plantes d’eau douce qui fait que le loup-marin de grève se méfie si peu des filets. On en prend beaucoup plus au filet qu’on en tire au fusil. Depuis que leur peau accuse une hausse de prix, ils sont bien plus recherchés des chasseurs.

On en capture environ trois mille annuellement, aujourd’hui, le long de la côte du comté du Saguenay, mais il est fort douteux qu’ils puissent résister bien longtemps à pareilles entamures. Dans leur cupidité, les chasseurs en tuent inutilement grand nombre à l’eau et pour peu qu’ils soient gras, les loups-marins coulent à pic au fond comme des cailloux. Les vrais chasseurs de profession ne les tuent jamais au fusil, excepté dans les endroits où le fond de l’eau est parfaitement visible, et permet d’en retirer le loup-marin au moyen de harpons à long manche. À l’eau salée, si l’animal est en bonne condition, il flotte.

Pour la chasse de ce loup-marin, l’équipement est le même que pour le harpe, pourvu qu’on ait le soin de faire que la couleur de l’accoutrement et du canot se fonde avec celle des environs. On se sert aussi de plomb beaucoup plus petit, de préférence le numéro un et le numéro deux, ce qui donne meilleur résultat ; outre cela, la chose est absolument nécessaire, attendu que la partie du crâne qui se trouve exposée, ne mesure qu’environ un pouce.

Traits caractéristiques de ces loups-marins, c’est qu’ils nagent à la façon des chiens et que, si quelque chose les effraie, ils font des sauts de six ou sept pieds hors de l’eau. Les femelles avertissent invariablement leurs petits, s’il y a danger, à l’eau, en leur sautant sur le dos pour les enfoncer sous l’eau ; toutes les histoires qu’elles prennent leur petit dans leur gueule, comme font les chiennes et les chattes, sont absolument sans fondement. Quand elles se chauffent au soleil, sur un rocher ou une batture, à l’approche d’un danger, elles pousseront du museau leur petit à l’eau.

Le meilleur temps de l’année de leur donner la chasse est l’été depuis juillet jusqu’à fin octobre. En d’autres temps, s’il y a des glaces, leur finesse d’ouïe les rend à peu près inabordables. Entre le canotier et le chasseur partis pour leur faire la chasse, on ne se dit pas un mot. Un seul mouvement de la tête ou de la main, ou une légère vibration du canot suffisent à attirer leur attention. Quand le loup-marin se trouve près, seul le timonier doit ramer, mais tout le temps sans sortir son aviron de l’eau. Comme l’animal est très curieux, rarement il s’enfuit au premier aspect d’un danger ; il tentera plutôt de flairer ce qui lui apparaît.

Je me suis beaucoup amusé un jour à Petit Métis à examiner un loup-marin de grève âgé d’un an qui jouait avec une bouteille vide qu’avait jeté par-dessus bord un des passagers du yacht Swallow. j’avais ma carabine et j’attendais que la bouteille fût assez éloignée pour tirer au moment opportun.

Pendant que j’étais ainsi occupé, je vis surgir, à environ trente verges de la bouteille un autre loup-marin qui, les yeux fixés dessus, flairait. Il plongea et reparut plus près de la bouteille, en faisant les mêmes gestes ; il replongea et revint à la surface à côté de la bouteille en faisant éclabousser l’eau. Il sauta par-dessus et la poussa de son museau en voulant apparemment l’envoyer au fond ; ce fut alors que je coupai court à ses jongleries ; je lui envoyai une balle et je le manquai.

Je ne pouvais m’imaginer ce qui le faisait agir de la sorte, mais l’un des passagers du yacht prétendit que la bouteille devait sentir le « Kilmarnock »— je ne peux pas me porter garant du fait.

Des chasseurs habiles, se couchant sur les rochers ou les barres de sable que ces loups-marins fréquentent, peuvent les attirer en imitant leurs appels et leurs mouvements. Quand le truc est bien exécuté, que le chasseur s’est enveloppé d’une peau de loup-marin, et qu’il a tenu compte de la direction du vent, ils surgiront à quelques pieds. C’est à l’aube le meilleur temps de faire cette sorte de chasse. Pour démontrer avec quel naturel on peut imiter un loup-marin, je suis en position de pouvoir dire que l’Indien lui-même, tout exercé qu’il soit, s’y laisse prendre. Pendant que nous demeurions à Mingan, Natsishouk « celui qui nous regarde dans l’œil », chef dans cette localité reçut un coup de fusil et faillit être tiré par un autre Indien, en faisant ainsi son loup-marin sur un rocher. Il fut si gravement blessé qu’il en eut pour six mois au lit.

Je trouve très intéressante la chasse au loup-marin de grève, d’autant plus intéressante qu’on peut s’y livrer durant la saison la plus belle de l’année, et dans des affûts à l’abri. Le novice peut éprouver des désappointements pour commencer, mais il lui faut ne pas oublier que tous les sports se ressemblent sous ce rapport.

On tire bien rarement à la carabine sur cette espèce de loup-marin, excepté à de longues distances. Ce loup-marin arrivé à sa taille, mesure environ cinq pieds de long et pèse environ cent-cinquante livres, plus ou moins, suivant sa condition. Sa chair est fort estimée des naturels, tandis que d’autres en préfèrent le foie, goût que je partage. Chez les autres espèces, le foie est de même très mangeable, et n’a rien de dangereux, comme quelques-uns l’affirment erronément ; le cœur est aussi considéré comme un morceau délicat. Les indigènes utilisent l’estomac et l’œsophage comme récipients imperméables pour différentes fins ; ils y mettent de l’huile, de la mélasse, de la poudre, etc. On les lave et on les gratte d’abord, puis on les souffle, et on les met sécher ; après quoi, ils sont à point pour ce que l’on en veut faire. L’estomac d’un gros loup-marin de grève peut contenir un gallon impérial, mais j’en ai vu qui provenaient de plus gros loups-marins, et qui pouvaient contenir de cinq à six gallons.

Le loup-marin hippocéphale (Halichœrus Grypus)

Les loups-marins de cette espèce sont, il est à présumer, nommés ainsi de ce que leur tête a quelques traits de ressemblance avec celle du cheval, chose que l’on remarque surtout chez les vieux mâles. Ils sont presqu’aussi gros que les loups-marins mitrés. Voici, comme suit, la mesure de deux adultes qu’un jour j’abattis : un mâle, en juillet 1898, mesurant sept pieds et dix pouces du museau au bout des nageoires (flippers) ; quatre pieds et sept pouces de ceinture, et, tout en mauvaise condition qu’il était, pesant 374 livres ; une femelle avec son petit, abattue le 26 octobre 1901, à Manicouagan, en me rendant en canot à Tadoussac. Elle mesurait sept pieds et quatre pouces et pesait, au jugé, environ 500 livres. Le jeune avait environ deux pieds et demi de long, était arrivé à pleine maturité, ce qui indique que ces animaux ont leurs petits à l’automne et non au printemps comme les autres espèces. La couleur du petit était la même que celle de la plupart des autres, blanc jaunâtre.

L’estomac de la femelle regorgeait d’éperlans et de carrelets, mais je suppose que c’était dû à l’abondance de ces petits poissons, plutôt qu’à son goût particulier, parceque dans d’autres spécimens, j’ai trouvé une masse alimentaire plus variée. Quand ils sont en quête de nourriture près des endroits rocailleux, leurs principaux aliments sont les dragonets (sculpins), les anguilles de roche et les sucets. En juin et juillet cependant, ils se montrent difficiles à l’article de la nourriture et s’incorporent du saumon, mais pas toujours le saumon qu’ils attrapent eux-mêmes. Celui que je tuai en juillet 1895, avait braconné pendant plus d’une semaine, dans un filet appartenant à mon frère, en passant maintes fois à travers les mailles. Mon frère lui avait plusieurs fois lancé des plombs, à de longues distances, pour le mettre en fuite, mais il revenait toujours au filet. Je lui coupai le fil de l’existence à cent cinquante verges avec une Winchester Express.

Ces hippocéphales ne semblent pas du tout redouter les filets, et à Manicouagan, ils sont la terreur des chasseurs du loup-marin de grève ; ils passent à travers de gros filets comme si c’était une toile d’araignée. Heureusement pour les pêcheurs de saumon et de loup-marins, ils ne sont pas très nombreux ; il y en a cependant quelques-uns tout le long de la côte et autour de l’Île d’Anticosti. Leur principal rendez-vous est aux îles Mingan, aux îles Cawee et aux battures de Manicouagan. Mais ils s’en vont rôder beaucoup plus loin à l’ouest, car, à bonne heure en octobre 1886, je tirai une femelle de deux ans à la Batture aux loups-marins, près des Piliers, à 45 milles en bas de Québec.

Ils ne sont pas assez nombreux, en quelque partie que ce soit de la province de Québec, pour avoir une importance commerciale. Monsieur J. Thibault, de Manicouagan, m’a assuré en avoir tué, en cet endroit, un, qui mesurait neuf pieds de long. Ils sont très violents, et se battent férocement entre eux pour une simple place sur une roche ou une batture. On trouve souvent parmi eux des loups-marins de grève, mais ceux-ci se tiennent à distance respectueuse. Excepté très tard dans la saison, vers octobre, il est bien difficile de rattraper ces loups-marins, car une fois mortellement blessés, il coulent au fond de l’eau comme des caillous. La seule chance qu’il y ait de les rejoindre est quand l’eau est basse et que le fond est visible. Ils aiment beaucoup se tenir au pied des falaises ou de rochers abrupts, quand le temps est à la tempête ; la mer écumante semble les amuser, alors qu’on s’attendrait les voir, à chaque instant, lancés et mis en pièces sur les rochers.

En général, ils s’enfoncent pour de longues périodes sous l’eau, et, de retour à la surface, ils ne se montrent que la tête pour deux ou trois minutes. Aucune démonstration quand ils plongent ; ils ne montrent jamais le dos comme d’autres loups-marins, mais disparaissent en se laissant glisser comme entraînés par leur propre poids.

Ils ne sont généralement pas l’objectif particulier d’une chasse, excepté lorsque des pêcheurs veulent se venger des dommages causés à leurs filets, ou quand on est à la recherche de spécimens pour les musées. J’en ai tué un il y a quelques années pour le Smithsonian Institute.

Le plus sûr moyen de les prendre est le camouflage ; on les attire près des battures en imitant leurs allures et leurs mugissements. Il faut employer du gros plomb ou la balle, et profiter d’une tempête ; c’est le meilleur temps. Avec ces procédés, il faut opérer avec grand soin, car ils ont l’odorat très fin. Quand le truc est bien exécuté, les loups-marins viendront sûrement sur la batture pour disputer la place aux occupants.

Leur couleur varie beaucoup suivant l’âge. Les adultes ont parfois tout le dos noir avec des taches moins foncées sur les flancs. Ceux de l’année sont jaunâtres avec des taches légèrement grisâtres sur les flancs et sur le dos.[1]

Le loup-marin mitré (Cystophora Cristala)

C’est le plus grand de nos loups-marins, d’après mes observations personnelles, et le monarque de la bande.

Malgré qu’on en rencontre des représentants en toutes saisons, dans le Saint-Laurent, le printemps est la saison durant laquelle il est en plus grande abondance. Pendant mes années de chasse au loup-marin à la Pointe-des-Monts, il en apparaissait quelques petites bandes, vers le 20 mars ; elles se faisaient de plus en plus nombreuses jusqu’à la même date en avril ; alors elles commençaient à se disperser ; quelques-unes prenaient la direction de l’ouest jusqu’à Tadoussac.

En mai, on en tuait un bon nombre aux environs des Escoumains ; plus tard, ces loups-marins s’éparpillaient sur toute l’étendue du Saint-Laurent. Leurs endroits favoris étaient autour du Bic, de Manicouagan, et des eaux tumultueuses de la Pointe-des-Monts. Je tuai cinq femelles en une journée, le 6 avril 1882, sur les battures de Manicouagan. Trois d’entre elles appartenaient à la variété appelée « noires », désignation qui n’est due qu’à l’âge ; les jeunes ont toujours une couleur plus claire. Les loups-marins de l’année ne portent pas de taches, mais ont une bande noire sur le dos, avec les flancs et le ventre de couleur jaunâtre. Les petits ne naissent pas blanc, comme d’autres espèces, mais portent sur le dos et les côtés une bande grisâtre, avec le ventre jaunâtre. Un fœtus enlevé à une femelle que je tuai le 14 novembre 1893, et qui pouvait avoir six mois, exhiba les mêmes nuances. Le poil n’avait pas cependant la finesse de celui du harpe ou du loup-marin de grève. En 1878, une femelle mit bas sur la glace entre Godbout et la Pointe-des-Monts, vers le 20 février, et le petit était comme celui que je viens de décrire. Quand on le trouva, il avait un ou deux jours.

Ces loups-marins mettent régulièrement bas sur la glace dans le golfe, et tous ceux ou presque tous ceux qui apparaissent au large de la Pointe-des-Monts au mois de mars, sont des femelles qui ont déjà eu leurs petits, comme l’indiquent leurs mamelles remplies d’un lait qui est alors encore abondant. Elles sont efflanquées, et leur estomac et leurs intestins se sont rétrécis et tordus.

Ce qu’elles veulent en venant à terre, c’est de manger ; ce qu’elles font avec voracité. Leur nourriture consiste principalement en capelan, carrelet, dragonet (sculpin), hareng, une sorte de petite crevette, aiglefin de Norvège, etc. Avec une alimentation aussi variée que libérale, elles se font du gras au taux d’un pouce par semaine.

Les mâles seuls ont des crêtes qui une fois gonflées, leur donnent un aspect formidable. Ils sont très vindicatifs et n’hésitent pas, une fois blessés, à se ruer sur le chasseur, qu’il soit sur la glace ou dans son canot. Pesants, comme ils sont, et obstinément attachés à la vie, ce ne sont pas des adversaires à mépriser. Les femelles attaqueront bien rarement un chasseur dans son canot ; cependant, je me suis laissé dire qu’une femelle tuée avec son petit, près d’ici (Godbout), devint très furieuse et attaqua les chasseurs immédiatement. Je n’ai jamais vu de femelle sur la glace avec son petit, de sorte que je ne puis affirmer rien de positif à ce sujet. Sur l’assez joli nombre de femelles, environ cent vingt, que j’ai abattues à l’eau, il n’y en a eu que trois ou quatre qui m’ont sérieusement menacé.

La longueur d’un mâle adulte est de huit à neuf pieds, si j’en juge par quelques-uns que j’ai tués ; mais mon frère Edmond, qui était un chasseur de profession de loups-marins, prétend en avoir tué un qui avait onze pieds et quatre pouces de longueur. Quoiqu’il ne fut pas bien gras, il rendit cinq cent-vingt livres d’huile. Les deux plus gros que j’ai jamais tués pesaient environ mille livres, à en juger par la quantité d’huile qu’ils produisaient ; mais celui de mon frère devait bien peser dans les douze cents livres.

Ces loups-marins sont dans leur état le plus florissant, en décembre, quand ils se mettent à grimper sur les glaces près de l’embouchure de nos grandes rivières, telles que la Bersimis, la rivière aux Outardes et la Manicouagan, et qu’ils se laissent emporter à la dérive avec elles pendant bien des jours, cela sans manger.

Ici, on ne se sert pas de plus petit plomb que le S. S. G. pour leur faire la chasse, et la distance de vingt verges est une bonne portée. On ne les vise jamais au museau ou quand ils font face au chasseur, à moins que la tête soit assez haute au-dessus de l’eau pour dégager la gorge. Un coup de fusil sur le côté ou sur le derrière de la tête est ce qu’il y a de plus sûr. En temps calme ou chaud ils s’étendent de toute leur longueur à la surface de l’eau, en ayant l’air de dormir. J’en ai souvent approché qui étaient dans cette position, à quelques pieds seulement. D’autres dormiront, ou du moins fermeront les yeux, en prenant une position perpendiculaire ; c’est alors qu’ils se prêtent aisément et sûrement à un coup de fusil. Quelques-uns, à la seule vue d’un canot, se précipiteront à sa rencontre, en faisant entendre des ronflements et jaillir l’eau, et ne s’arrêtent que lorsque l’on tire dessus. Voilà la sorte de loups-marins dont il faut se garer.

Il est vraiment surprenant de voir avec quelle agilité cette masse de gras et de chair se meut parfois. Quand le temps était au beau, j’ai fréquemment calculé le temps qu’ils restaient sous l’eau, et, montre en main, j’ai trouvé que c’était de vingt à trente minutes. Pour être plus précis, le temps le plus long que j’ai pu établir a été vingt-sept minutes.

Quand un gros mitré ou crêté a été abattu, deux canots se mettent ensemble pour le remorquer à terre, ou sur un glaçon du voisinage, où on le hale par les crochets d’acier ; on lui enlève le gras et la peau tout d’un morceau et l’on jette la carcasse au rebut. S’il y a long à faire pour le traîner en remorque, on pratique une petite ouverture dans la poitrine que l’on gonfle d’air en soufflant dedans ; de sorte qu’il y a moins lourd à traîner et moins de danger de le perdre, si, par accident, le crochet perdait prise.

Il y a quelques années, plusieurs goélettes appareillaient de Natashquan et de la Pointe-aux-Esquimaux, pour donner la chasse au loup-marin. Certains de leurs capitaines me dirent que lorsque de gros mitrés étaient signalés, sur des glaces en dérive, ils ne tentaient jamais de les approcher en canots ou en petite chaloupe à fond plat, mais qu’ils faisaient voile directement sur eux avec la goélette. Cinq ou six des chasseurs se portaient alors, à l’avant, et, au moment où l’attention des loups-marins était attirée par les grandes voiles au-dessus d’eux, ils leur tiraient toute une bordée à dix ou quinze verges de distance.

Depuis quelques années, je n’ai pas eu beaucoup de temps à donner à la chasse du loup-marin, mais j’ai appris de plusieurs, que le loup-marin mitré avait notablement diminué en nombre, près de la Pointe-des-Monts, par suite, croit-on, de la quantité détruite dans le golfe, par des bateaux à vapeur de Terreneuve, qui y font maintenant la chasse au loup-marin. Je regretterais beaucoup de les voir disparaître de nos eaux, parce qu’ils ont du courage et de la bravoure, et, dans mon opinion, comme gibier, ils l’emportent de beaucoup sur tous les ours noirs que j’ai pu rencontrer.



  1. Depuis que ceci a été écrit, une femelle de grande taille de cette espèce a été tuée à la Baie des Anglais, à Manicouagan, le 16 octobre 1908. M. D. Malouin, qui l’a abattue, dit que le fœtus avait environ trois pieds de long, et que la mère mesurait huit pieds. Cette femelle a produit vingt-deux gallons d’huile, ce qui, à raison de douze livres de gras au gallon, donnerait 264 livres. En jugeant d’après les proportions ordinaires des loups-marins en bonne condition, on aurait donc 600 livres ou environ, comme poids total de l’animal. La peau que j’ai pu voir une semaine plus tard, était presque noire sur le dos ; celle du fœtus était d’un blanc jaunâtre.