La vie et le sport sur la Côte Nord du Bas Saint-Laurent et du Golfe/13

La vie et le sport sur la Côte Nord du Bas Saint-Laurent et du Golfe (Life and sport on the north shore of the lower St. Lawrence and gulf, 1909)
Traduction par Nazaire LeVasseur (1848-1927).
Garneau (p. 74-77).

Le Pékan. Marte à fanon

(MUSTELLA PENNANTI)



PARMI les animaux à fourrures que nous trappions, comptons celui-ci ou, comme quelques-uns l’appelaient, le pêcheur (Fisher). Pourquoi ? Je ne peux pas me l’imaginer, car je ne l’ai jamais vu happer le poisson, ni ai-je jamais entendu dire qu’il en prend. Je sais, toutefois, qu’il mange du poisson, car nous avons constaté assez souvent qu’il volait le poisson que nous mettions comme appât à nos attrapes à vison et à marte.

Il se nourrit naturellement de viande et, quand il peut en attraper, ce qu’il préfère est surtout la viande de porc-épic dont il est le mortel ennemi. Chose très étrange, c’est que les barbes du porc-épic ne paraissent pas le gêner le moins du monde.

Quelques années après m’être mis à trapper, je pris un gros pékan, un mâle, dont le corps, je peux le jurer, était hérissé de plus de deux cents piquants, et dont il n’avait pas l’air de se sentir incommodé. Le fait me parut si extraordinaire que je l’examinai de très près pour voir si je ne lui découvrirais pas quelque pustule ou enflure ; il n’y en avait pas. L’animal était gras et en excellente condition.

Pas du tout satisfait de ce cas particulier je résolus de poursuivre cet examen sur tous les spécimens qu’il m’arriverait de prendre. À partir de ce moment-là, je frappai et tuai une quarantaine de pékans qui tous, sans en ressentir de conséquences, avaient le corps lardés de piquants. J’ai, en différentes occasions rapporté ces faits-là à quelques-uns de mes amis, mais à tout coup, je croyais apercevoir un sourire qui semblait dire : « Encore une de ces histoires à dormir debout ! » (a fish (er) story).

Pour faire corroborer ces faits par des autorités en la matière, j’envoyais, il y a plusieurs années, des spécimens en chair et en os au Dr  C. Hart Merriam, célèbre naturaliste, aujourd’hui[1], chef de la section biologique du Smithsonian Institute, à Washington, D. C. ; lui aussi confirma ce que j’avais constaté.[2]

Ces animaux voyagent en bandes pour leurs migrations, mais une fois, fixés quelque part, on les trouve généralement isolés. Ils préfèrent les régions montagneuses, les ravins, et les coteaux bien boisés, tout juste les endroits que le porc-épic recherche.

Antérieurement à 1865, dans la chaîne de montagnes connue sous le nom de Monts Sainte-Anne, sur la rive sud du fleuve Saint-Laurent, entre Gaspé et la ville de Rimouski, le porc-épic abondait, et constituait partie de l’approvisionnement de viande fraîche de bon nombre des habitants, fort éparpillés alors, de la région. Un nommé Dugas, trappeur et cultivateur tout ensemble, me dit que souvent il tirait six ou sept porcs-épics dans une journée de chasse, et de cent à cent-trente en une seule saison. En 1865, grandes migrations de pékans dans la région ; deux ans plus tard, tous les porcs-épics avaient été exterminés. La même chose s’est produite sur la Côte Nord durant ces dernières années.

Dans les premiers temps que je faisais la trappe, rare était la capture d’un pékan, et j’ai connu de vieux trappeurs qui n’en avaient jamais vus vivants. En ces temps-là, le porc-épic se rencontrait en très grand nombre, principalement dans la section du pays à l’est de la rivière Manicouagan jusqu’à la tête de la rivière Sainte-Marguerite. Je mentionne ceci d’après observation personnelle. Ce n’était pas chose extraordinaire pour une famille de Sauvages de capturer de cent-cinquante à deux cents porcs-épics au cours d’un hiver. Nous aurions pu en faire autant nous-mêmes, si nous l’avions désiré, mais comme nous avions généralement plus de viande que nous en pouvions consommer, nous laissions les porcs-épics en paix. Dans une seule journée de marche, il m’est arrivé de traverser plus de trente campements ou quartiers d’hiver de porcs-épics.

En l’estimant au plus bas, je puis mettre à cinq ou six mille le nombre de porcs-épics abattus par année dans ce circuit du pays. Cet état de choses se continua pendant les quinze ans que j’y exerçai comme trappeur, et jusqu’aux environs de 1880, alors qu’il se fit dans la région de grandes migrations de pékans, ce fut le coup de mort des pauvres porcs-épics. En deux ans, ils furent complètement détruits.

Durant ces deux ans-là, chaque trappeur put capturer quelques pékans ; quelques-uns en prirent jusqu’à dix ou douze en une seule année. J’en trappai moi-même huit, dans le voisinage, durant un hiver malgré le peu de temps que je pouvais consacrer à la chasse au piège.

Cette abondance de pékans, ne dura que trois saisons, après quoi ils disparurent. Depuis, c’est par hasard qu’on a pu en prendre un au piège. Quant au porc-épic, je suppose qu’avec le temps il finira par se multiplier ; pour ma part, je n’en ai pas vu un dans la région depuis quelques années. En 1897, j’en ai vu deux sur les bords de la grande rivière Romaine au Labrador, ce qui indique qu’il y en a encore quelques-uns dans la localité.

Les pékans ne sont pas farouches, ils n’ont pas non plus peur de l’homme ; on les trappe facilement, c’est-à-dire qu’il est aisé d’en prendre un dans un piège, mais il est difficile de l’y garder. Ils sont très forts, très agiles, et ressemblent de près au carcajou sous ce rapport ; une fois dans le piège, ils ne cessent de jouer des griffes et des dents jusqu’au moment où ils se coupent une patte ou s’enfuient avec le piège. En deux occasions, j’ai eu à poursuivre un pékan pendant plusieurs milles avant de pouvoir le rattraper, malgré qu’il eut à traîner un gros piège en acier et une chaîne. Le seul moyen sûr de tendre un piège en acier à un pékan, est d’en fixer la chaîne à l’extrémité d’une perche qu’on a courbée. Cette perche doit s’appuyer sur la fourche d’un arbre assez haut et fort pour faire qu’en se redressant, elle soulève l’animal de terre. On doit aussi avoir soin de ne pas laisser d’autres arbres dans le voisinage, car l’animal alors y grimpera et jettera la perche à terre.

Le poisson ou un morceau de viande quelconque, suffit comme appât, mais le plus sûr et le plus irrésistible est un morceau de porc-épic avec ses piquants, dont on aura au préalable roussi une partie. Cet appât les attire de plusieurs milles à la ronde. Certains trappeurs préfèrent prendre les pékans à l’attrape. Quand on a recours à celle-ci, il faut la faire très forte, avec un poids mort d’au moins deux cents livres sur la tombe.

En passant à travers le bois un jour, je tombai sur un pékan qui avait tué trois porcs-épics ; il en avait dévoré un morceau à chacun près de la gorge. Il était à s’attaquer férocement au troisième, lorsque je coupai court à son existence.



  1. 1909
  2. Voir Mammals of the Adirondacks, Merriam, 1884, page 49.