Perrin et Cie, Libraires-Éditeurs (p. 118-125).
Le mythe des saisons et les belles endormies du moyen âge


CHAPITRE VI

LE MYTHE DES SAISONS ET LES BELLES ENDORMIES
DU MOYEN AGE : BRYNHILDE, ZÉLANDINE


À travers les féeries des diverses époques et des divers pays, le mythe des saisons se retrouve. Aucune fable ne fut plus gracieuse. Celle-ci nous vient peut-être des âges où les hommes, vivant plus près que nous de la nature, voyaient dans chaque nuage un drame, dans chaque rayon une fête, dans chaque feuille verdissante une surprise, et dans chaque fleur nouvelle un ravissement.

Elle nous apparaît dans les récits antiques, avec les histoires touchantes de Perséphone et d’Eurydice. Perséphone, ravie par Hadès au moment où elle cueillait des fleurs, est rendue à sa mère, Demeter, par un décret de Zeus ; elle passe dans le royaume souterrain des morts un tiers de l’année, mais elle demeure le reste du temps avec sa mère, au soleil des vivants. Cette légende ne correspond-elle pas aux trois périodes de la végétation : semailles, floraison, récolte ?

Eurydice, piquée par un serpent, est emportée par la mort aux demeures souterraines ; Orphée tentera de la reconquérir.

Le Lancelot primitif qui ramène Genièvre des royaumes d’où l’on ne revient pas, Sigurd aux yeux étincelants qui réveille la Walkyrie, ont-ils quelque parenté avec Orphée ? Il est vraisemblable qu’ils furent à l’origine des personnages mythiques, des dieux solaires. Sigurd se conforme à cette origine quand il ravit le trésor gardé, sous la terre, par le nain Albérich, transformation du personnage d’Obéron.

Une héroïne de Perceforest, Zélandine, est plongée dans un sommeil magique, et déjà cet épisode du quatorzième siècle nous indique l’esquisse future de la Talia de Basile, de la Belle au Bois dormant, de Perrault.

Les dieux solaires, les héros farouches ont pour descendant le Prince charmant de notre dix-septième siècle.


I

BRYNHILDE


Brynhilde, la belle et farouche Walkyrie, apparaît comme une aïeule de nos fées et de nos princesses enchantées. Elle s’appelait également Siegfrida. Son histoire est un véritable conte de fées.

Brynhilde est une de ces Walkyries, habitantes du palais d’Odin, qui avaient pour mission de rechercher les âmes des guerriers morts, et de les amener au palais des dieux.

Elles devaient être impassibles comme le destin. Mais, un jour de bataille, Brynhilde sentit son cœur s’émouvoir de pitié : la fière Walkyrie favorisa le roi qu’elle préférait. Odin fut alors contraint de punir sa fille chérie ; il la fit déchoir du rôle glorieux pour lequel elle était née, et, la piquant d’une épine, il la plongea dans un sommeil magique. Brynhilde dort au fond d’un château merveilleux, entouré d’une barrière de flammes. Pour celle qui fut l’interprète de la volonté paternelle, le dieu tient à jeter un reflet de grandeur sur la déchéance même.

Brynhilde dort. Un héros la réveillera. Sous toutes les transformations de la légende, il est facile de reconnaître le vieux mythe, le perpétuel symbole du printemps. À celui qui la réveillera, Brynhilde est destinée par les dieux. Sigurd a pénétré jusqu’auprès de la Walkyrie ; elle s’éveille et, pour remercier son libérateur, lui enseigne les runes, lui donne des règles de conduite : « Je ne connais point d’être humain plus sage que toi, dit Sigurd, et je jure que je veux te prendre pour femme. — C’est toi que je préférerais, répond-elle, lors même que j’aurais le choix entre tous les hommes. » Ils échangent des serments, et Sigurd donne un anneau d’or à Brynhilde.

En vain, la pauvre déesse se confie à ce gage de fidélité. Le héros la quitte, arrive chez le roi Gjuki, dont la femme, Grimhilde, est une magicienne. Grimhilde admire l’incomparable valeur de Sigurd et projette de lui donner en mariage sa fille Gudrun. Mais Sigurd se souvient toujours de sa fiancée, et ce radieux souvenir le préserve d’une défaillance. Pour lui faire oublier la Walkyrie, Grimhilde offre au héros un breuvage magique, dont l’effet est d’abolir la mémoire. Sigurd épouse alors Gudrun, puis il échange les serments de fraternité avec deux princes, frères de sa nouvelle épouse. Grimhilde conseille à l’un de ces deux frères, Gunnar, de conquérir la main de Brynhilde, et de se faire aider par Sigurd. D’après les instructions de la magicienne experte en métamorphoses, Sigurd prend les traits de Gunnar, et Gunnar prend les traits de Sigurd. Sous les traits de Gunnar, Sigurd franchit la barrière de flammes. « Tu m’es destinée pour femme, dit-il à Brynhilde, puisque j’ai traversé le feu. » Elle en convient tristement : tel est le décret fatal. Ensuite sont célébrées les noces de Brynhilde avec le véritable Gunnar qui se substitue à son beau-frère, chacun ayant recouvré sa figure. Un fils de Grimhilde, qui n’avait point pris part à l’échange des serments de fraternité, tue Sigurd, et Brynhilde, féroce, se met à rire quand elle entend Gudrun crier de douleur.

Gudrun, muette et raidie, est incapable de pleurer. Chacune des princesses parées d’or vient s’asseoir près d’elle, et lui raconte la plus amère douleur de sa vie. Mais Gudrun demeure immobile et rigide. La scène est d’une réelle beauté, comme si l’évocation des reines douloureuses chantées par Shakespeare dans Richard III y était déjà prévue. Alors une de ces princesses, plus jeune sans doute, et plus près de l’amour, au lieu de dévoiler son cœur, dévoile le visage de Sigurd ; elle met la tête du héros sur les genoux de sa femme, et murmure tendrement à l’oreille de celle-ci : « Contemple celui que tu aimes, mets ta bouche contre ses lèvres, comme si tu embrassais le prince vivant. Alors elle pleura, la fille de Gjuki, tellement que ses larmes couvrirent le sol.

Brynhilde, séparée de Sigurd pendant sa vie, voulut le rejoindre dans la mort, et se plongea dans le cœur l’épée du héros ; tous les deux furent placés sur le même bûcher funèbre.

Telle est, dans le récit de l’Edda, grandiose et tragique, la Belle au Bois dormant des poètes scandinaves.


II

ZÉLANDINE


Perceforest, roman du quatorzième siècle, nous représente je ne sais quel inextricable tissu d’aventures et de légendes. Certaines eurent de glorieuses destinées. La Barberine de Musset y est reconnaissable, sous une forme primitive. Shakespeare y trouva son roi Lear, mais l’auteur de Perceforest nous montre Cordelia victorieuse, le roi Lear vengé, Regan et Goneria punies, apaisant sous sa forme la plus élémentaire cette faim de justice qui ne doit pas être rassasiée ici-bas. Il fallait le génie d’un Shakespeare pour donner à cette aspiration sa plus haute intensité poétique, en faisant mine d’y contredire, et même, presque, de la bafouer. Les grands poètes se conforment inconsciemment au précepte de l’Évangile ; ils ne veulent pas que notre faim et notre soif de la justice soient satisfaites en ce monde ; ils les avivent, au contraire, par le spectacle d’apparentes injustices, de défaites imméritées, de sorte que nous fermons leur livre avec un regard vers l’au-delà.

Pas plus que cet ancien roi Lear n’a la portée philosophique du roi Lear de Shakespeare, la Zélandine des vieilles chroniques bretonnes n’a la grâce affinée de notre Belle au Bois dormant. Zélandine est une princesse endormie, et son histoire est un conte de fées, bien que les fées y portent des noms de déesses et soient considérées comme telles. Elle est fille du roi Zeland qui règne en Zélande, mais elle est venue dans la Grande-Bretagne assister aux fêtes qu’y donne le roi d’Angleterre, Perceforest, ami et compagnon d’Alexandre. Ce roi Perceforest, avec ses chevaliers, accomplit d’innombrables expéditions dans une forêt enchantée ; il a tué l’enchanteur Darnant, mais Darnant a laissé derrière lui toute une lignée contre laquelle la guerre continue : de là une multitude de péripéties dont il serait téméraire de vouloir donner une idée. Zélandine est très belle. Un jeune et vaillant chevalier s’éprend pour elle d’un vif amour. Elle retourne en son pays, où elle est accueillie par des réjouissances. S’amusant avec ses jeunes cousines, elle veut filer, se pique le doigt avec une arête de lin, et tombe endormie. Zélandine, endormie, est déposée par ses parents sur un lit magnifique aux courtines blanches comme neige, dans une chambre située au dernier étage d’une tour bien close. Nul n’y doit pénétrer. Il n’y a pas d’autre issue qu’une fenêtre qui s’ouvre du côté de l’Orient.

Cette pauvre Zélandine est victime du destin. Au moment de sa naissance, sa mère avait préparé une table magnifiquement servie pour trois déesses dont la coutume était, paraît-il, de venir festoyer chez les accouchées. Elles s’appelaient Lucine, Vénus, Sarra ou Thémis : la troisième était déesse des destinées. Leurs noms de déesses les déguisent très mal ; elles sont descendantes des Hâthors d’Égypte et cousinent avec les trois fées d’Adam de la Halle ; et les doléances de Sarra pour le couteau qui manquait à son couvert (ce couteau étant malheureusement tombé sous la table) ressemblent à celles de Maglore au sujet du tapis qu’on a négligé de préparer pour elle. Je croirais volontiers qu’il s’agissait de fées authentiques dans la légende primitive, mais que l’auteur de Perceforest, qui avait des lettres, et même des prétentions philosophiques, ayant trouvé ces fées trop populaires, a pensé Les ennoblir en se servant, pour les travestir, de ses souvenirs mythologiques.

Sarra mécontente avait déclaré que la destinée de l’enfant se ressentirait de sa mauvaise humeur, mais Vénus souriante avait affirmé qu’elle arrangeait la chose. Et plus tard en effet Vénus eut raison ; l’amour et la maternité doivent seuls réveiller et faire revivre Zélandine. C’est le beau chevalier, porté par le Zéphyr, qui franchira la fenêtre ouverte et pénétrera dans la chambre où Zélandine dort son mystérieux sommeil. L’enfant nouveau-né de Zélandine sucera le doigt de l’endormie, et celle-ci rouvrira les yeux. Une créature étrange, sorte de fée, à demi-femme, à demi-oiseau, emportera le petit être, et la tante de Zélandine racontera à la jeune princesse le secret du destin. Alors celle-ci suivra son ami et l’épousera légitimement. C’est toujours le réveil de la nature au printemps, le renouveau de la végétation, que traduisent ces histoires de belles endormies, histoires plus préoccupées du symbolisme des saisons que de la morale. Après son réveil et sa délivrance, Zélandine, en pleine jeunesse, en pleine beauté, se met à la fenêtre et contemple l’éblouissante « verdeur » de la campagne, sortie, comme elle et avec elle, d’un sommeil prolongé.

Le mythe de la Belle au Bois dormant remonte à Perséphone, mais dans Perceforest pour la première fois se dessine l’histoire, telle que nous la connaissons, de la princesse endormie, après avoir imprudemment filé, selon la rigueur inflexible d’une destinée.