Perrin et Cie, Libraires-Éditeurs (p. 101-112).


CHAPITRE IV

LE DOLOPATHOS ET LA FÉERIE DES CYGNES BLANCS


Parmi toutes les épithètes d’Homère, aucune n’apparaît plus juste que celle qu’il attribue aux paroles : les paroles ailées. Sans cette rapidité merveilleuse avec laquelle les paroles se propagent, il serait impossible de s’expliquer l’extraordinaire fortune des vieilles légendes retrouvées ici, entr’aperçues là, partout multipliées !

Sans doute l’esprit humain lui-même se prête à des rencontres étonnantes ; entre ses procédés et ses imaginations, il est certaines ressemblances fortuites, mais les voyageurs, en passant, sèment des mots étranges et merveilleux dans la pensée de ceux qui restent assis au seuil de leurs demeures ; et sous des climats divers, ces mots donneront une analogue moisson de rêve et de poésie.

En quelque coin de Lorraine ou d’Île-de-France, le Dolopathos fleurit avec des parfums d’Orient.

Il évoque d’abord un ciel pâle aux nuances délicates dans les découpures ogivales d’un cloître gothique. Le lieu de l’abbaye s’appelle en latin Alta Silva ; c’est une abbaye cistercienne. Un certain moine Jean, vers la fin du douzième siècle ou le début du treizième, composa dans cette abbaye de Haute-Selve un très fantaisiste roman des Sept Sages. Ce roman des Sept Sages vient du roman de Sendabad, qui avait lui-même passé de l’Inde dans les paraboles hébraïques. Notre moine Jean, ami des longues histoires, portait la robe blanche, ce qui lui valut la qualification de moine blanc, et, comme il était lettré, il écrivit une grave préface pour dédier son ouvrage à Bertrand, évêque de Metz, en y citant avec amour le beau vers de Juvénal :

Rara avis in lerris alboque simillima cycno…

Le trouvère Herbers puisa bientôt dans cette histoire latine pour élaborer un poème en langue vulgaire. Cet Herbers vécut et chanta, en Île-de-France, sans doute, dans la première moitié du treizième siècle ; il offrit l’hommage de son œuvre à Louis VIII, fils de Philippe-Auguste et père de saint Louis, et, très honnêtement, rendit hommage à ce moine Jean qui vêtu de sa robe blanche, fut le premier inspirateur de son œuvre.

… blans moines de bonne vie
De Haute-Selve l’abaïe
A ceste estoire novellée,
Par biau latin l’a ordenée…


I

LES TRIBULATIONS DE LUCINIEN ET LA VENUE DES SAGES


L’histoire du Dolopathos, versifiée par Herbers de 1222 à 1225, est très caractéristique ; elle se déroule sur ce thème oriental d’un condamné qui va mourir, et dont la dernière heure est reculée par de longs récits d’aventures merveilleuses.

Dolopathos, roi de Sicile, envoya son fils Lucinien étudier à Rome sous la direction de Virgile : Virgile est le maître chéri du moyen âge profane. Lucinien lit dans les astres la mort de sa mère, le second mariage de son père, et son prochain retour à Palerme. Il s’évanouit de douleur. Les messagers paternels arrivent, réclamant leur prince, et Virgile fait promettre à son élève de ne dire mot jusqu’à ce qu’ils se revoient.

Voilà donc Lucinien parti, accompagné d’un brillant cortège. Le royaume de son père est en fête pour l’accueillir. Sa belle-mère est jeune, jolie, légère, et entourée de folles damoiselles. Elle porte une toilette élégante, selon la mode du temps : une robe dorée. La ville résonnait de harpes, de vielles, de chants, bruissait de bannières de soie et d’étendards à lettres d’or, sous lesquels circulait une foule éclatante de parures.

Mais Lucinien se souvint de la promesse donnée à Virgile, et ne dit mot.

Les damoiselles cherchèrent vainement à lui rendre la parole, et sa jeune belle-mère échoua comme elles. Cette jeune belle-mère renouvelle l’aventure de Phèdre et d’Hippolyte. Par dépit de se voir méprisée et selon le conseil d’une suivante, elle accuse Lucinien d’avoir voulu la déshonorer. Jugé, condamné, le pauvre prince est sur le point de périr, brûlé vif, quand apparaît un vieillard monté sur une mule blanche. Ce vieillard est un des sept sages. Il débite un conte, et le supplice retardé de Lucinien est remis au lendemain. Le lendemain, nouvelle apparition. Le second vieillard chevauche un âne espagnol. Il est également des sept sages, et, comme son prédécesseur, il a son histoire toute prête. Le supplice de Lucinien est encore retardé d’un jour. Ainsi défilent les sept sages, sept jours durant, chacun dégoisant son récit, et Lucinien échappe à la flamme jusqu’au huitième jour où paraît Virgile. Virgile raconte une dernière histoire ; il délie son élève de la promesse qui avait failli lui coûter la vie, et le jeune Lucinien s’explique, victorieux de ses accusatrices qui le remplaceront sur le bûcher. Il sera roi et se convertira au christianisme.

La plupart des contes semblent receler une sorte de plaidoyer indirect en faveur de Lucinien : c’est l’exemple du seigneur, qui, sous l’empire d’un accès de colère, tue le chien qui a sauvé son fils de la morsure du serpent ; l’anecdote du roi dont le trésor volé par deux chevaliers fut retrouvé par un aveugle ; le malheur du jeune Romain ayant sauvé son père, qui fut trahi par sa femme. Ne précipitez pas vos jugements, soyez en garde contre les fausses évidences, méfiez-vous de la malice des femmes, autant de préceptes cachés sous le tissu des folles aventures. Ces préceptes, il faut en convenir, intéressent le pauvre Lucinien. Ils nous intéresseraient moins que lui si, parmi les récits destinés à les illustrer, nous n’apercevions quelques éclairs de féerie.

L’histoire du quatrième sage se ressent de cette influence, et elle se pare à nos yeux d’un autre mérite : il faut y voir l’origine du Marchand de Venise, la première et informe esquisse des types de Portia et de Shylock, fixés par Shakespeare en pleine lumière de poésie.

Une damoiselle, fille d’un châtelain, se rendit à l’école et devint très savante, si savante qu’elle connut jusqu’à l’art d’enchantement ; elle le connut, dit le vieux livre, « sans maître et sans enseignement ». Cette savante damoiselle évoque dans notre mémoire le souvenir des habiles enchanteresses que furent Viviane et Morgane ; elle nous apparaît donc comme une sorte de fée.

Viviane s’était servie de sa science pour asservir et emprisonner l’enchanteur Merlin ; la damoiselle du conte exerce son art contre ses prétendants. Elle les attire, leur extorque de l’argent, et les invite à passer une nuit auprès d’elle, s’engageant à épouser le lendemain celui qui ne se serait pas endormi. Mais elle a soin de dissimuler sous l’oreiller une plume enchantée qui les fait tomber dans le plus profond sommeil. L’un d’eux, plus épris ou plus malin, revient, aperçoit la plume enchantée et la fait choir à propos, à l’insu de la damoiselle, puis il épouse la belle enchanteresse.

Malheureusement, le pauvre garçon avait emprunté une somme à certain « escharcier » qui exigeait d’être remboursé par une livre de la chair de son débiteur, tout comme Shylock. L’habile femme, aussi avisée que Portia, dit à son mari de s’étendre sur un drap blanc, et signifie à l’escharcier que si le drap se trouvait teinté d’une seule goutte de sang, alors qu’il entaillerait la chair vive, il serait brûlé vif. Le vilain homme préfère renoncer à son paiement.

Un autre conte nous parle d’un géant cousin du Cyclope de l’Odyssée et des ogres de nos féeries. Rusé comme Ulysse et le petit Poucet, le héros du conte, devenu le prisonnier du géant, s’enfuit par le moyen d’une échelle, et s’introduit dans la peau d’une brebis. Le même personnage sauve par son adresse l’enfant d’une pauvre femme que des êtres bizarres et redoutables, les « estries », sortes d’ogresses, se disposaient à dévorer.


II

LA FÉE DU DOLOPATHOS


Mais, de tous ces récits, un seul présente le caractère authentique d’un conte de fées, c’est celui des sept cygnes. Et il a fait sa fortune, celui-là, car nous le retrouvons chez Straparole, chez Grimm, chez Andersen. Vient-il de l’Orient ou de l’Occident, du Sud ou du Nord ? Sort-il des fables de l’Inde ou des mythes de la Norvège ? Ses cygnes sont-ils cousins de ceux de Paphos ou de ceux de l’Edda ? Oiseau rare et très semblable au cygne blanc, avait répété le moine de Lorraine après le vieux satirique latin.

Un damoiseau rencontre une jeune et belle fée occupée à se baigner dans une fontaine, selon la coutume traditionnelle des fées que les légendes nous représentent amies des fontaines. Il l’aime, l’épouse, mais la mère du jeune seigneur goûte fort peu cette union. Cette mère est une jalouse et méchante personne. Elle ne se résigne que difficilement à supporter sa bru, et si elle voile sa haine de mille cajoleries, elle attend secrètement l’occasion propice pour nuire à la fée. Celle-ci, en l’absence de son mari, met au monde sept enfants : six garçons et une fille qui, dès leur naissance, portent une chaîne d’or au cou. La belle-mère substitue sept petits chiens aux sept enfants : elle confie ceux-ci à un serviteur, avec mission de les étrangler ou de les noyer dans la forêt. Le serviteur, ému de pitié, les abandonne sous un arbre : ils y sont recueillis par un vieux philosophe qui les nourrit de lait de biche. Le moyen âge connut de ces solitaires retirés au fond des forêts ; c’étaient les ermites pénitents ou simplement contemplatifs. Ils apprenaient des choses étranges, et savaient quels astres s’allument parfois dans la nuit sur les sommets déserts et inaccessibles de l’âme. Ruysbroeck l’Admirable était l’un d’eux. Bien que Dolopathos fût censé vivre aux temps païens où fleurit Virgile, le monde que nous dépeint naïvement le poète est le monde médiéval.

Pendant que les sept enfants de la fée grandissaient dans la forêt, leur pauvre mère subissait au château la plus cruelle persécution, car leur père était tombé dans les filets de l’odieuse aïeule. Un jour qu’il chassait, il aperçut les sept enfants parés de leurs chaînes d’or. Il raconta ce fait à la coupable qui, prise d’inquiétude, interrogea son complice, et lui arracha des aveux. Elle se hâta de l’envoyer à la recherche des enfants pour les exterminer. Lorsqu’il les rejoignit, les six garçons, métamorphosés en cygnes, se baignaient dans un lac ; ils avaient déposé leurs chaînes d’or sur la rive, et ne pouvaient reprendre la forme humaine qu’en ressaisissant ces joyaux ; leur sœur les gardait pour eux. Malheureusement, l’émissaire de leur ennemie sut s’en emparer, et les porta au château, pour les remettre à la cruelle dame. Les pauvres garçons étaient réduits à conserver leur plumage de cygnes, mais la sœur n’oubliait point ses frères et les nourrissait de sa main. Ils nageaient autour du château paternel, fièrement perché sur une roche aiguë que l’eau caressait à sa base. La jeune fille trouvait aussi moyen de consoler sa mère qu’elle ne connaissait pas encore pour telle. Tous les serviteurs remarquaient sa ressemblance avec la fée. Le seigneur la vit, et le seul aspect de cette enfant suffit à l’émouvoir et à l’adoucir. Il l’interrogea, elle lui raconta son histoire, et il l’invita à demeurer au château. La terreur de la criminelle aïeule se devine ; comme elle ne reculait devant aucun forfait, elle chargea le serviteur de tuer sa petite-fille, mais, au moment où le meurtre allait s’accomplir, le châtelain parut, sauva la victime, et découvrit toute la trahison.

Pour sa sécurité, l’horrible vieille avait enjoint à quelque orfèvre de fondre les chaînes d’or, et d’en fabriquer un hanap, mais les chaînes étaient fées, et nul effort ne parvenait à les détruire : une seule avait été brisée, l’orfèvre les gardait toutes et avait simplement remis un hanap neuf à la mégère. Celle-ci reçut un châtiment terrible. La pauvre fée recouvra son bonheur et sa beauté ; cinq des garçons reprirent leur forme ; celui dont la chaîne avait été brisée demeura cygne, et accompagna toujours un de ses frères. Celui-ci fut le chevalier du Cygne, « preux et de grand savoir », dit notre auteur, et qui hérita du duché de Bouillon. Ce détail nous met en présence d’une tradition lorraine, puisque les Bouillon étaient lorrains, et il est permis de supposer que le moine Jean le transmit à Herbers. Ainsi se trouva chantée l’origine féerique de Godefroy de Bouillon, que perpétuent des légendes lorraines, comme les légendes poitevines perpétuent celle des Lusignan.


III

LA LÉGENDE DES CYGNES


La popularité des légendes où les cygnes jouent un rôle mystérieux fut immense à travers la Lorraine, l’Allemagne et la Belgique : la part qu’y prennent les Flandres et le Brabant a fait songer qu’elles naquirent en Belgique, mais elles viennent peut-être de plus loin, de ces walkyries que les mythes Scandinaves nous montrent se métamorphosant en cygnes et dont l’une portait le nom de Svanhvita (blanche comme cygne) ; elles évoquent aussi le souvenir de cet Ælius Gracilis, gouverneur de la Gaule Belgique au temps de Néron, et qui serait venu sur un navire portant l’image d’un cygne, emblème de Vénus.

Un vieux livre flamand cité par les frères Grimm nous raconte à peu près l’histoire de la fée de Dolopathos, mais celle-ci s’appelle alors Béatrice ; la méchante belle-mère se nomme Matabruna, nom que l’on a voulu rapprocher de celui de Brunehaut ; le chevalier époux de la fée, Oriant. Les sept enfants cygnes portent des chaînes d’argent au lieu de chaînes d’or. La marâtre veut qu’on les fonde pour en fabriquer un vase. Elle est mal obéie : six seulement sont confisquées, une seulement est détruite, dans laquelle l’orfèvre trouve la matière de deux vases. Hélias, l’un des sept garçons, a conservé sa chaîne féerique ; aussi sauvera-t-il sa mère, puis il punira sa grand’mère, rendra la forme primitive à cinq des enfants-cygnes ; le sixième dont la chaîne n’existe plus restera cygne. Malgré sa métamorphose, il viendra chercher son frère Hélias, et s’attellera à la nacelle, quand des innocents courront quelque danger. Une pauvre dame survient, la malheureuse duchesse de Billon (Bouillon) : accusée à tort d’avoir empoisonné son mari et mis au monde une fille illégitime, elle ne trouve pas le moindre champion prêt à soutenir sa cause. Hélias se présente, triomphe au nom de la duchesse qu’un rêve a rassérénée la nuit précédente, et épouse la fille de cette duchesse ; sa femme ne doit lui demander son nom ni son origine. Ils ont une fille, Yda. Sur une imprudente question, il part, retrouve sa mère Béatrice, ses frères ; il a l’idée de commander qu’une chaîne d’argent soit faite avec l’argent des deux vases de Matabruna ; cela lui sert à rendre la forme humaine au cygne, son fidèle compagnon.

Yda de Bouillon épouse Eustache, comte de Bonn, dont elle a trois enfants. Un jour Yda, sa mère et son mari se mettent tous à la recherche d’Hélias qu’ils découvrent dans le monastère où il s’est retiré.

Cette légende d’Hélias, ainsi comprise, semblerait relier le Dolopathos à Lohengrin.

D’ailleurs, les versions de la même histoire sont innombrables. Princesses de Bouillon, de Clèves et de Brabant, elles sont toutes les fiancées mystérieuses d’un Chevalier au Cygne qui s’appelle Hélias, Hélie du Grail ou Lohengrin, fils de Parsifal. Il vient, disent les uns, du royaume féerique ; du Paradis terrestre, affirment les autres. Montshalvat est donné comme la patrie de Lohengrin, dans un poème allemand du moyen âge où s’épanouit déjà la légende du chevalier, à peu près dans la forme où Wagner l’a glorifiée. D’autres récits ont trait au mariage de Béatrice, duchesse de Clèves, avec un Grec, et le conte du Cygne aurait été créé pour eux : les beaux pays méditerranéens seraient alors le Paradis terrestre du chevalier resplendissant.

Après le moyen âge, la Renaissance se plut à poétiser les cygnes : par l’organe de Jehan Lemaire, elle nous raconte les aventures d’une prétendue sœur de Jules César, qui, volontairement, aurait pris le nom de Schwan ou Cygne, et que, selon le narrateur, un de ces oiseaux accompagnait et protégeait.

D’où vient cette blanche volée de cygnes au pays du merveilleux ? La coïncidence du nom solaire Hélias ou Hélie avec le cygne représentant le soleil ou la lumière, a peut-être une signification.

Ceux qui découvrent partout, sous des déguisements plus ou moins vraisemblables, le mythe éternel des saisons, pourraient le discerner en ce chevalier aux armes d’or et au nom de soleil, conduit par un oiseau de lumière, et qu’attend une fiancée inconnue, vouée à l’abandon prochain.

Quelles parentés y a-t-il entre le cygne de l’ancien Dolopathos, et celui de Lohengrin apparaissant et disparaissant sur une phrase musicale qui enchante nos mémoires ? Sont-ce les vestiges d’une philosophie, d’un mythe ou d’un rêve de très vieux hommes, traduisant ainsi l’impression de nostalgie et de beauté qui flotte, avec la blancheur des cygnes, sur les eaux sombres des étangs ?