La vie de famille dans le Nouveau-Monde/Lettre 20

La vie de famille dans le Nouveau-Monde
Traduction par R. du Puget.
(TOME DEUXIÈMEp. 123-138).
LETTRE XX.


Cap-May, New-Jersey, 2 août 1850.

J’ai passé samedi et dimanche derniers dans une jolie propriété auprès de Philadelphie, parmi de belles et rares fleurs (les mexicaines surtout sont magnifiques par l’éclat de leurs couleurs) ; des bandes de colibris voltigeaient à l’entour. Il y avait un véritable luxe d’objets naturels dans la maison et au dehors ; le tout élégant, riche, joli, aristocratique, suivant moi trop exclusif sous certains rapports. Le soir, j’ai vu voltiger sur les fleurs un sphinx ; il ressemblait, à s’y méprendre, à un colibri, pour le vol et la manière de sucer le calice des fleurs. Je fus un moment sans savoir s’il appartenait à la famille des oiseaux ou des papillons ; il a fallu m’approcher pour voir ses quatre pieds. On n’a pu me dire son nom particulier ; quelqu’un a prétendu que c’était « l’oiseau des dames. » En général, hommes et femmes ne connaissent ici les objets naturels que lorsqu’ils se rapportent à un but utile ou de simple amusement. C’est dans le Sud surtout, au milieu d’un monde animal et végétal des plus riches, que l’ignorance, sous ce rapport, m’a paru affligeante. L’homme devrait, il me semble, jouir de la nature autrement que le bœuf et le papillon ; il devrait, en sa qualité de maître de la création, se faire honneur à lui-même et au Créateur, en étudiant ses œuvres avec fruit, en apprenant à connaître dans quel but il les a faites.

Je suis partie de Philadelphie pour le Cap-May avec M. et madame Hart, par une belle matinée de juillet ; le Delaware était unie comme une glace, ses bords jolis et verdoyants avaient une grâce d’idylle. Pendant notre navigation, j’ai lu les Annales d’un M. Clay sur la colonie suédoise établie autrefois sur ces rivages ; j’éprouvais un plaisir très-grand, en détournant les yeux de mon livre, de pouvoir les fixer sur les lieux où cette colonie a vécu en paix et avec piété. L’orgueil et l’esprit belliqueux de ses chefs, Prinz et Rising, la perdirent plus tard. Je regardais cette contrée avec amour ; la paix et la liberté y avaient été apportées par des Suédois !

Nous arrivâmes le soir au Cap-May.

Dix heures du matin vont sonner ; dans un moment commencera, sur le bord de la mer, un spectacle varié. Plusieurs centaines, plus de mille personnes, hommes, femmes et enfants, portant des vêtements rouges, bleus, jaunes, de toutes couleurs et façons (le costume fondamental est une blouse, des pantalons, un chapeau de paille à larges bords et jolis rubans rouges), entrent dans la mer par bandes, plongent dans les vagues houleuses, en sortent, ou laissent passer les flots par-dessus leur tête, le tout avec gaieté et joie bruyante. Des voitures et des chevaux entrent dans la mer, les cavaliers montés font de même, les chiens nagent. Créatures humaines, blanches et noires, chevaux, voitures, chiens, tout cela est pêle-mêle ; à une petite distance, des marsouins sortent la tête de l’eau et sautent quelquefois, par imitation, probablement. C’est une république dans les vagues, plus fraternelle, plus égalitaire que pas une de celles du continent ; car le grand et puissant Océan traite tout le monde de même, mugit autour et par-dessus chacun avec une telle supériorité, qu’il n’est donné à personne de la contre-balancer.

Tu remarques peut-être, au milieu des citoyens et des vagues, un homme en joli costume couleur de feu, et une citoyenne en blouse de laine brune, rayée en vert-choux. Cette dernière se distingue de la foule en se retirant dans un coin solitaire, afin de se tirer d’affaire elle-même, et par l’impossibilité où elle est de résister aux coups des vagues qui la poussent cruellement contre un banc de sable lorsqu’elle est abandonnée à ses propres forces, et malgré le trident dont elle est armée pour se retenir. Ce couple, c’est le professeur Hart et la soussignée. Tu pourras de temps à autre me voir faire le plongeon, et, fatiguée de ma lutte avec le flot, me percher comma une mouette sur le banc d’où je contemple, entourée de vagues mugissantes et couvertes d’écume, tantôt l’Océan et l’espace sans fin, tantôt la compagnie bigarrée des baigneurs. C’est bien différent du Capitole de Washington !… Ici, l’homme ne paraît grand ni remarquable sous aucun rapport ; il ressemble plutôt à un animal disgracieux, car son costume, très-favorable à la décence, est fort désavantageux à la beauté, « au souverain ou à la souveraine de la création. »

Je fus d’abord comme effrayée par cette scène, cette compagnie, par ce qu’elle avait de laideur et de grossièreté apparentes. Mais j’aspirais après les forces que donne la mer, et me disais : « Nous sommes tous, aux yeux du Seigneur, pécheurs, petits, pauvres et misérables. » Et je me mêlai aux autres. Le flot arrive comme un géant, mais il est bon, doux et puissant ; lorsque je me sens submergée par lui, je pense, involontairement, qu’il ne serait pas difficile de mourir au milieu de ces vagues. Sois sans inquiétude, mon Agathe, je prends soin de moi, et d’autres aussi veillent sur ma personne, car j’ai ici de bons amis, quoique j’en tienne une partie à distance, afin de goûter un peu de repos.

Je me trouve parfaitement avec M. et madame Hart : ils sont amicals, paisibles, sérieux, me laissent la liberté de faire ce que je veux. J’ai une jolie petite chambre à côté de la leur, avec vue sur l’Océan, qui, sans îles, sans brisants, se heurte contre le rivage sablonneux. Par ma fenêtre ouverte, j’entends son mugissement jour et nuit. (Depuis plusieurs mois je dors les fenêtres ouvertes, mais les jalousies fermées : c’est l’usage général en Amérique.) Je ne me suis pas encore aussi bien reposée dans ce pays, que je le fais ici, car je dispose de ma personne.

Le 20 août.

Qu’il est doux de ne pas être obligée de sortir pour voir, ni de faire des efforts pour écouter et apprendre, de pouvoir être seule, silencieuse et tranquille ! Et l’Océan, l’Océan, le grand et magnifique Océan ! Comme en l’écoutant, en le contemplant, en s’y baignant, il nous ranime !.. Tous les matins, après mon déjeuner, je m’asseois, un livre à la main, sur le bord de la mer, sous une voûte de feuillage élevée sur le toit d’un bûcher. Je regarde l’Océan, l’espace immense, les marsouins qui suivent le rivage par bande. J’entends les vagues se briser et mugir à mes pieds. Les marsouins m’amusent beaucoup, ils se montrent presque toujours par couples, et lorsqu’ils sortent la tête de la mer comme pour dire « bonjour, » ils font un mouvement inclinatoire de tout le corps, dont la partie supérieure est visible à la surface de l’eau. Après ce salut fait lentement et avec une certaine méthode, ils enfoncent de nouveau la tête et disparaissent dans les flots pour reparaître bientôt de même. Ils ont beaucoup de gravité dans leurs mouvements, tout en faisant parfois des bonds très-élevés. Sais-tu pourquoi je tiens un livre à la main en regardant les marsouins ? C’est afin qu’on ne vienne pas troubler ma lecture ; sinon je n’aurais pas un instant de repos. Mes nerfs sont tellement irritables par suite des mêmes questions que toutes ces personnes étrangères m’adressent, qu’il me prend un battement de cœur lorsque quelqu’un s’asseoit sur le même banc que moi, tant j’appréhende que cette personne me parle. C’est pourquoi je fixe alors sur-le-champ mes yeux dans mon livre. Cependant mon salon aérien est assez solitaire le matin, et les marsouins sont souvent les seuls êtres vivants que j’y vois.

À dix heures et demie commence le flux, l’Océan avance de plus en plus ; je vais alors prendre mon costume de bain et me plonger dans la mer avant que la foule n’y soit réunie, et me laisse submerger en tenant la main du professeur Hart, ou avec une jolie quakeresse (belle-fille de Lucrétia Mott), ou bien seule, car je suis devenue habile dans l’art de lutter avec les flots et de m’y tenir en équilibre. Le bain dure un quart d’heure environ.

On dîne à deux heures : scènes tumultueuses. Dans une salle vaste et claire, où retentit une musique bruyante, sont assises, à deux longues tables, près de trois cents personnes, servies par un régiment de quarante et quelques nègres. Ils entrant, manœuvrent au son d’une sonnette, et font autant de bruit qu’ils le peuvent avec les plats, les assiettes, etc. Ils entrent deux à deux, portant chacun un plat ou écuelle sur les mains. Le maître d’hôtel donne un coup de sonnette, les porteurs de plats s’arrêtent, forment deux files entre les tables. À un autre coup de sonnette, ils se tournent vers les tables, s’arrêtent chacun à sa place. Drelin ! et ils abaissent les plats sur les tables avec un vacarme à faire sauter. Le dîner est la plupart du temps fort bon et moins épicé que ce n’est l’usage sur les tables américaines, surtout dans les hôtels. Quoique partout je sois privée de légumes, je mange cependant volontiers du sqwash ; c’est la chair d’une espèce de courge fort commune ici, accommodée à peu près comme les choux dans notre pays. Cette chair est blanche, assez fade, mais tendre, agréable : c’est un mets généralement répandu. Les tomates sont aussi un fruit méridional de fort bon goût et très-aimé, qu’on sert en salade. Un autre mets permanent sur les tables américaines à cette époque, c’est le « blé doux. » Il se compose d’épis d’une espèce de maïs précoce, fort doux, cuits à l’eau et qu’on sert en entiers ; on les mange avec du beurre, ils ont le goût des petits pois à la française lorsqu’on détache les grains de la tige avec un couteau. Quelques personnes font faire à leurs dents l’office du couteau, entre autres trois messieurs assis à table en face de moi et du professeur Hart ; nous les avons surnommés les requins, par suite de la facilité remarquable avec laquelle ils engloutissent dans leur estomac de copieuses et souvent doubles portions de tout ce qui paraît sur la table. J’éprouve, en vérité, de la peine à voir leurs grandes bouches, pourvues de fortes dents, mâcher et retourner ces jolis épis de maïs blancs et perlés. Si manger n’était pas un acte sanctifié par la religion (témoin la prière de table), ce serait un procédé vil, animal, indigne de l’homme et de la nature.

Après le dîner, je m’assieds de nouveau, un livre à la main, et je contemple la mer, je hume son air moelleux, vivifiant. Quelques baigneurs recommencent, vers cinq heures, et demie à se plonger dans les vagues montantes ; il m’arrive parfois de les imiter. Lorsque la nuit vient (il fait nuit de bonne heure ici), je me promène sur la terrasse qui fait le tour de notre hôtel, en jouissant du magnifique spectacle du ciel, avec ses éclairs, ses explosions de lumières sans qu’un seul coup de tonnerre se fasse entendre. Une partie de la voûte céleste est alors complétement éclairée, resplendissante d’étoiles, tandis que l’autre est obscurcie par une nuée dont les bords et certaines parties sont illuminées par des explosions lumineuses. Des globes de feu se montrent, courent, lancent des rayons dans différentes directions ; d’autres flambent, étincellent comme des matières inflammables ; ses gouffres pleins de jolies flammes colorées qui volent çà et là s’ouvrent. Du nuage gris et léger sortent sans interruption des lances et des raquettes, et à l’horizon, où il se confond avec l’Océan, il est éclairé par des éclairs longs et doux ; en un mot, c’est un feu d’artifice céleste qui me surprend et me ravit. Une couple de fois aussi, nous avons eu de magnifiques orages, dont les éclairs volaient et se croisaient sur l’Océan ; c’était véritablement un grand spectacle. Ajoute à ceci un air calme et des jours d’une beauté constante.

Nous avons souvent de la musique et des feux d’artifice sur le bord de la mer, en face de notre hôtel ! Nous ne manquons donc pas de distractions agréables, au nombre desquelles il faut mettre les cavalcades composées de cavaliers et d’amazones, elles ont lieu sur le bord de la mer ; les courses en voiture, les promenades à pied le long de la plage, où l’on cherche et trouve le diamant du Cap-May, petites pierres transparentes, blanchâtres, et qui, étant polies, ont une eau singulièrement limpide et jolie. Parmi les piétons du soir, après le lever de la lune, se trouvent quelquefois ma personne et le professeur Hart. J’aime à l’entendre développer ses pensées sur l’éducation de la jeunesse, sa manière pour éveiller et soutenir l’attention de ses élèves d’année en année, leur apprendre à appliquer l’activité de leur esprit avec une complète connaissance de cause. Ses pensées et sa méthode me semblent parfaites, le succès de son école, la capacité de ses disciples sous différents rapports lorsqu’ils en sortent, rendent témoignage de l’excellence de sa méthode.

On dit qu’il y a deux à trois mille baigneurs. « Mademoiselle, aurai-je le plaisir de prendre un bain avec vous ? ou bien de vous baigner ? » C’est une invitation faite souvent par un homme à une femme, absolument comme dans un bal, où l’on invite pour une contredanse ou une valse. Je n’ai pas entendu refuser cette invitation et n’ai rien vu se passer d’inconvenant dans ces danses de bains ; mais elles ne sont pas gracieuses, surtout la figure où le cavalier apprend à la dame à surnager, talent qu’il est bon d’avoir en cas de naufrage. Du reste, cette république baignante offre les scènes les plus variées. Ici, un jeune et joli couple, en élégant costume de bain, entre en dansant dans les vagues sauvages en se tenant par la main ; il est gai, plein de vie. Là, un couple tant soit peu âgé, en vêtements gris, se tenant raisonnablement par la main, plonge, sort des flots (absolument comme lorsqu’on fait des chandelles) ; il est sérieux, ne songe qu’à se bien tenir et au bénéfice que sa santé retirera de ce bain. Ici, une jeune mère souriante porte devant elle un joli petit garçon, amour tout nu qui n’a pas encore un an, qui rit et bat joyeusement ses petites mains, quand les vagues passent par-dessus lui. À côté, est une épaisse grand’mère avec une ceinture de sauvetage ; assise sur le sable, elle n’en craint pas moins de se noyer, et saisit, lorsque le flot arrive, quelques-uns de ses enfants ou petits-enfants, qui sautent, rient et forment en dansant un cercle autour d’elle. Ici, une gracieuse jeune fille prend pour la première fois un bain de mer, et s’enfuit devant la vague dans les bras de son père ou de sa mère. Ailleurs, un groupe de jeunes femmes étourdies se tiennent, forment une ronde, crient toutes les fois que le flot passe sur leur tête. Plus loin, un essaim de jeunes gens, encore plus fous, plongent et bondissent comme des poissons, à la grande surprise des marsouins (je le présume du moins), qui, de temps à autre, sortent leur grosse tête de l’eau, et les flots tordent le cou à de grands chiens qui s’étaient précipités à la mer contre les marsouins dans l’espoir de faire une bonne pêche. Parfois, lorsqu’on s’attend à une submersion, on reçoit en même temps un coup de mer donné par les messieurs et les dames que le flot apporte, et il faut alors défendre sa vie. Trois bateaux de sauvetage rament constamment devant cette scène, à l’heure des bains, afin d’être sous la main en cas d’accident. Il en arrive néanmoins tous les ans, par suite de l’imprudence des baigneurs qui, ne sachant pas nager, s’avancent trop. L’attraction de la mer, quand elle se retire du rivage après l’avoir heurté, est encore plus forte que le coup du flot ; elle vous hume véritablement vers l’abîme. C’est l’unique danger de cette côte. Les marsouins ne sont pas méchants ; il n’y a de requins qu’à table.

Un naufrage qui a eu lieu récemment non loin du Cap-May a brisé l’espérance de bien des cœurs et fait une impression profonde sur des milliers d’individus dans les États du Nord-Est. Pendant une nuit orageuse du mois de juillet, a péri sur un écueil de la côte du New-Jersey le brick sur lequel était la marquise Ossoli (Margaret Fuller), l’objet de tant de calomnies, de commérages, d’admiration. Elle revenait dans les États de la Nouvelle-Angleterre, sa patrie, avec le marquis Ossoli et leur jeune enfant. Ils ont tous péri, après avoir vu pendant quatre heures les flots mettre en pièces le navire et la mort approcher. Je crois t’avoir parlé de la lettre de Margaret Fuller, écrite de Gibraltar aux Spring, de ses tristes pressentiments, de la mort du capitaine, etc. Le navire avait été ensuite commandé par le premier contre-maître, jeune et habile marin, si sûr de son affaire, que la veille au soir il avait promis aux passagers d’arriver le lendemain matin à New-York. Tous se couchèrent et ne se réveillèrent qu’au point du jour, au moment où le navire toucha : le pilote s’était trompé de phare. On n’était pas loin de terre et les vagues déferlaient vers la côte. Plusieurs passagers s’étant fait attacher à des planches atteignirent, quoique demi-morts, le rivage. Ce moyen de salut fut proposé à Margaret Fuller. Elle le refusa, ne voulant pas se sauver sans son mari et son enfant. En s’embarquant en Italie, elle avait écrit à son amie d’Amérique : « Je pressens un grand changement dans mon sort. Je sens l’approche d’une crise… Des diseuses de bonne aventure ont dit à Ossoli dans ses jeunes années de se méfier de la mer, et ceci est son premier grand voyage par eau… Mais si un malheur doit arriver, je périrai avec mon mari et mon enfant. » Son pressentiment se réalisait, et elle voulait mourir avec les siens.

Un matelot avait attaché le petit garçon et une petite fille italienne à une planche et s’était jeté à la mer avec eux, dans l’espoir de les sauver. On dit à Margaret Fuller qu’ils avaient atteint heureusement le rivage, ainsi qu’Ossoli. Elle consentit alors à se laisser attacher à une planche, mais elle n’arriva point à terre, l’abîme l’engloutit. Une vague en passant sur le pont avait emporté Ossoli. On n’a retrouvé le corps ni de l’un ni de l’autre ; les deux enfants périrent également. La prière de Margaret Fuller avait toujours été : « Une mort prompte, une courte agonie. » Le ciel l’avait exaucée, elle était avec les siens. Sa mère et sa sœur s’étaient rendues à New-York pour la recevoir ; on dit que leur affliction touche au désespoir. Depuis si longtemps elles se préparaient avec tant de joie et de soins à ce retour, voulaient rendre Margaret si heureuse ! et le petit garçon, — tout était prêt pour lui, son lit, sa chaise, sa table !… Parmi ceux qui ont péri se trouve le frère de Charles Summer, le jeune homme qui était allé à Saint-Petersbourg porter un gland à l’empereur Nicolas.

Rien dans ce que j’ai lu de Margaret Fuller ne me semble justifier le pouvoir entraînant que sa conversation paraît avoir eu. Comme auteur, elle me semble assez faible ; mais un noble et grand esprit règne dans ses écrits : il s’afflige, s’irrite souvent contre ce qu’il trouve de bas chez ses concitoyens. Elle est sous ce rapport plus critique qu’enthousiaste. J’ai tiré pour mon usage, de son livre « Un été sur les lacs, » le passage suivant : « Quiconque persévère courageusement dans un noble dessein, n’importe la résistance qu’il rencontre, finira par y trouver une source de bénédiction. »

D’après les lettres de Margaret Fuller, je serais tentée de croire qu’elle avait atteint le but suprême de sa vie ; son âme entière paraît s’être fondue dans sa béatitude maternelle. On me l’avait représentée comme n’étant pas assez femme, et je trouve qu’elle l’était presque trop. Margaret est heureuse d’être partie le cœur plein d’amour avec ceux qu’elle aimait le plus.

Le 12 août.

Le temps est toujours délicieux et beau ! Les embrassements de la mer pendant le jour, son chant pendant la nuit, la liberté, la paix en plein air, — c’est magnifique. Le professeur Hart jouit des bains et de la mer comme moi ; mais sa femme ne s’en trouve pas bien, elle pâlit chaque jour davantage.

J’ai fait la connaissance d’une, ou, pour mieux dire, de deux familles de Philadelphie qui n’en font qu’une. Leurs chefs sont deux frères établis dans une villa près d’ici pour prendre les bains. M. Furness aîné, pasteur d’une paroisse unitaire de la ville des Amis, est une des natures humaines les plus pures que Dieu ait créées, vraie, ardente, tout amour, mais tellement préoccupé de ses sentiments abolitionnistes, que sa vie et sa santé en souffrent. Je crois qu’il endurerait la mort avec la plus grande joie pour faire disparaître l’esclavage. Sa fille, belle d’âme et de sa personne, la félicité de son père comme il est la sienne, partage ses idées. Elle est blonde, a les yeux bleus d’une vierge scandinave et lui ressemble. La femme de l’autre frère est brune, svelte, jolie, spirituelle, gracieuse comme une Française. Les deux familles vivent dans une union étroite. Ce que je vois, ce que j’ai vu de meilleur et de plus beau dans le Nouveau-Monde, c’est la vie de famille, la nature et les institutions charitables, œuvres de l’amour chrétien.

Parmi les plaisirs du Cap-May, il faut compter quelques Indiens, dont les tentes sont dressées non loin des hôtels de la plage ; ils fabriquent des paniers, des éventails (dans le goût indien) et plusieurs autres petits objets qu’ils vendent. Les hommes sont demi-sang indien mais les femmes de véritables Sqwaws (nom que l’on donne aux Indiennes) : elles ont les cheveux noirs, tombant d’une manière sauvage, les traits forts, sont laides ; les enfants ont des yeux magnifiques, sont jolis, mais sauvages comme des bêtes farouches. Chaque semaine il y a dans les hôtels une « sauterie, » espèce de bal. Je n’ai pas le courage de quitter la société de la mer et du clair de lune pour m’enfermer dans une salle étouffante, et voir sauter des créatures humaines. Les scènes d’une nature moins joyeuse ne nous ont pas manqué non plus. Hier, dans notre hôtel, il y a eu grande bataille entre les domestiques nègres et des messieurs blancs ; il en est résulté plus d’un front ensanglanté. Le principal tort a été attribué à un propriétaire d’esclaves, qu’on a obligé de partir. Dans un autre hôtel, deux tentatives d’incendie ont été découvertes à temps. On en a accusé un nègre, mais surtout la maîtresse de l’hôtel, vu la manière dont elle traité ses gens. Tous les domestiques ici sont nègres ou mulâtres.

Je viens de recevoir la visite des plus jolies quakeresses ; il est impossible de rien imaginer de plus gracieux que ces jeunes personnes dans leur costume clair, fin et modeste. Je vais te présenter leur contraste :

J’étais assise un matin sous la voûte feuillée du rivage, mon livre à la main, mais les yeux fixés sur la mer et les marsouins, lorsqu’une grosse femme, au visage rebondi comme celui des revendeuses les mieux nourries de Stockholm, vint s’asseoir à une petite distance de moi sur mon banc. Pressentant un danger, je fixai fortement les yeux sur « l’Excursion » de Wordsworth. Ma voisine me regarda de côté et finit par me dire : « Savez-vous où est mademoiselle Bremer ? — Je crois, répondis-je, qu’elle habite Columbia-House. — Hum !… je serais fort aise de la voir. » — Pause. Je gardais le silence les yeux dans mon livre. Ma voisine reprit : « Je lui ai envoyé l’autre jour un paquet : — il contenait des vers et un livre ; — elle ne m’a pas donné signe de vie. — Hélas ! dis-je en me voyant ainsi au pied du mur, vous êtes peut-être la « Harpe américaine, » et la personne à qui je suis redevable de cet envoi ? » J’aurais préféré ne pas rencontrer l’auteur de ce livre écrit du même style que les Certitudes trompeuses, car l’auteur dit dans sa préface que le journal du Cap-May en avait fait le plus grand éloge, et je ne pouvais en rien dire, sinon détestable. Mais la bonne intention des vers méritait un remercîment, et je m’exécutai convenablement. « Eh bien, reprit la Harpe, avez-vous lu le livre ? — Pas encore, j’y ai seulement jeté un coup d’œil. — Lisez-le, lisez-le jusqu’à la fin. J’ai écrit tout ce qu’il contient, prose et vers, tout est de moi. J’ai composé une foule de vers et me propose de publier bientôt une collection de mes œuvres poétiques. Mais c’est cher de faire imprimer. — Je le crois, répliquai-je. — Je fais des vers avec une extrême facilité, surtout dans les endroits où il y a de l’eau ; j’aime à prendre l’eau pour sujet de mes vers, elle me plaît tant ! Avez-vous beaucoup d’eau en Suède ? — Oui, on y trouve des mers, des fleuves, des lacs. — Combien j’aimerais écrire sur tout cela et en Suède même. » Je dis à la Harpe que la traversée était effroyablement longue et dangereuse. « C’est une entreprise presque inexécutable. — Oh ! cela ne m’inquiéterait pas ; j’aime tant l’eau ! Combien je pourrais écrire en Suède !… Allons, voilà mon parasol tombé… l’anneau est brisé. Hier j’ai cassé mes lunettes montées en or, ce qui m’oblige à me servir de celles-ci. Je casse toujours quelque chose. Cependant, je ne me suis pas encore cassé le cou. »

« Alors tout n’est pas perdu ! » dis-je en riant ; et, voyant le professeur Hart monter l’escalier de notre salon aérien, je me hâtai de lui présenter la « Harpe américaine » et d’évacuer le champ de bataille. On trouve de ces harpes-là en tout pays ; mais elles sont rarement aussi naïves qu’ici.

Le 16 août.

Le bon temps est fini, je pars aujourd’hui pour New-York. M. et madame Hart sont retournés ce matin à Philadelphie ; mon compagnon de voyage actuel est un homme de loi, d’un certain âge, très-honorable et de bon caractère, à ce que je crois. Son unique défaut est d’avoir la mémoire trop bonne pour les vers, et la manie de réciter des poëmes longs et souvent trop peu poétiques, en allemand, en français, en anglais, ce qui n’est guère récréatif pour les auditeurs prosaïques.

J’éprouve de la peine à quitter le Cap-May ; il a été pour moi calme et solitaire ; mais je ne puis tarder davantage, j’ai encore tant de choses à apprendre et à connaître dans ce pays ! Je vais prendre mon dernier bain en pensant que tu te baignes aussi dans les vagues fortifiantes de l’Océan ; les flots de l’Atlantique et de la mer du Nord sont réunis dans la même et immense baignoire.