La vie de famille dans le Nouveau-Monde/Lettre 19

La vie de famille dans le Nouveau-Monde
Traduction par R. du Puget.
(TOME DEUXIÈMEp. 55-123).
LETTRE XIX.


Washington, 10 juillet 1850.

Ma dernière lettre, chère Agathe, a été écrite à l’hôtel National, espèce de four brûlant rempli de sénateurs, de représentants, de voyageurs et de voyageuses ; on y était rôti corps et âme par une vie à « haute pression, » et je n’y suis restée aussi longtemps qu’afin de ne pas quitter mademoiselle Lynch. La différence de nos forces physiques nous attirait de côtés opposés ; elle, dans le tourbillon de la vie de société, dont son esprit est l’ornement ; moi, vers la solitude, — la chose la plus difficile à trouver dans un pareil hôtel, où l’on vit en compagnie de trois à quatre cents personnes. Cependant j’ai eu le bonheur de jouir d’un peu de liberté, soit dans ma chambre, soit pendant la matinée, en me promenant dans la galerie qui donne sur la cour de l’hôtel, écoutant le murmure du jet d’eau placé au centre, et je reposai mon âme en l’occupant des pensées ou sentiments qui reviennent toujours dans mes heures solitaires, et suffisent pour me remplir l’âme et l’esprit.

Je t’écris d’une maison paisible ; l’ailantus et le sycomore murmurent devant mes fenêtres ; la maîtresse du logis et moi nous courons à l’envi nous plonger trois à quatre fois par jour dans un bain froid. Mais laissons ma personne de côté ; de grands, de graves événements se sont passés depuis ma dernière lettre : ils ont donné une forte vibration à tous les citoyens, à tous les États de l’Union, et amèneront une révolution en beaucoup de choses.

Le 5 et le 6 juillet, on disait par-ci par-là, dans Washington, que le président était malade. Le 4, il se portait encore parfaitement, je l’avais vu la veille ; mais, ayant trop mangé d’un pâté d’huitres, je crois, il a eu une indigestion. Le 7, on a dit qu’il allait mieux et serait bientôt rétabli. Hier, j’étais dans la chambre du sénat, écoutant avec patience (pour mieux dire avec impatience), un long et ennuyeux discours en faveur de l’esclavage, prononcé par le sénateur de la Caroline du Sud (digne homme et mon ami, excepté sur cette question). Tout à coup, un mouvement subit, qu’on aurait pu croire produit par un choc électrique sans bruit, se fit dans l’assemblée ; une foule de personnes entrèrent par les portes principales, et je vis Daniel Webster debout à côté de l’orateur, exprimant par un geste d’excuse la nécessité de l’interrompre pour une affaire importante. L’orateur s’inclina et se tut ; un silence de mort s’établit dans la salle, tous les regards se fixèrent sur Webster, qui, lui-même, resta plusieurs secondes sans mot dire, comme pour préparer l’assemblée à une grande et sérieuse nouvelle. Ensuite il dit lentement, de cette voix profondément expressive qui lui est particulière :

« J’ai une triste nouvelle à annoncer au sénat. Un grand malheur menace le pays. Le chef des États-Unis, le président Taylor est mourant et ne passera probablement pas la journée. »

Le silencieux choc électrique eut lieu de nouveau ; je vis beaucoup de personnes pâlir, je me sentis pâlir aussi en apprenant cette nouvelle inattendue, en voyant l’effet qu’elle produisait. Un sénateur baissa la tête sur sa main comme s’il venait d’entendre le tonnerre du jugement dernier. Mais cet instant de stupéfaction fut court. Les esprits ne tardèrent point à reprendre leur élasticité. Le sénat s’ajourna, tous les membres se précipitèrent dans la ville pour apprendre et raconter du neuf. Dans ce moment où les partis luttent dans le Congrès, sur lequel le président exerçait une grande influence par son caractère personnel, la nouvelle de son état a fait une immense impression. À onze heures du soir, ce même jour, le président est mort après un adieu beau et touchant, adressé aux siens : « Ne pleure pas, ma chère femme, dit-il, à ce qu’on prétend, à celle qui l’a aimé avec un dévouement infini, je me suis appliqué à faire mon devoir, et j’espère en la miséricorde de Dieu. » Le lendemain (10 juillet), le vice-président Fillmore fut installé, conformément à la constitution, dans les fonctions du défunt, pour le temps qui lui restait à gouverner jusqu’à l’élection d’un nouveau président. On le nomme pour quatre ans. Taylor a, je crois, occupé le fauteuil de la présidence pendant deux ans, il en restait autant pour Fillmore. Son élévation inopinée ne paraît pas lui avoir été agréable. On prétend qu’en apprenant la mort de Taylor, il cacha sa tête dans ses mains en disant : « Voilà mon premier malheur ! » Son air, lorsque conduit par deux membres du Congrès (l’un du Massachusett et l’autre de la Louisiane), il entra dans la chambre des représentants pour prêter serment, ne contredisait pas cette exclamation. Il était très-pâle et paraissait fort malheureux. Ce bel homme, dont le maintien est si noble, escorté, ou plutôt traîné par deux autres figures de tailles inégales qui tenaient chacune l’un de ses bras, n’était rien moins qu’agréable à voir. Les sénateurs, marchant deux à deux ou isolément, entrèrent dans la chambre des représentants, à la suite de ce groupe de trois hommes. Rien de plus simple que l’acte par lequel le nouveau président fut installé dans ses fonctions. La main sur la Bible, il promit de maintenir la constitution des États-Unis, prit Dieu à témoin de son serment, baisa le livre et — ce fut tout. Le président et les sénateurs sortirent de la chambre des représentants comme ils y étaient entrés. La plupart des sénateurs marchaient deux à deux, bras dessus, bras dessous. Clay était seul, indifférent, fatigué, très seul, à ce qu’il me parut d’après son expression et son maintien. Corvin (sénateur de l’Ohio et dont je te parlerai bientôt) marchait seul aussi ; c’est un homme de petite taille, solide, posé, agréable et bon.

Le Congrès va se reposer pendant trois jours, jusqu’après les obsèques du général Taylor. Mais les partis se préparent à une nouvelle crise dans les affaires et ne prennent pas de repos. Ils travaillent sans relâche, n’ont d’autre sentiment, ou pensée, que leur intérêt. Hier, en descendant du Capitole, j’entendis un jeune homme dire à un autre :

« S’il meurt, notre parti l’emportera ; qu’il meure donc ! »


Tandis que les grandes affaires reposent, je vais te mettre au courant de mes faits et gestes.

Le 4 juillet, ce grand jour des États-Unis, je suis allée à Mount-Vernon avec mademoiselle Lynch, M. Andrews et le sénateur de l’Ohio, M. Corvin, l’un des hommes de ce pays qui se sont « faits eux-mêmes. » Son père, fermier pauvre, ne lui donna d’autre éducation que celle de l’école communale, mais il s’est développé de lui-même. C’est aujourd’hui l’un des plus célèbres orateurs improvisateurs pour les discours de peu d’étendue, mais substantiels et pleins d’esprit, et, ce qui vaut mieux encore, un fonctionnaire généralement estimé, contre lequel on ne dit rien, excepté qu’il est parfois « trop bon. » Sa société fut pour nous ravissante et d’un prix inestimable. Sa conversation, surtout les portraits vifs, amusants, un peu satiriques quelquefois, qu’il faisait de ses collègues du sénat ; l’imitation de leurs manières ; son humeur heureuse qui ressemble à une source jaillissante et fraîche, firent de cette longue course, par de mauvais chemins, dans un véhicule dur, et pendant une chaleur étouffante, une véritable partie de plaisir. À Mount-Vernon, nous fûmes reçus par le petit-neveu du grand président, et sa femme, jeune et joli couple. Ils nous offrirent de la fraîcheur et du repos, nous régalèrent de fruits rouges et de lait, ce qui nous sembla parfait. Henry Clay nous avait donné une lettre d’introduction auprès de ces jeunes époux.

La position de la maison sur les bords de la Potomac est infiniment jolie ; le parc, dessiné à la manière anglaise, me parut vaste, mais il annonce la décadence comme les bâtiments attenants au corps de logis principal. On trouve dans le parc la tombe de Washington et de sa femme, chapelle mortuaire avec porte grille en fer. J’ai glissé entre les barreaux une branche verte sur le tombeau.

Washington m’a toujours paru avoir, dans sa vie at dans son caractère, de la ressemblance avec Gustaf Wasa, quoique sa vie ait été moins accidentée, son esprit plus flegmatique, moins impulsif que celui du libérateur suédois. Wasa est une figure dramatique, Washington une figure épique ; Wasa était plus héros, Washington plus homme d’État ; Wasa était roi et Washington président. Tous deux avaient des âmes grandes, fortes, royales, dignes d’être placées à la tête de peuples libres ; Washington possédait peut-être à un degré plus élevé que Wasa la pureté du désintéressement comme chef suprême du peuple ; il était sans égal pour le sang-froid, et n’a laissé voir qu’une fois, dit-on, par un élan instantané, son émotion volcanique intérieure. L’idéal du caractère américain, « un esprit bien équilibré, » devait se trouver chez le grand président. Ses sentiments étaient nobles. Quand il avait commis une injustice, il en demandait ouvertement pardon. Ce que j’admire le plus dans son caractère et dans sa vie, c’est la persévérance. Ses manières n’étaient pas exemptes de hauteur, et son regard pouvait réduire au silence l’homme le plus téméraire. J’ai ouï dire que sa présence, quand même il était silencieux, se faisait toujours sentir comme puissance imposante. C’est le cas pour tous les grands hommes.

La mère de Washington était une femme paisible, au noble caractère et dont l’esprit bien équilibré paraît avoir passé à son fils. Malgré toute sa tendresse pour lui, elle avait des pensées trop élevées relativement au devoir, à la patrie, pour être fière de lui et de ses exploits. « J’espère que Georges remplira son devoir envers son pays, » dit-elle avec modestie, un jour qu’on glorifiait le mérite de Washington en sa présence. Les rapports qui existaient entre lui et sa mère paraissent avoir été parfaits. Quant à sa femme, je n’ai entendu raconter que l’anecdote suivante : Un hôte venu à Mount-Vernon avait été logé dans une chambre à côté de celle du président. Il entendit un soir madame la présidente tancer vertement son seigneur et maître, pour une chose où, suivant elle, il aurait dû se conduire différemment. Le président l’écouta dans le plus profond silence, jusqu’à ce qu’elle eût fini, puis il dit : « Dors bien maintenant, chère amie ! » Les portraits et les biographies qu’on a de madame Washington la représentent comme une femme petite, jolie, affable.

Washington était né dans un État à esclaves (la Virginie), et en eut lui-même jusque vers la fin de sa vie. Peu de temps avant sa mort il leur rendit la liberté. Chose remarquable ! dans son testament, que je viens de lire, on voit combien le sort de ses esclaves lui tenait au cœur. Plusieurs pages sont remplies d’instructions sur la manière de procéder à l’égard de ceux qu’on devait affranchir, de ceux qui, étant vieux et maladifs, devaient être bien soignés jusqu’à leur mort. Ces recommandations minutieuses en faveur de ses esclaves âgés placent le héros républicain du Nouveau-Monde bien au-dessus de ceux de Rome ! L’humanité si vraie de Washington s’y montre avec l’éclat le plus pur. C’est cette humanité vraie, plutôt que ses talents comme homme d’État et son ardent patriotisme, qui ont fait de lui le grand homme du Nouveau-Monde, — je ne dis pas le plus grand, car je l’attends encore. — C’est à cette humanité qu’est dû l’hommage unanime, ardent, que lui rend le peuple américain, et qui lui a valu celui de l’Europe. Washington a cherché en tout et avant tout ce qui était juste et vrai, aussi est-il resté pur en traversant des temps orageux et nébuleux. C’était la statue de Memnon, placée au milieu des tourbillons de sable du désert qui ne peuvent l’ébranler, et rendant toujours, émue seulement par la lumière, le même son harmonieux et pur.

La jeunesse de Washington s’est passée à Mount-Vernon. C’est là qu’il conduisit sa femme, qu’il vécut heureux dans les moments où il pouvait se reposer des affaires publiques ; c’est là aussi qu’à un âge très-avancé il lui a été permis de mourir en paix, après avoir achevé glorieusement sa tâche. Ses dernières paroles furent : « Je n’ai pas peur de mourir. »

Nous étions seuls ce jour-là, près du tombeau de Washington, et nous le passâmes en causant paisiblement dans le parc, tantôt marchant, tantôt assis sur l’herbe à l’ombre des arbres touffus. M. Corvin, qui, pendant la course en voiture, avait manié l’arme de la satire et du badinage de main de maître, montra dans une conversation grave sa profondeur religieuse, ce désir de repos dans les vérités éternelles et spirituelles qui est l’un des traits caractéristiques des hommes du Nouveau-Monde, soit qu’ils descendent des Cavaliers ou des Puritains, soit que dans leur conduite extérieure ils paraissent uniquement préoccupés de la vie et des luttes du jour. Corvin, abolitionniste très-prononcé, ne veut pas entendre parler de « compromis » sur cette question. Il est donc opposé à Clay et à sa proposition. Le portrait qu’il fait de cet homme d’État, de sa manière de procéder avec les personnes différemment douées, d’opinions diverses, quoique visant à la caricature, m’a donné une haute idée de la capacité de Clay comme chef de parti.

Nous effectuâmes notre retour vers le soir en faisant une partie du voyage sur la Potomac. Les bords de cette rivière n’ont pas un grand caractère proprement dit, mais ils sont jolis, romantiques et présentent de beaux points de vue sur une contrée richement boisée, ayant montagnes et vallées. Nous avons soupé à Alexandrie, petite ville sur notre route, chez une femme amicale qui paraissait la trouver aussi remarquable que pourrait nous le paraître la vieille et classique Alexandrie.

Je suis allée tous les jours aux séances du sénat et des représentants, plus cependant à celles des sénateurs, parce que j’y entends bien et qu’elles me semblent, comme séances parlementaires, supérieures aux autres. Dans la chambre des représentants, chaque orateur ne peut parler qu’une heure de suite. Lorsqu’elle est écoulée et qu’une clochette sonne, un autre orateur a le droit de l’interrompre, fût-ce au milieu de l’argument le plus profond, au moment où l’esprit, ayant pris son vol, aurait pu espérer une attention plus prolongée. Comme, en général, les orateurs parlent avec une grande facilité, ont beaucoup de choses à dire, ils tiennent à profiter de l’heure qui leur appartient, et les discours se précipitent comme des avalanches dans cette chambre : c’est du moins ce qui a eu lieu toutes les fois que je m’y suis trouvée. Chez les représentants, il y a une certaine confusion qui forme contraste avec le décorum du sénat. Chaque sénateur parle aussi longtemps que bon lui semble et même pendant toute la séance, sans que personne ait le droit de l’interrompre, excepté pour des observations ou des marques d’approbation. Les discours du sénat et des représentants me font souvent penser aux paroles de M. Poinsett, lorsque je faisais l’éloge de la facilité avec laquelle les Américains prononcent des discours : « C’est un grand malheur. » Est-il moins grand dans d’autres pays ? Si quelques discours me font parfois soupirer, il en est qui m’intéressent par ce qu’ils ont de direct relativement à la question qu’ils traitent, et par les orateurs qui les prononcent. J’aime à voir et à entendre des assemblées parlementaires. L’homme me paraît grand lorsqu’il se lève et lutte pour des faits et des convictions, lorsque sa force et son génie lui font remporter de grandes victoires ; même sans génie, sa puissance morale, son oui on non, présente un spectacle intéressant. Une pareille assemblée est en réalité une pièce dramatique dont les scènes et les épisodes produisent bien plus d’effet que bon nombre de celles que nous voyons représenter sur le théâtre. Je veux te raconter quelques-unes des scènes dont j’ai été témoin : d’abord un mot sur le théâtre et les acteurs ; ils ont pour moi un intérêt spécial, parce que les sénateurs représentent des États dont les traits caractéristiques et poétiques sont personnifiés dans mon imagination par des hommes.

Chaque État de l’Union envoie au Congrès deux sénateurs. Dans le sénat, on ne dit pas, en leur parlant, monsieur tel ou tel, mais le sénateur de Kentucky, du Massachusett, du Mississipi, de la Louisiane, etc., et j’ai de suite devant moi le mirage du Kentucky, du Massachusett, du Mississipi, de la Louisiane, suivant ce que je sais de la vie et du caractère de ces États sous le rapport de l’esprit, de la nature, lors même que leurs représentants humains n’y répondraient pas toujours ; la civilisation entière de cette partie du monde est devant moi comme un grand drame, dont Massachusett et Louisiane, Caroline et Pennsylvanie, Ohio et Alabama, etc., sont les forces agissantes avec leur individualité marquée. Celle-ci, à son tour, est indiquée en partie par le surnom que la circonstance ou le caractère populaire a fait donner à un certain nombre d’États et dont il serait facile de baptiser tous les autres. Je vois donc ici l’État empereur (New-York), l’État granit (New-Hampshire), l’État clef de voûte (la Pennsylvanie), l’État loup (le Michigan), etc., etc., lutter et combattre contre l’État géant (Kentucky), l’État des palmettes (la Caroline), l’État français (Louisiane), etc. ; et le combat qui a lieu pour conquérir l’État de l’or, appelé aussi l’État du Pacifique (Californie), met en saillie tous les traits, les rapports fondamentaux qui séparent les États du nord et du sud, et les arment les uns contre les autres.

La grande pomme de discorde, au sujet de laquelle on se bat depuis sept mois déjà, c’est le

BILL DE COMPROMIS

concernant l’annexion de la Californie comme État dans l’Union ; l’établissement de l’administration territoriale pour l’Utah (État des Mormons), et le Nouveau-Mexique ; la proposition destinée à fixer les frontières du Texas à l’ouest et au nord-ouest.

Un mot d’explication maintenant. Pour qu’un État ait droit d’entrer comme tel dans l’Union, il lui faut une population de cinquante-cinq mille âmes. Jusque-là, chaque province isolée des États-Unis est appelée un territoire, et durant sa minorité, son développement, elle est administrée d’une manière plus immédiate par le gouvernement fédéral, qui nomme le gouverneur et les autres fonctionnaires, envoie des troupes pour défendre les habitants contre les Indiens on autres ennemis, c’est-à-dire quand les habitants du territoire en font la demande. Chaque État de l’Union a le droit de faire ses propres lois, à condition de ne pas empiéter sur les constitutions des autres États fédératifs, et que leur forme sera républicaine. Le territoire n’a pas les droits d’un État, et l’on n’est pas encore d’accord sur l’étendue de celui qu’il a de se gouverner lui-même. Eh bien, la Californie, qui a atteint tout à coup une population de plus de cent cinquante mille âmes, la plupart émigrants des États libres du Nord, demande à entrer dans l’Union comme État libre. Le Nouveau-Mexique, débarrassé de l’esclavage par sa constitution, et Utah, qui donne à son jeune peuple le nom de « Saints des derniers jours, » demandent, comme territoires, à se déclarer contre l’introduction de l’esclavage. Mais ces trois États, celui qui est majeur comme ceux qui ne le sont pas encore, étant placés au-dessous de la ligne géographique du Missouri, qu’une ancienne convention a fait adopter comme démarcation entre les États libres et les États à esclaves, les États qui se trouvent au nord de cette ligne ont le droit de ne pas avoir d’esclaves, et ceux du sud de conserver l’esclavage. Trois États nouveaux libres dérangeraient l’équilibre politique et transporteraient le pouvoir du côté des États du Nord. Les hommes du Sud (pas tous cependant) crient : « Non, non, » et les plus exaltés ajoutent : « Nous romprons plutôt avec le Nord et nous formerons une union séparée, celle des États du Sud ! Nous déclarerons plutôt la guerre au Nord. »

Les hommes du Sud veulent avoir la liberté d’introduire leurs institutions concernant l’esclavage dans la Californie et le Nouveau-Mexique, que le Congrès fasse une loi pour défendre aux États libres de protéger les nègres fugitifs, et permettre à ceux du Sud de réclamer l’assistance de la loi pour rentrer en possession de leur propriété humaine. Les États du Nord crient de toutes leurs forces : « Non, non, » et les exaltés de leur côté ajoutent : « Plutôt une guerre sanglante. Nous ne voulons aucun compromis avec l’esclavage ! Loin d’ici l’esclavage ! Nous voulons rester un peuple libre ! Que le Congrès fasse une loi qui prohibe l’esclavage dans tout État nouveau. »

En attendant, plusieurs Méridionaux reconnaissent à la Californie le droit d’entrer dans l’Union comme État libre, mais ils refusent aux territoires celui de faire une loi concernant l’esclavage. Les Méridionaux, en général, soutiennent qu’ils ne combattent pas en faveur de l’esclavage, mais du droit de l’État et de la constitution. Quelques-uns sont vrais en parlant ainsi, mais chez plusieurs on remarque facilement que l’intérêt de l’esclavage sert à colorer leur opposition.

À ceci se joignent d’autres questions sur le même sujet comme, par exemple, de savoir si le district de Columbia, dans lequel se trouve Washington, continuera ou non à avoir des esclaves. (Cette ville, district de Columbia, est dans le Maryland, État à esclaves.) Une partie des Méridionaux tiennent à conserver également ici ce qu’ils appellent leurs « institutions domestiques. » Une autre question litigieuse, c’est la frontière du Texas du côté du Mexique et la portion du terrain qui se trouve entre l’État à esclaves et le territoire libre. Qui aura ou renoncera à ce terrain ? La liberté et l’esclavage se battent donc de nouveau sur cette petite parcelle de terre.

Tel est à peu près l’aspect de cette grande pomme de discorde, véritable nœud gordien, qui semble réclamer le glaive d’Alexandre pour en finir.

Le bill de compromis présenté par Clay dit : « La Californie sera annexée à l’Union conformément à sa demande comme État libre, car une population de deux cent mille âmes environ a le droit de choisir sa constitution. Le Nouveau-Mexique attendra pour la sienne le moment où le chiffre de sa population sera assez élevé pour lui permettre, conformément à la constitution, de former un État ; il sera jusque-là un territoire sans esclaves. On procédera de même à l’égard d’Utah. »

« En revanche, les États à esclaves auront le droit de répandre dans les États libres leurs esclaves fugitifs, et, le cas échéant, avec l’assistance de la loi, comme le veut la constitution. Columbia deviendra un district libre d’où l’esclavage sera banni. »

Tels me paraissent être les points principaux de la proposition de Clay pour rétablir la paix entre le Nord et le Sud ; mais ils demandent l’un et l’autre de plus grandes concessions et crient : « Non, non, » au bill de compromis. Réunissant sous ce titre beaucoup de choses que Clay désire faire adopter en même temps, il a été surnomme le « bill omnibus, » et on le combat sous cette dénomination. Les sénateurs, qui marchent avec Clay relativement à certains points, se séparent de lui sur d’autres. Le « bill omnibus » paraît donc avoir tout le sénat contre lui, quoique certaines questions spéciales, entre autres celle de l’incorporation de la Californie dans l’Union comme État libre, semblent devoir se décider dans le sens des vues de Clay. Ceux mêmes qui sont d’accord pour l’affaire principale continuent à se disputer pour les points accessoires. J’ai entendu l’autre jour une moitié de Mississipi fortement réprimandée par l’autre, qui lui reprochait sa tendance à la « désunion, » et criait : « Fi des désunionistes ! »

Un mot maintenant sur les personnages on quelques-uns d’entre eux qui me paraissent les plus remarquables.

Henry Clay, assis le long du mur à droite de l’entrée, est toujours présent, attentif, animé, selon la discussion ; lançant un mot par-ci par-là, et prenant souvent la parole pour diriger les débats. Sur sa joue et dans son regard étincelle un feu fébrile ; sa voix, ses paroles, ont une énergie produite par l’impulsion de son âme. Ses arguments, directs et frappants, me semblent inspirés par une conviction forte ; ils doivent avoir de l’influence. Lorsque sa voix forte et sonore lance dans le sénat, durant le combat pour la liberté, le cri de guerre California ! en donnant un son particulier à la dernière syllabe, on sent que le vieux général le conduit à la victoire. Clay, quoique né dans un État à esclaves (le Kentucky), le représentant, ayant lui-même des esclaves, n’en est pas moins un partisan ardent du système de la liberté. Il a dit, dès l’ouverture de cette session, qu’il ne permettra jamais l’introduction de l’esclavage dans un nouvel État. Je reconnais en ceci le grand homme politique et le fils libre du Nouveau-Monde[1]. Il paraît que, dans une occasion précédente, Clay a fait, pour délivrer sa patrie de l’esclavage, une proposition qui a paru irréalisable, et d’après laquelle tous les enfants d’esclaves nés à partir d’une certaine époque (1850, je crois) auraient été déclarés libres, élevés dans les écoles, où ils auraient appris l’industrie et les métiers. Cette proposition, si noble dans son but, si facile dans son exécution, qui aurait préparé d’une manière sensée une double émancipation, a cependant été rejetée. Les exaltés des deux camps n’ont pas voulu en entendre parler.

Si, au moment où il lutte en faveur de la liberté de la Californie et du territoire neutre du Nouveau-Mexique, Clay montra de la condescendance pour la demande des États du Sud relativement aux esclaves fugitifs, c’est, je présume, par nécessité. Depuis que j’ai vu dans ces États et surtout dans la Caroline du Sud, l’amertume dont ils sont animés au sujet de la conduite et des empiétements des hommes du Nord dans la question de l’esclavage ; depuis que j’ai entendu, et souvent, manifester le vœu d’une séparation d’avec le Nord, désir qui fermente dans ces États et se montre aussi dans le sénat, la condescendance de Clay me semble nécessaire pour éviter la guerre civile. Dans ce moment surtout, les esprits du Sud sont derechef fort irrités par le gain probable que les États du Nord vont faire moyennant l’entrée de la Californie, du Nouveau-Mexique et de l’Utah dans leur groupe. Le bill de Clay s’appuie sur la constitution des États-Unis, qui les oblige à respecter mutuellement leurs lois ; d’après celles des États à esclaves, ces derniers sont la propriété légale des maîtres auxquels ils appartiennent.

Je comprends fort bien l’irritation des abolitionnistes en songeant que leur terre libre ne pourra plus être l’asile des esclaves malheureux, que les trappeurs y auront les coudées franches et seront même assistés par les fonctionnaires publics. Quant à moi, j’aimerais mieux mourir que de livrer un pauvre esclave qui se serait réfugié chez moi. Mais cette condescendance est-elle indispensable pour éviter la guerre civile ? Clay est de cet avis ; Daniel Webster paraît marcher avec lui, tout en ne s’étant pas encore prononcé publiquement à l’égard du bill de compromis. Clay ne l’aurait pas proposé sans la conviction que le compromis demandé serait seulement temporaire, et si son grand cœur, sa perspicacité d’homme d’État, ne l’avait averti qu’on approchait de l’instant où un battement de cœur plus noble du Sud le poussera, par sa propre impulsion, vers une législation plus humaine quant à l’esclavage, que la pression du mouvement de l’humanité libre en Europe et en Amérique amènera le Nouveau-Monde à se débarrasser de son plus grand mensonge. Je le crois aussi, grâce aux esprits généreux que je connais dans le Sud. Qui peut voir le mouvement intellectuel opéré par la grande civilisation universelle et ne pas sentir que l’esprit de Dieu plane sur l’abîme et séparera la lumière des ténèbres par sa parole toute-puissante ! L’aurore est déjà sur les montagnes ; elle colore la cime des forêts. Quiconque le veut peut voir. Je ne redoute point ici la victoire des ténèbres.

Près de Clay et devant lui est le sénateur de l’État granit, M. Hale, du New-Hampshire, dont la tête ressemble assez à celle de Napoléon. Quant à sa personne, c’est une franche nature montagnarde, bien nourrie, robuste, solide sur sa base comme le roc ; son humeur est aussi vive que le vent. Abolitionniste énergique et inflexible, ennemi de toute concession à cet égard, M. Hale met souvent tout le sénat en gaieté par ses saillies spirituelles empreintes de sarcasme. Près de lui, je vois le sénateur du Texas (premier président républicain de cette contrée), le général Houston, à qui il a fallu, pour venir de chez lui à Washington, un mois entier. On écoute volontiers ce vieux et beau général, tant il y a de fraîcheur pittoresque dans son débit. Son expression bonne et mâle a une teinte chevaleresque militaire. Une singularité qu’on remarque chez lui, c’est qu’il taille constamment, pendant les délibérations du sénat, de petites chevilles de bois avec son canif.

Je vois dans les rangs des abolitionnistes le sénateur de la Pennsylvanie, visage beau et pur, dont toute la personne respire la simplicité des quakers, les sénateurs de l’Ohio, Corvin et Chase. Tu connais déjà Corvin : silencieux et calme maintenant (il a parlé dans la discussion générale), il lance de temps à autre une observation pendant les discours des hommes du Sud. Chase est remarquablement bien ; j’ai rarement vu une stature plus noble et fière. Dans la vie privée, un tel homme doit imposer, et faire naître l’amour ou — la haine. Dans la vie publique, il parle avec fermeté, mais laconiquement, en faveur du principe de la liberté.

Le sénateur de New-York, M. Seward, est un petit homme sans beauté personnelle ; son organe est presque nasillard, défaut assez fréquent chez les fils de Boston (M. Seward est né dans cette ville) ; cependant cette voix a fait entendre ici les plus grandes, les plus nobles pensées qui aient été émises durant la session actuelle du congrès. Abolitionniste prononcé, il a parlé contre le compromis. « Je veux, a-t-il dit à la fin d’un de ses discours, je veux travailler au maintien de l’Union, non par des concessions faites à l’esclavage, mais en appuyant les lois et les institutions qui feront d’elle un bienfait pour l’humanité tout entière. » C’est bon et grand !

En me dirigeant vers le couloir principal, je rencontre, non loin de Clay, Judge Berrian, homme de talent, d’esprit, en même temps pieux et bon, ayant le savoir-vivre d’un monde choisi. J’éprouve de la peine à voir en lui l’avocat du côté sombre du Sud, lorsqu’il combat en faveur de ses droits. Il est maintenant en guerre avec Clay relativement à la Californie, et leur division est allée si loin, que ce dernier a quitté notre table d’hôte où Berrian était assis à son côté.

Au centre de ce camp, le colosse Daniel Webster est assis commodément dans son fauteuil ; son front et ses joues sont jaunes, il semble alourdi par ses pensées ou par la chaleur, peut-être par ces deux choses à la fois. Je l’appelle colosse, non parce que je vois en lui une grandeur intellectuelle supérieure, mais à cause de sa tête magnifique, de son extérieur massif (il n’est pas de grande taille) et de son influence qui a quelque chose de colossale. Webster a été remarquable pour sa beauté, et possède une dignité royale naturelle ; sa présence suffit, dit-on, pour exercer un pouvoir presque oppressif sur les masses. Il a plus de soixante ans, est encore bel homme, robuste, quoique les années et les pensées paraissent l’avoir appesanti. Henry Clay, malgré ses soixante-dix ans et plus, est un jeune homme sous le rapport de l’extérieur et de sa personne, comparé à Webster ; il est toujours prêt à faire feu. Webster, au contraire, paraît soigneux de bien charger le canon avant d’en approcher la mèche.

Les sénateurs de l’Illinois, le général Shield et Judge Douglas, sont de petite taille, mais hommes de talent et d’esprit. Les beaux yeux profonds de Douglas brûlent d’un feu sombre ; il nourrit, dit-on, des désirs ambitieux et vise au fauteuil de la présidence. (On accuse Clay, Webster, Seward et autres du même méfait.) Douglas parle peu, du moins en société, mais on sent sa présence ; il paraît captieux, ardent, vigoureux. Le général Shield est blond, a des yeux bleus, un joli et loyal regard ; sa nature est plus ouverte que celle de son collègue. Il a été blessé grièvement dans la guerre contre le Mexique. J’aime à causer avec lui, à l’entendre parler. C’est un Américain éveillé et chaud, qui paraît comprendre les avantages et la mission particulière de sa patrie.

Jetons maintenant un regard dans l’autre camp. L’épervier du Missouri, le sénateur Benton, est assis fort avant au milieu des siens, comme le lion de Kentucky, et presque en face de lui. C’est l’un des sénateurs les plus âgés du congrès, et fort estimé pour sa science, sa fermeté, son courage. Il a eu deux ou trois duels ; après avoir visé lentement ses adversaires, il les a tués avec le même sang-froid et paraît disposé à recommencer[2], Benton appartient à la population américaine des frontières, de ces hommes qui, ayant grandi sur la limite du désert et parmi un peuple à demi sauvage, se sont habitués de bonne heure à ne connaître d’autre loi que celle du plus fort, à marcher avec pistolet et coutelas de Bowie (sorte de couteau recourbé dont on se sert généralement comme arme dans les États à esclaves, ils portent le nom de l’inventeur), comme nos enfants portent un canif et un crayon dans leur poche. Dans l’État à esclaves que traverse le Missouri sauvage, bourbeux et dangereux, qui touche, à l’occident aux steppes des tribus indiennes, à l’orient au fleuve géant, le Mississipi, au bord duquel la vie païenne lutte encore en souveraine avec la loi chrétienne ; dans cet État, un duelliste de sang-froid, du genre du colonel Benton, peut être considéré comme son digne représentant ; surtout il y a encore moins de doute lorsque, par l’énergie de sa volonté, par sa conduite sensée, il se fait estimer et craindre sous le rapport de l’individualité politique. Quant à son extérieur, Benton est de petite taille, a des épaules carrées, une poitrine haute ; sa chevelure grisonnante, clair sensée et légèrement frisée se dresse sur son front élevé ; en dessous brillent des yeux gris, mais froids ; entre ceux-ci s’avance un bec d’épervier. La partie inférieure du visage est forte, elle indique une volonté ferme et des passions très-vives. La stature de Benton, l’expression de sa physionomie annoncent la vigueur, mais elles prennent aisément une teinte de lourdeur et manquent de noblesse. Au sénat, il lutte en faveur de la liberté en Californie et contre le bill omnibus de Clay.

En société, c’est un homme ouvert, prévenant, extrêmement amical et poli. Mais quelque chose se retire en moi devant sa main sanglante ; sans cette impression, je le verrais volontiers souvent. Sa déclaration franche au sénat, quand il a dit que, « tout en étant né dans un État d’esclaves, son représentant, et propriétaire d’esclaves, il n’en considérait pas moins l’esclavage comme un mal, et que vouloir étendre cette malédiction à des territoires libres c’était un crime, » cette mâle déclaration, dans sa position, mérite l’estime. Les peintures qu’il fait de la nature et des coutumes de l’Ouest sont animées, fortes, et rendent témoignage de son instruction, de son talent.

Le plus vif des sénateurs du camp du Sud, assis à côté de celui du Missouri, et formant le plus grand contraste avec lui, est Soulé, sénateur de la Louisiane. L’épervier est un bon représentant du Missouri, aux montagnes riches en métaux et voisin des sauvages. La contrée où brille l’orange, où croît la canne à sucre, où la civilisation et les mœurs françaises sont acclimatées depuis longtemps, la florissante et belle Louisiane, ne pouvait pas envoyer au Congrès un plus digne représentant que le créole français Soulé. D’une beauté méridionale, ayant les traits fins, les yeux et les cheveux noirs qui distinguent la plus belle population de l’Espagne et aussi de la France, Soulé a dans sa personne et son expression la grâce que l’on rencontre chez les hommes de ces deux nations. Soulé s’est présenté au sénat, et, dans la question de la Californie, en défenseur des « droits du Sud, » mais en même temps en homme d’esprit et de tact. Lors d’une question où le vote devait nécessairement être contraire à la Louisiane, comme État à esclaves, il ne s’est pas moins déclaré pour le maintien de l’Union. Son grand discours a produit beaucoup de sensation, et je l’ai entendu louer par plusieurs. À la lecture, je n’y ai rien trouvé annonçant une nature élevée. Les droits politiques du Sud, voilà le but exprimé pour lequel il combat, et il en appelle à un sentiment chevaleresque avide de sa propre gloire. « Le Sud ne doit pas céder parce qu’il est le plus faible, et s’il doit être vaincu, qu’une rougeur honteuse ne couvre pas sa joue. » Soulé est un chevalier français, non de premier ordre ; ce n’est ni un Bayard ni un Turenne.

M. Dickinson, le froid sénateur d’Alabama, d’un extérieur sévère, est fort estimé pour son caractère intègre dans les rangs des hommes du Sud. Il est assis à côté de l’inflammable Mississipi, c’est-à-dire du plus jeune sénateur de cet État ; d’un physique agréable, d’une nature de feu, il parle vivement en faveur des intérêts du Sud. Le second sénateur du Mississipi, M. Foote, est plus âgé, petit, maigre, vif aussi, et, je crois, un ami ardent de sa patrie. Il est pour l’Union, et ses moments les plus brillants sont ceux où il se lance dans les dithyrambes polémiques contre quiconque la menace. Les explosions de ses saillies l’arrachent presque à la terre ; car toute sa personne, frêle et cependant musculeuse, suit avec de violents soubresauts les apostrophes de son esprit. Elles sont parfois si sévères, si foudroyantes, que je suis surprise de la patience avec laquelle le sénat et surtout certains sénateurs l’écoutent ; mais ils me paraissent lui prêter l’oreille avec ce sentiment de connaisseur que l’on accorde au travail d’un artiste plein de talent. M. Foote est, du reste, toujours sur pied, prêt à interrompre, à faire des observations, à reprendre, à appeler par sa nature de vif-argent un rire général quoique bienveillant.

Près du Mississipi « mangeur de feu, » je vois un homme jeune, d’un extérieur agréable, et ressemblant, pour les traits, d’une manière étonnante à un Indien. C’est le sénateur de la Virginie (j’ai oublié son nom) et, dit on, le descendant de Pocohuntas, l’héroïne indienne de cet État ; c’est ce qu’il a de plus remarquable à mes yeux.

Il y a aussi dans le Sénat (ils n’en font point partie) deux envoyés des Mormons, dont le nombre s’est élevé tout d’un coup à douze mille âmes. Ils demandent à faire partie de l’Union, et sa protection armée contre les Indiens. Depuis que les adhérents de cette secte bizarre ont été chassés de leur premier domicile sur les bords du Mississipi, par le peuple de l’Illinois, ils ont erré à l’ouest au-delà de Nebrask, le désert indien, et fini par s’établir dans une vallée fertile autour d’un lac appelé le « Grand Lac Salé, » dans la haute Californie. Ils y ont formé une société florissante. Je n’ai rien entendu dire encore de bien clair et positif sur le gouvernement et les mœurs des Mormons. On m’a prêté leur Bible. Elle contient d’abord toute notre Bible ; puis vient un supplément fait par de soi-disant prophètes plus modernes, dont Méroni et Mormon sont les derniers. Leurs prophéties en contiennent de plus décidées relativement au Christ ; on y trouve toute son histoire, beaucoup de ses paroles ; mais, autant que je puis en juger, il n’y a rien de neuf dans leur doctrine religieuse. Ce qui s’y rapporte plus particulièrement à cette secte semble basé sur la supposition que son prophète Joë Smith serait un descendant direct des derniers prophètes chrétiens. Des communications miraculeuses lui ont donné connaissance de ces livres, de leurs dons spirituels, et le pouvoir de les communiquer à d’autres ; d’où résulte pour eux une union plus intime avec le Christ que celle des autres chrétiens. On a de la peine à s’expliquer comment un homme qui, sous beaucoup de rapports, a été un trompeur, a pu prendre une assez grande autorité sur des milliers d’individus dans l’état actuel de la société chrétienne, pour les amener à former une grande communauté régulière, obéissant à sa loi. Il faut que cet homme ait été doué de quelques facultés peu ordinaires, soit d’une nature prophétique (nous en avons encore journellement des exemples, entre autres la seconde vue des Écossais), soit d’une habileté temporelle. Joë Smith a péri dans la lutte contre les Illinois et paraît avoir prédit le moment et le genre de sa mort. Les Mormons continuent à être guidés par des hommes qui suivent ses lois et se prétendent dirigés par son esprit.

Quelques mots sur ma nouvelle demeure. C’est celle de M. Johnson, professeur de géologie. Absent pour le moment dans l’intérêt de sa science, son retour sera prochain. Madame Johnson, sa sœur, deux enfants adoptifs, une jolie fille de quinze ans, un garçon de treize composent toute la famille. Madame Johnson parle hautement contre l’esclavage et en faveur de l’hydropathie. Elle voit dans le premier tout le mal, et dans la seconde le remède de tous les maux. C’est un caractère profondément bon, loyal, ouvert, parfait, auquel se joint une bonne et fraîche originalité. Sa sœur, plus jeune de quelques années et quakeresse, possède un de ces visages doux et jolis, si habituels chez les femmes de cette secte, et leur manière d’être pleine de bon sens. Elle est toujours habillée en blanc, et chaque matin la table du déjeuner est ornée de roses fraîches que mademoiselle Donaldson rapporte de sa course matinale dans le parc du Capitole. Elle est l’idéal de la quakeresse poétique, et de temps à autre sa conversation est assaisonnée de quelques beaux vers. Ils sont toujours cités à leur place et dits agréablement ; sa présence seule suffit pour me rafraîchir et me reposer. Madame Johnson, avec ses bains froids, son naturel frais et les discussions que je l’entends soutenir à mon grand plaisir, par-ci, par-là, avec notre compatriote le docteur Hebbe, la paix, la liberté dont je jouis dans son beau foyer, m’en rendent le séjour infiniment agréable.

Washington, 14 juillet.

C’est dimanche, je reste au logis pour me reposer et causer avec toi. Il fait très-chaud, mais le sycomore qui est devant ma fenêtre me donne toute l’ombre et la fraîcheur possible par mes jalousies vertes.

La lutte a recommencé de plus belle. Le président Taylor repose dans son paisible tombeau, fort regretté des siens et de ses camarades du champ de bataille. Ses funérailles ont eu lieu l’autre jour avec pompe, et cependant moins de solennité que celles de Calhouen à Charleston ; les spectateurs n’étaient pas aussi nombreux. Les partis politiques s’élancent de nouveau l’un contre l’autre pardessus sa tombe, et les exhortations auxquelles sa mort avait donné lieu dans le sein du Congrès pour engager ses membres à s’occuper de choses plus hautes que des intérêts terrestres égoïstes, semblent avoir été enterrées avec lui. M. King, sénateur de l’Alabama, préside maintenant le Sénat à la place de Fillmore, et remplit cette fonction avec plus de rigueur, moins de grâce que son prédécesseur. Les articles de journaux pleuvent sur Fillmore, devenu tout à coup le premier personnage des États-Unis ; ils examinent sa vie privée, ses talents, son caractère, etc., sous toutes leurs faces. Comme le pilote sur son navire, l’homme d’État est exposé, dans ce pays, à tous les temps et coups de vent ; il ne tarde point à être tellement hâlé, qu’il finit par ne plus s’inquiéter du vent. Ce caractère du pilote est le seul qui convient à tout personnage public, homme d’État, fonctionnaire ou auteur. Que le vent souffle comme bon lui semble, la seule chose dont ils aient à s’occuper, c’est de marcher d’après la boussole, c’est-à-dire leur conscience ou conviction consciencieuse. Fillmore est aussi l’un de ces hommes du Nouveau-Monde qui se sent fait eux-mêmes. Fils d’un petit fermier, il n’a eu d’autre éducation que celle de l’école communale ; dans son adolescence, il a été apprenti tailleur, puis instituteur, ensuite copiste chez un homme de loi qui, frappé de ses heureuses dispositions, les a cultivées. La capacité de Fillmore n’est pas, dit-on, de premier ordre, mais on loue son caractère, son bon sens. On assure qu’au moment où il fut élu président, sa fille unique était (est encore) maîtresse dans une école de femmes de perfectionnement ; l’éducation des élèves qui en sortent est considérée comme achevée.

Quant à ma personne, je n’ai que du bien à en dire. Je vis dans un monde plein d’intérêt ; chaque jour, pour ainsi dire, me fait faire des connaissances, avoir des entretiens qui donnent naissance en moi à plus de pensées que je ne pourrai en méditer d’ici à longtemps. C’est fatigant, surtout par une aussi forte chaleur. Cependant, malgré ma lassitude, mon épuisement, au premier mot offrant un intérêt réel, mes nerfs se tendent, mon cœur bat avec vigueur, et je me sens aussi forte et vivace que jamais. Je n’ai eu nulle part des entretiens dont la variété ait eu autant d’intérêt qu’ici. Une grande partie de la sagesse des États-Unis se trouve concentrée dans le Congrès et autour de lui. Ceux qui désirent des réformes d’une utilité générale, ou de mener des projets à bien, viennent ici présenter leurs demandes au Congrès, entretenir ses membres, veiller au succès de leur affaire. Parmi ces individus est un M. T.…, qui travaille à la réforme des postes, à l’abaissement du tarif des lettres dans toute l’Union, comme cela s’est fait en Angleterre. Il y a tout lieu de croire que la chose sera bientôt votée.

M. T.… m’a attirée par l’intérêt qu’il porte au développement plus élevé de l’intelligence des femmes, et par la netteté de son coup d’œil relativement à leur influence sur toutes les générations. « Si l’on me demandait mon avis, dit-il, pour savoir si, en matière d’éducation, il faut commencer par les hommes ou par les femmes, je commencerais par ces dernières. » Cette manière de voir est assez généralement répandue parmi les hommes réfléchis du Nouveau-Monde. Frappé comme moi par le caractère significatif de la quakeresse, M. T.… l’attribue à la liberté qu’on leur a laissée de se gouverner elles-mêmes, et de participer de bonne heure aux affaires de l’État.

Le professeur Henry est l’un des savants les plus aimables que j’aie rencontrés de ma vie ; sa conversation me donne un plaisir infini. Nous avons parlé l’autre jour des lois dernières des choses. Henry a fait la remarque que, plus nous nous en approchons, plus elles paraissent simples ; il ajouta : « Pour les saisir dans leur vérité la plus haute, il faut… le caractère et le coup d’œil d’un ange. » Hélas !…

Du reste, Henry est comme Oerstedt[3], un adorateur des lois de la nature, sans vouloir, cependant, comprendre les phénomènes indiquant un monde spirituel, infiniment plus riche que celui qu’ils veulent faire passer comme étant le seul réel. Je m’arrête ici dans une lutte avec Henry et avec Oersted ; mais n’importe ! Le point essentiel, c’est de savoir ce que sont les hommes, ce qu’ils produisent. Chacun a un talent à faire valoir, nous le savons tous, mais nous l’oublions souvent, tandis que nous critiquons et blâmons.

M. Carey (l’économe national) m’a parlé hier, pendant plus d’une heure, assurément, sur la véritable formation politique d’un État ; sa construction, pour être d’une solidité réelle, ne ressemble point à la colonne, mais à la pyramide. La colonne répond à la constitution politique européenne monarchique ; elle ne peut porter un grand édifice sans crouler sous son poids. » Lorsque Carey vit, il y a quelques années, le roi Louis-Philippe concentrer en lui et sa dynastie le pouvoir et la richesse, on prétend qu’il a dit : « Cela ne peut pas durer longtemps, et doit nécessairement crouler. » C’est ce qui arriva peu de temps après. La véritable forme politique, celle qui brave les siècles et les tempêtes, doit avoir une base large et partir de là ; cette forme est celle de la pyramide, celle des États-Unis. Elle part de l’éducation publique du peuple, de la liberté civile, s’élève ferme, inébranlable, sur une base solide comme celle des Andes et des Alpes. Cette comparaison me semble bonne et la chose vraie.

Sa théorie de l’économie nationale me paraît moins claire, car il veut que la production soit au niveau de la population, ce qui rendrait la mort inutile, ou du moins ses grands instruments, la guerre, la peste, destinés à faire de la place aux survivants. Toute théorie, tout travail dans ce sens me causent de la joie, car ils aident toujours à donner un peu plus de lumières, d’espace et d’espérance sur la terre. Il me semble, cependant, qu’une île suffisante pour dix personnes ne pourra jamais en nourrir mille. « C’est vrai, dit-on, pour une île, un petit espace limité avec ses moyens restreints ; mais la terre… »

Mais qu’est donc la terre, sinon une petite, très-petite île dans l’Océan universel ? Ses moyens ne sont-ils pas bornés ? Quand toutes ses parties seraient cultivées, en résulterait-il autre chose qu’une pépinière dont les arbres ne tarderaient pas à se trouver gênés si on ne les transportait point ailleurs, une colonie pour les pèlerins obligés d’émigrer vers de nouveaux mondes ? Hélas ! après être nés sur cette jolie et bonne terre, je ne connais pas de privilége plus joyeux que l’espoir de la quitter, d’émigrer vers un monde plus vaste, plus libre et meilleur. Mais, si l’économie politique et autres sciences pouvaient réduire à rien la misère, faire de la mort un membre paisible de la société, en venant se présenter aux vieillards sous la forme d’un ami, le sommeil, ce résultat serait magnifique !…

Horace Mann (le propagateur de l’enseignement) est un homme d’une grande, d’une immense espérance. J’étais abattue lorsque je lui ai parlé, mais il a ranimé mon courage. Sur son front, l’un de ses fronts à deux étages, où les idées ascendantes trouvent place, on voit l’individu qui, par la seule influence de sa tête, a construit de nouvelles salles d’enseignement, hautes, aérées, dans tous les États du Nord, et a haussé d’un étage tout l’édifice de la société. Son raisonnement est en abrégé celui-ci :

« Nous héritons des facultés, des bonnes et mauvaises qualités de nos parents. Une génération hérite de la précédente. Les crimes et les vertus des parents se transmettent, et sont, conformément aux paroles de la Bible, punis ou récompensés dans les enfants et petits-enfants ; c’est le cas pour l’humanité prise en bloc. En donnant une bonne éducation au peuple entier, celui-ci s’élèvera de génération en génération, et ainsi jusqu’à l’infini. » Horace Mann parle de ceci avec la foi qui transporte les montagnes. Comme Carey, il est d’une nature militante, n’épargnant pas ceux qui lui résistent ; il n’est guère aimé de ses adversaires, des gens qui veulent vivre dans la mollesse de l’esprit. Quand je les contredis, c’est pour les faire parler davantage, car je suis ravie de les connaître. Tous deux sont dans le meilleur âge de la vie, ont une taille élancée, souple, l’animation de la jeunesse, et le rayon du génie qui éclaire leur visage en forme la principale beauté. Je me souviens surtout de leurs yeux limpides et brillants.

Je rencontre ici des hommes dont le talent spécial, la saine raison, éclairés par ce rayon d’en haut, agissent toujours d’une manière vivifiante, n’importe où il se trouve.

Dans ce pays, toute question d’État est, secrètement ou non, liée au bien-être suprême de l’humanité, et traitée en conséquence. Dans cette ville, où la société est maintenant, pour ainsi dire, le salon du congrès, il est facile de faire de chaque entretien le point central de la vie et de l’animer en conséquence.

Le 16 juillet.

Si un étranger arrivait à Washington dans ce moment et jetait un regard du haut du Capitole sur ce magnifique pays ; s’il laissait voltiger ses pensées sur le territoire des États-Unis depuis l’Atlantique jusqu’à l’océan Pacifique et voyait flotter au Capitole, pendant la session du congrès, le drapeau parsemé d’étoiles des États-Unis, et s’il pensait :

« Quel sentiment de fierté les hommes de là dedans doivent éprouver en jetant au dehors un regard sur ce vaste et riche pays et en disant qu’ils y propagent la vie de la liberté ! »

Cet étranger ne manquerait pas d’être frappé d’étonnement si de l’intérieur du Capitole on lui répondait : « Non, c’est la vie de l’esclavage ! » Il ne manquerait pas de croire qu’il a mal entendu, que tout est possible, excepté une pareille monstruosité, un si épouvantable mensonge dans un pays dont la constitution dit : « Nous considérons comme irrécusables les vérités suivantes : Tous les hommes ont été créés égaux ; le Créateur leur a donné certains droits immuables, parmi lesquels se trouvent la vie, la liberté, la recherche du bonheur, etc. »

Cependant, si un étranger arrivait dans ce moment à Washington, s’il écoutait les voix du Capitole, il les entendrait s’élever seulement en faveur de la négation de la liberté.

Et, je l’avoue, j’ai éprouvé de l’amertume en entendant prononcer tous les jours au sénat des discours en faveur de l’esclavage par les hommes du Sud, sans que les abolitionnistes leur répondissent un mot. Dans ma surprise, j’en ai demandé la raison, et il m’a été répondu que les abolitionnistes, ayant déjà tiré leurs salves, on devait laisser au parti opposé le temps de dire tout ce que bon lui semblerait ; le vote aurait lieu après. De la sorte, on protesterait contre l’esclavage sans discours. Ceux que j’ai entendus dans le commencement, les discours imprimés de Governeur Seward et autres membres du congrès, m’ont prouvé que cette explication était vraie. J’ai donc le regret d’être arrivée ici pendant la période décroissante de la discussion.

Cependant il a été fait un pas en avant dans la vie politique, en permettant que les débats sur la question de l’esclavage fussent entièrement libres. Peu d’années auparavant, il était défendu sous peine de la vie de l’agiter dans le Congrès. Des hommes courageux, amis de l’humanité, et l’opinion publique ont renversé cette muraille. La lutte entre la liberté et l’esclavage s’est concentrée de plus en plus sur le terrain intime de la question, l’humanité. De grandes pensées ont été mises au jour et me paraissent produire le même effet que le soleil levant dardant ses premiers rayons sur les montagnes. Parmi ces pensées se trouve celle d’une loi divine, supérieure aux lois de l’État, et en vertu de laquelle la société a le droit de s’élever contre ces dernières, quand elles sont en opposition avec la loi divine.

Ceci n’est au fond qu’une application, à la question du jour, du premier principe de la déclaration d’indépendance des États américains. Mais les idéalistes du Nord l’expriment maintenant avec force et beauté. Il est évident pour moi que tôt ou tard ce principe deviendra dans le combat l’étendard de la liberté. C’est ce que dit aussi Daniel Webster, le représentant de l’État des Pèlerins. Son mot d’ordre est : « Constitution, Union : » ce sont ses dieux ; pour lui, il n’y en a point au-dessus.

Le 18 juillet.

J’ai entendu hier, dans le sénat, un discours fort remarquable prononcé par Webster. Il a produit sur moi une impression décisive à son avantage. Jusqu’ici j’ai été beaucoup en relation avec les ennemis et les adversaires politiques de Webster, et l’ai entendu attaquer et démolir de maintes manières. Maintenant je suis persuadée et veux croire qu’il est complétement loyal dans sa conviction. Il a parlé aujourd’hui en faveur du bill de compromis, s’y est rattaché en tout, a déclaré que, dans le moment actuel, il le considérait comme remplissant toutes les conditions voulues pour une conciliation, et celle-ci comme le moyen de perpétuer l’Union, de continuer sa prospérité. « Je crois à une Vis mendicatis, a dit Webster, à une vie curative pour les nations comme pour les individus, et que, n’importe nos fautes, nos défectuosités, nous nous en débarrasserons plus vite en restant unis, en supportant nos chaînes avec une tolérance généreuse, que si nous les brisions dans un moment d’aveugle colère[4]. » Puis il évoqua dans quelques courtes et fortes propositions, et dans le tableau offert par chacune d’elles, le souvenir de ce que divers États, celui des Pèlerins comme celui des Palmettes, avaient été l’un pour l’autre pendant la lutte en faveur de l’indépendance, les souffrances qu’ils avaient endurées ensemble et les combats livrés en commun dans l’intérêt général. Il finit en exhortant le sénat à se détourner des intérêts individuels pour ne songer qu’au bien de tous, au maintien de la constitution fondée par leurs pères et à faire preuve d’une vertu plus qu’ordinaire. « Quant à moi, ajouta-t-il, je resterai fidèle à l’Union avec tous ceux qui veulent la conserver. Je propose de nous tenir fermement à la constitution, et je n’ai pas besoin d’une autre plate-forme. Juste envers le pays tout entier, je ne reconnaîtrai que lui. Peu m’importe les suites que ceci aura pour moi ; je ne m’en inquiète nullement. Un homme ne peut pas trop souffrir, ne peut pas succomber trop tôt s’il souffre et succombe en défendant la liberté et la constitution de son pays. »

Webster avait commencé son discours avec calme, lourdeur et sans vie apparente. Vers la fin, ses joues s’étaient couvertes du feu de la jeunesse ; sa personne se redressa, parut svelte, animée, — et aux derniers mots il était là, debout, avec une beauté mâle, au milieu de l’assemblée fascinée et l’écoutant ; il était là, calme, sans émotion apparente, et comme se reposant, heureux et libre, dans la magnificence du chant qu’il avait fait entendre. Ah ! s’il avait pu en faire entendre un plus noble encore, tout aurait été parfait, — sa victoire et celle de la lumière. Mais, en parlant pour la liberté de la Californie, Webster se prononça pour l’arrestation des esclaves fugitifs, même sur la terre autrefois libre, — pas une parcelle du sol américain ne pouvait plus être appelée le foyer de la liberté. Il y était poussé par les fâcheuses circonstances du moment, la nécessité politique ; il ne pouvait pas faire autrement, je crois ; et je me suis unie à sa profession de foi, « une Vis mendicatis pour les peuples, etc. » Ceci deviendra une vérité prophétique. Jusqu’ici je n’ai rien vu de pareil à l’impression produite par ce discours ; l’effet en a été saisissant, électrique. Pendant que Webster parlait, le plus grand silence régnait ; l’assemblée paraissait retenir sa respiration pour mieux l’entendre ; le tonnerre de l’approbation voulait de temps à autre faire explosion dans la galerie, et le sénateur président était obligé de la rappeler à l’ordre ; il finit par dire énergiquement aux auditeurs des galeries qu’il était défendu d’exprimer l’approbation et la désapprobation. Mais, à chaque éclair nouveau lancé par l’orateur, le tonnerre approbateur grondait, était contenu par le désir de l’écouter. En détournant mon regard de l’assemblée ravie, il se dirigea vers un visage rayonnant d’une joie si chaude et si pure que je ne pus m’empêcher de sympathiser avec lui ; c’était celui de madame Webster, qui s’était évanouie, m’a-t-on dit, la première fois qu’elle avait entendu son mari parler en public. Cependant elle a l’air d’une femme robuste et nullement faible quant aux nerfs.

Il est impossible, en vérité, de se faire une idée trop haute de la puissance de Webster comme orateur, de la beauté classique, de l’énergie de son langage, lors même que les pensées émises par lui manquent de nouveauté et de grandeur, de l’effet produit par la voix profondément intensive avec laquelle il prononce certaines paroles auxquelles il veut donner de la force. Si ce n’est pas, comme on serait tenté de le supposer (tant c’est simple et facile), un don naturel d’une grandeur extraordinaire, ce serait le degré le plus élevé de l’art. En général, les orateurs de ce pays crient trop, ont des gestes trop violents, rugissent quand ils veulent être énergiques. Henry Clay n’est point exempt de ce défaut, et il se laisse plus entraîner que Webster par le sentiment.

Quoique le bill de compromis ait pour lui ces deux grands hommes d’État, on croit qu’il sera rejeté, du moins dans sa forme omnibus ; on prétend que c’est déjà chose faite. Clay combat en sa faveur depuis sept mois ; il lutte encore, mais, pour ainsi dire, comme un gladiateur mourant. Cela fait mal, en vérité, de le voir passionné, violent, jeter en arrière, avec ses mains tremblantes, ses doigts si maigres et bleuâtres, les longues touffes de cheveux qui tombent sur son front et que la vivacité de ses mouvements de tête ramènent constamment, tandis qu’il parle ou répond aux attaques dont il est l’objet dans le sénat. Webster est plus beau, plus calme de sa personne, ce qui ne m’empêche pas de voir chez Clay le héros patriotique désireux de faire avancer sa patrie et son peuple sur la route de la liberté, tandis que Webster, avec toute sa beauté, sa puissance oratoire, n’est pour moi qu’un grand crieur de nuit politique, veillant à ce que la constitution ne prenne point feu. Webster est un prédicateur, un homme de l’Union ; c’est un pacificateur, mais il ne régénère pas.

Le 20 juillet.

Je ne puis jamais t’écrire comme je le voudrais, tant mes moments sont pris. La grande question est encore indécise, et les hommes d’État se livrent un combat à mort. Depuis que j’ai vu les luttes personnelles d’ici, rien ne me paraît plus naturel que l’enthousiasme des Américains pour leurs hommes politiques ; car les vertus et le courage des héros sont indispensables dans cette lutte intellectuelle dont le caractère est beaucoup plus élevé que celui d’une guerre sanglante. Mais si le sang ne s’y montre pas, il n’en bouillonne pas moins dans le cœur de l’homme et s’enflamme sous les coups tranchants du glaive de la parole. J’ai été témoin hier d’un combat singulier entre le lion du Kentucky et l’épervier du Missouri ; il a fait bouillir mon sang d’indignation.

Le colonel Benton (l’épervier) avait attaqué l’avant-veille le bill de compromis et dit à cette occasion :

« Le bill est pris en flagrant délit, — pris sur le fait ; je l’ai saisi par la nuque, exposé ici avec honte aux regards de la multitude (Benton tenait le bill roulé en l’air), au moment où il était prêt à commettre son crime. » Benton a cherché, pendant trois heures assurément, et avec une véritable envie de tuer, à anéantir le « monstre, » nom qu’il donne au bill de compromis, afin d’en faire le but du mécontentement et de la dérision générale. La manière dont il s’y est pris annonçait jusqu’à un certain point la haine et une basse méchanceté. Clay s’est levé hier pour se défendre ; il a réclamé la désapprobation du sénat à l’égard des expressions dont Benton s’était servi et que je viens de rapporter. Mais il excita ainsi encore davantage la bête féroce du Missouri à une lutte personnelle, et j’éprouvai de l’aversion pour le plaisir froid avec lequel, après avoir découvert le côté faible de la position de Clay, l’épervier semblait le tenir dans ses serres, les enfoncer dans sa chair et son sang. Pardonne-moi d’employer des expressions aussi dures, mais je me borne à peindre le caractère de l’acte. Je me souviens surtout de ce qui suit.

Benton cita une expression quelconque du bill que, suivant lui, Clay évitait de toucher. « Je vois, dit-il, que le sénateur du Kentucky est fort chatouilleux relativement à ce passage ; c’est pourquoi je le sonderai, je poserai encore une fois le couteau sur le nerf douloureux… » Ici Benton retroussa les manches de son habit (à son insu peut-être), comme s’il se préparait avec joie à faire une opération, et je vis devant moi le froid duelliste. Il avait peut-être retroussé ainsi ses manches afin de dégager son poignet pour viser lentement et finir par tuer son malheureux adversaire. Combien je détestais cet homme et son ignoble manière de combattre. Une colère énergique pleine de noblesse est rafraîchissante à voir ; mais le plaisir que cet oiseau carnassier trouve à tourmenter les autres, fi donc !

Le lion du Kentucky sentit les serres et le bec de l’épervier ; je m’en aperçus à la rougeur de ses joues, à la vivacité fébrile de ses mouvements lorsqu’il se leva une couple de fois pour se défendre. Je l’admirai d’autant plus de ne pas se laisser emporter à quelques personnalités, de ne répliquer qu’en produisant des faits, et d’avoir gardé le silence pendant une grande partie des lentes opérations de son adversaire. Clay resta homme bien élevé en face de cet animal carnassier, qui s’abandonnait à tous les instincts de sa grossière nature ; mais je fus très-étonnée da ce que, dans l’intervalle, pas un noble sentiment ne s’éleva dans le sénat contre une pareille manière de se servir de ses armes. Ma surprise augmenta le soir, en société, de ne pas trouver une personne partageant mon opinion sur la conduite du sénateur Benton à l’égard de Clay. « Je me tromperais fort, dit la sénateur H. à une jeune femme (lionne littéraire momentanément à Washington), si vous n’avez pas joui de cœur de la conduite de Benton à l’égard de Clay. — Assurément, répondit-elle, j’en ai été charmée d’âme et de cœur ; c’était une véritable fête pour moi ! » Quel goût !

Du reste, Clay n’a pas toujours fait preuve de la même mesure et supériorité dans les querelles politiques ; il s’est laissé entraîner, il y a peu de temps, lors d’une lutte contre Benton, à une grossièreté presque égale à celle de ce dernier, mais un instant seulement. La violence est paroxysme chez Clay et nature chez Benton. Le premier y est excité ; le second s’en sert pour attaquer avec un orgueil presque incroyable. Clay est surpris par la violence ; Benton l’a toujours sous la main.

Clay parlait quand je suis arrivée au sénat aujourd’hui un peu plus tard qu’a l’ordinaire. On ne s’y attendait pas. Quelque chose, étant survenu pendant la discussion, lui avait fait prendre la parole, et je l’ai vu dans un de ces moments où sa gravité passionnée entraîne involontairement ou impose à la foule qui l’entoure. Il était là, les mains fermées, levées, le visage haut, et d’une voix dont j’appris alors seulement à apprécier le pathos et l’harmonie, il assurait que ses vues étaient pures, qu’il n’avait d’autre but que le bien de la patrie. « Qu’est-ce qui pourrait me tenter ? ajouta-t-il ; à mon âge, on est plus près du ciel que de la terre et trop près de quitter celle-ci pour rechercher une récompense quelconque. Le témoignage de ma conscience me donne seul la force de lutter. »

Toute l’assemblée était silencieuse, et j’éprouvais une sympathie profonde pour cet unique combattant si isolé au milieu de beaucoup d’ennemis et d’auditeurs qui lui étaient défavorables et sans un ami. Mais cet isolement constitue la grandeur la plus élevée de la terre si l’on a le juge suprême pour ami ou du moins pour unique confident.

Clay fera lundi prochain, à ce qu’il paraît, son dernier grand discours, celui qui le tuera sur la question de la Californie ; après quoi, elle sera probablement bientôt décidée d’une manière quelconque. Dans tous les cas, Clay partira pour les bords de la mer, où il va prendre les bains. Je resterai encore quelques jours ici pour l’entendre.

Je vais te parler maintenant de diverses personnes et choses qui m’ont offert de l’intérêt ici. Parmi les premières se trouve un savant, M. Scoolcraft, qui a découvert les sources du Mississipi bien avant au nord dans la province de Minnesota. Il a beaucoup vécu parmi les tribus indiennes, raconte des choses intéressantes à leur sujet, s’occupe de la publication d’un ouvrage qui les concerne ainsi que la contrée du Mississipi supérieur. M. Scoolcraft marche avec des béquilles, par suite d’une paralysie de la jambe ; mais son esprit se meut librement. C’est un homme instructif à écouter et très-bienveillant. Il m’a donné, ainsi que d’autres, la plus grande envie de voir le Mississipi supérieur, dont le caractère est grandiose, dit-on, d’aller parmi les Indiens, de voir leur vie sauvage, de parcourir la vallée du Mississipi dans toute sa longueur, depuis le nord jusqu’à la Nouvelle-Orléans au sud. Je voudrais voir cette patrie future d’une population qui deviendra plus nombreuse, dit-on, que celle de toute l’Europe actuelle. Depuis que j’ai vu le sud de l’Amérique du Nord, depuis que je pressens la vie de l’Ouest et reconnais la vérité de ces paroles d’Émerson : « le poëte de l’Amérique n’est pas encore venu ; » quand même je ne verrais pas le poëte, je serais bien aise de voir la muse qui l’inspirera, de jeter au moins un regard sur la grandeur de son empire, les forces dont elle disposera dans la nature, d’acquérir un pressentiment de la vie et du développement des générations futures qui l’habiteront.

Dans la collection des curiosités indiennes que possède M. Scoolcraff, se trouvent de petites flûtes dont les Indiens se servent lorsqu’ils sont épris et veulent déclarer leur amour à l’objet aimé. Ils se tatouent, se parent de leur mieux, et vont, pendant un soir ou une nuit calme, jouer de la flûte dans le voisinage de la tente ou wigwam de la bien-aimée. Si la belle est bien disposée en faveur du musicien, elle se montre hors de la tente, quelquefois elle s’avance et se laisse emmener par lui. Cette flûte est un instrument fort incomplet, et les Indiens, qui sont peu organisés pour la musique, ne produisent avec elle que des sons presque dépourvus de mélodie et ressemblant au sifflement ou gazouillement des oiseaux. M. Scoolcraff a eu la bonté de me donner des dessins sur la vie et les coutumes des Indiens ; l’un d’eux représente cette déclaration d’amour nocturne.




À l’observatoire d’ici, j’ai regardé la lune avec un vieux et très-bon télescope ; j’ai vu sa rêveuse, Mare vaporum, ses vallées, ses montagnes et la crevasse de l’une d’elles. Il est fâcheux que ce joli observatoire soit situé dans un endroit malsain (sur le bord de la Potomac), où les savants ne peuvent habiter sans perdre la santé.

Je suis allée un jour, avec mademoiselle Dix et un joli couple nouvellement marié, à la chute de la Potomac, dans une contrée agreste et pittoresque. Ici habitait, dans la plus grande solitude, une sorte de génie du lieu, espèce de sauvage ayant sept doigts à chaque main et aux pieds ; c’était un géant pour la taille. Il vit de poisson, est doux, dit-on, quand on le laisse en paix, mais dangereux comme combattant lorsqu’il est troublé ; je le crois. C’est une de ces natures moitié homme, moitié démon, que les déserts de l’Amérique semblent produire encore.

J’ai vu l’autre jour une curiosité de moindre espèce, non pas dans le désert, mais au Capitole. Me trouvant à la chambre des représentants, où il y avait beaucoup de monde dans la galerie, je m’avançai jusqu’à la balustrade pour essayer d’entendre quelque chose de ce qu’on disait en bas dans la salle. Debout, près de moi, était une femme d’âge moyen, pauvrement vêtue, et si petite, qu’elle atteignait à peine mon épaule. Quelques personnes venues dans la galerie pour me saluer prononcèrent mon nom, et lorsqu’elles se furent retirées, ma petite dame se tourna vers moi en exprimant le désir de me « donner une poignée de main, » me demanda la permission de dire que j’étais la bienvenue. Mais elle ajouta d’un ton mécontent : « Je suis fort désappointée à votre égard. — Et pourquoi ? demandais-je. — Parce que, dit-elle avec un regard sérieux et peu satisfait, je vous croyais de haute taille. — Ah ! repris-je en souriant, aviez-vous le désir que je fusse grande ? — Pas précisément, mais je suis fort désappointée. » La main posée sur sa poitrine, elle continua, complétement tournée de mon côté et avec beaucoup d’emphase. « Vous voyez en moi une descendante des vieux pèlerins, une descendante en ligne directe du célèbre Miles Standish. » Cette petite femme s’attendait évidemment que j’allais éprouver beaucoup de surprise ; mais je me bornai dire : « Ah !… » Si j’eusse eu un peu d’énergie, j’aurais ajouté : « Vous me désappointez extrêmement, car la petite-fille du grand Miles Standish devrait avoir au moins six pieds de haut. » Mais je m’en tins à une exclamation joyeuse avec un regard et un sourire qu’elle put expliquer à son gré ; ce fut probablement à son avantage, car elle continua à me raconter d’un ton sentencieux l’affaire qui l’avait amenée. Cette petite dame était grave, importante de part en part, mais ne ressemblant guère, je crois, à son ancêtre le vieux pèlerin.

Le professeur Johnson est de retour. À la réception de la lettre annonçant sa prochaine arrivée, sa femme fit un bond de joie, moi aussi par sympathie et de plaisir, car j’allais revoir un de ces bons ménages dont j’avais déjà rencontré un grand nombre dans le Nouveau-Monde. L’époux attendu arriva le lendemain ; c’est une nature large, bienveillante, joviale, bonne, qui ajoute beaucoup par sa présence à la richesse et à l’agrément de la maison, même relativement à moi. M. Johnson me fait la lecture à haute voix l’après-midi et le soir, pendant les heures où parfois je suis libre, ou bien lorsque, le temps étant pluvieux (il l’a été pendant une couple de jours), nous empêche de sortir. M. Johnson m’a lu ainsi l’admirable biographie du président Adam de Governeur-Seward ; elle m’a surtout frappée par la noblesse de caractère que cet homme d’État respectable a montrée dans une lutte contre l’esclavage. Un grand homme politique de ce pays doit être en même temps un sage et un héros pour atteindre la hauteur voulue.

Je passe presque toutes mes matinées au Capitole et en général au Sénat. L’après-dîner, des sénateurs de mes amis me conduisent en voiture dans différents endroits des environs. Le soir, je reçois des visites à la maison. Durant une promenade avec Governeur-Seward, il m’a raconté la circonstance de sa vie à laquelle il est redevable de son horreur inextinguible pour l’esclavage, et de son opposition inébranlable contre cette institution. Hier, je suis allée en voiture avec le sénateur de l’Illinois et mademoiselle Lynch, voir un vieux champ de bataille, maintenant cimetière, sur le bord de la Potomac. Lorsque je contemplai de là, avec le général Shield, cette vaste perspective et les rives de la Potomac parsemés de villages, d’églises, de villas avec leurs parcs, il s’écria en les indiquant du doigt : « Regardez ! voilà l’Amérique ! » Et, en effet, c’est cela.

On ne voit pas la véritable vie du Nouveau-Monde dans les grandes villes, avec leurs édifices, leurs rues sales, mais dans la richesse des petites sociétés, des jolies habitations particulières entourées de champs et de bois, au sein d’une grande nature, sur les bords frais des rivières, avec leurs montagnes, leurs forêts et tous les moyens de jouir d’une vie pleine et vigoureuse. Font partie de cette plénitude et vigueur de la vie, les grandes rivières, les nombreux cours d’eau dont l’Amérique du Nord est si richement pourvue, auxquels elle doit son avancement moral et physique, qui rapprochent tous les points de l’Union et les mettent facilement en rapport les uns avec les autres. La circulation de la vie et de la population des États-Unis est déjà considérable, elle s’accroît chaque jour par l’intermédiaire de bateaux à vapeur et de chemins de fer nouveaux. Le Nord va au Sud et le Sud au Nord, comme la navette du tisserand, soit pour affaires, soit à cause du climat. Les habitants du Nord aiment, pendant les mois d’hiver, à se réchauffer aux vents d’été, à cueillir des fleurs dans la Caroline, la Floride, à Cuba, qui est encore en dehors de l’Union politique. Les habitants du Sud fuient leurs étés éternels, énervants, des mois de mai, juin, juillet, août, septembre, et cherchant à se ranimer près des lacs frais du Massachusett, du New-York, ou dans les « Montagnes-Blanches » de l’État de Granit. Le nord et le sud de l’Union ne peuvent se passer l’un de l’autre, ne peuvent être séparés, sans que le sang vital de l’État ne s’arrête et ne mette ainsi sa vie en danger. Les hommes politiques d’ici le savent ; c’est pourquoi ils s’efforcent, dans la lutte actuelle, d’entretenir cette circulation par le bill de compromis. Les abolitionnistes ultra soutiennent qu’il est inutile, que depuis vingt ans ils entendent parler du danger auquel l’Union est exposée, et qu’au fond elle n’en court aucun. Mais…

J’ai, parmi les hommes de Washington, plusieurs connaissances fort intéressantes et dont je te parlerai plus en détail quand nous nous reverrons. Je ne fais pas la même remarque pour les femmes hors de cette maison ; j’en excepte cependant mademoiselle Dix. Une jeune muse bien douée, il est vrai, mademoiselle C…, me semble trop amazone et pas assez noble comme telle. Le cœur et l’esprit ne lui manquent pas, mais son goût s’est égaré. Si je la voyais souvent nous finirions peut-être par nous rapprocher ; maintenant on peut comparer nos relations à celles des billes de billard qui carambolent. Les esquisses que mademoiselle C… trace et publie, dans l’un des journaux de la ville, sur les membres et les actes du Congrès actuel, sont brillantes, hardies, souvent frappantes ; mais elles ont parfois le défaut que je reproche à l’auteur et n’en produisent pas moins une sensation méritée. Une autre femme auteur, bien douée également, et qui commence à attirer l’attention par ses romans, est trop repliée sur elle-même. Je vois tous les jours au Sénat, dans la galerie, une foule d’élégantes toilettes et quelques visages véritablement jolis ; malheureusement ils ne paraissent être là que pour se faire voir. En les regardant, je suis obligée de me dire, au sujet de leur expression : « Quelle insignifiance ! » J’acquiers, sans le vouloir, et avec plus de force, la conviction que les Américaines ne sont pas, en général, à la hauteur de la bonne renommée que leur ont faite les voyageurs européens : je les voudrais autrement. Les beaux exemples de dignité et de grâce féminine que j’ai vus ici ne contredisent pas cette pensée. Ce n’est point la faute des femmes, mais de leur éducation ; elle s’est améliorée, c’est vrai, mais sans leur donner de notions meilleures, plus élevées du monde et de la société. Généralement parlant, les hommes me semblent, en Amérique, supérieurs aux femmes, sous le rapport de la culture de l’esprit et du savoir-vivre. Il n’y a rien d’étonnant en ceci, car l’Américain, lors même qu’il n’aurait pu acquérir qu’une faible instruction scolastique, entre de bonne heure dans la grande école de la vie civile. Elle lui fait produire d’une manière variée tous les dons qu’il tient de la nature sous le rapport de la force et de l’activité de l’intelligence. Il se familiarise dès ses jeunes années avec les différentes carrières de la vie ; quand même le temps lui manquerait pour en approfondir quelques-unes, aucun de leurs points cardinaux ne lui sont étrangers s’ils se rapportent au bien-être de l’humanité, à la santé de la vie sociale. Pour la vie pratique, il acquiert en outre des connaissances locales et spéciales ; d’où il résulte qu’on apprend toujours quelque chose en causant avec un homme de ce pays ; si la nature a répandu en lui la semence d’une humanité plus haute, on voit surgir d’eux-mêmes ces beaux exemplaires masculins qui parent la terre d’hommes assez rapprochés de la perfection. J’en connais plusieurs parmi ceux qu’on désigne comme « s’étant faits eux-mêmes. »

Le 21 juillet.

Je suis allée aujourd’hui dans une église méthodiste des nègres libres. Le prédicateur, jeune noir (je l’ai vu remplir les fonctions de commis dans une boutique de la ville), ressemblait d’une manière remarquable, pour la figure, à un singe. Improvisateur de talent, il possède aussi celui d’appliquer d’une manière frappante les vérités théoriques aux événements ; j’ai souvent admiré les nègres sous ce rapport. Celui-ci possédait également à un haut degré le pouvoir d’électriser son auditoire, et, dans les églises méthodistes, les assistants donnaient toujours de l’air à leurs pensées et à leurs sentiments ; c’est aussi ce qui a eu lieu cette fois : la chose fut même poussée jusqu’au ridicule, tant les cris et la manifestation de ces sentiments étaient violents. Le prédicateur avait pris pour texte, comme d’habitude, « conversion et perfectionnement, ou mort et damnation. » Lorsqu’il parlait de fautes et de péchés, ses peintures étaient graphiques comme ses gestes. Quand il parlait des péchés commis par la langue, il avançait la sienne, la secouait avec les doigts très-énergiquement. Quand il exhorta son auditoire à prendre congé du démon, à se détourner de lui (après avoir d’abord parlé avec force de la malédiction que le diable attire), ses expressions furent tellement vigoureuses et satisfaisantes, que tout l’auditoire ressembla à une mer houleuse. On n’entendait que ces cris : « Oui, oui, adieu pour toujours ! Amen. Va-t’en !… Ô mon Dieu ! Jésus ! Amen, amen ! Adieu, etc., etc., » tout cela entremêlé de soupirs, de cris, de rugissements convulsifs. Les assistants se seraient abandonnés à tous les excès imaginables, si le prédicateur les y avait engagés. Dès qu’il cessa de parler, cette houle de sentiments se calma, et il y eut un acte dicté par un noble esprit social. Le prédicateur annonça qu’un esclave, membre de la paroisse, serait vendu au Sud, et par conséquent séparé de sa femme et de ses enfants, si l’on ne trouvait pas assez d’argent à Washington pour parfaire la somme demandée par le propriétaire de cet esclave. Les paroisiens nègres offrirent de se cotiser pour racheter la liberté de ce frère enchaîné. Une coupe d’étain fut placée sur un tabouret dans l’église ; les monnaies d’argent y résonnèrent joyeusement l’une après l’autre.

L’auditoire se distinguait par son extérieur probe et riche en même temps. Tous étaient bien habillés, avaient l’expression de gens graves et réfléchis. Je n’ai pas trouvé chez les femmes la coiffure pittoresque qui leur sied si bien ; elle était remplacée par les chapeaux de femme ordinaires, qui leur vont si mal. Mais quelle chaleur de sentiments il y avait dans ces yeux et ces visages noirs !… Il y a aussi de la vie dans les réunions de ce peuple, et quoique leur manière de l’exprimer tourne quelquefois au comique, on ne s’endort pas à les voir, comme cela arrive souvent dans les réunions et les églises compassées des blancs.

De cette paroisse nègre, qui offre un témoignage honorable des rapports de l’Amérique avec l’Afrique, je vais te conduire dans un lieu qui rend aussi témoignage, mais dans un sens opposé. J’y suis allée ce matin avec le docteur Hebbe et ma bonne hôtesse avant de monter au Sénat, car la maison servant de dépôt d’esclaves à Washington est près du Capitole, d’où on peut la voir, quoique grise, humide et cachée par des arbres touffus, comme si elle avait honte de servir de prison à des innocents. On ne nous laissa point entrer dans l’enclos où les enfants nègres couraient ou étaient assis ; mais, auprès de la petite porte grillée, nous rencontrâmes le gardien des esclaves, homme de bonne humeur, communicatif, mais évidemment grossier ; il paraissait charmé de nous montrer son pouvoir et son autorité. Madame Johnson désirait un petit nègre pour domestique et demanda si elle pourrait s’en procurer un ici. « Non ! nous ne donnons pas d’enfants. On les garde un peu de temps dans cette maison pour les engraisser, puis ils sont envoyés sur les marchés à esclaves du Sud. Pour le moment, on ne peut en vendre ici. Ce dépôt contient des sujets qui se vendront magnifiquement dans le Sud, entre autres une jeune fille élevée en dame, sachant broder, jouer du piano, s’habiller comme une dame, lire, écrire, danser. Tout cela lui a été enseigné dans la famille dont elle est la propriété et qui l’a traitée, depuis ses premières années, en enfant de la maison. Mais ces avantages lui ayant donné trop d’orgueil, on a voulu l’humilier en l’envoyant au dépôt pour être ensuite vendue. »

Ceci nous a été raconté par le gardien. Je l’ai un peu questionné sur le caractère et la disposition d’esprit des esclaves enfermés dans ce dépôt. « Ils seraient ingouvernables sans la crainte des coups, » me répondit cet homme. Ma bonne et franche hôtesse ne put contenir son indignation. Le gardien sourit, persista à dire que les nègres, hommes et femmes, ne pouvaient être conduits qu’avec le fouet, et prit congé de nous, aussi content de sa personne et de son monde que nous étions mécontentes de lui.

Un dépôt d’esclaves à Washington, et si près du Capitole des États-Unis ! Ne pourrait-on pas être tenté d’y monter et d’y faire la lecture de la Déclaration d’indépendance américaine ? Mais elle finira par y être lue. La liberté et la gloire de l’Amérique ne périront et ne s’assoupiront pas entre les mains des Américains.




T’ai-je parlé du baptême par immersion auquel j’ai assisté dans une église de cette ville ? Je ne le crois pas. Dans le Sud, sur le bord des rivières rouges, à Mâcon et à Savannah, j’ai vu des processions de gens revenant d’un baptême dans la rivière, mais non pas la cérémonie. Je viens d’y assister dans une église baptiste d’ici. Après le sermon, la chaire fut changée de place et laissa voir dans le chœur six jeunes filles alignées, en blouses de laine d’un gris blanc serrées autour de la taille avec une écharpe. Un jeune prêtre en noir descendit dans une excavation qui se trouvait dans le plancher du chœur. C’était un bassin plein d’eau. De cette place, il parla à l’assemblée et aux jeunes filles qu’on devait baptiser, de la signification de cette cérémonie, de ses propres sentiments la première fois qu’on le plongea dans l’élément purificateur, avec la connaissance entière du sens et de la force de cet acte. Il invita ensuite les jeunes sœurs à s’approcher du bain de la nouvelle naissance ; elles s’avancèrent, une à la fois et conduite par un parent âgé, vers le bord du bassin, où le prêtre, prenant la main de la néophyte, l’aidait à descendre l’escalier. Il restait un instant devant elle dans le bassin en lui tenant les mains. La jeune fille faisait sans doute une promesse, mais je ne l’entendis pas. Ensuite, sa nuque appuyée sur la main du prêtre, elle fut plongée en arrière et vivement dans l’eau. Ce fut l’affaire d’un instant, et, dès qu’elle se redressa, on entonna un chant d’action de grâces, dont les premiers mots me parurent être : « Réjouissez-vous, réjouissez-vous ! » Quand la jeune fille baptisée remonta l’escalier, elle fut reçue par des parents qui l’enveloppèrent d’un grand châle ou manteau et la firent sortir promptement du chœur.

Cette cérémonie fut répétée pour cinq jeunes filles et un jeune homme ; restait encore l’une de ces enfants, la plus jeune, la plus jolie. Immobile dans un coin, elle ressemblait à un ange d’église, et l’on aurait pu la prendre pour une statue si les roses de ses joues n’avaient point prouvé qu’elle vivait. J’étais surprise de la force de volonté qui permettait à un être si frêle de rester debout, immobile et dans l’attente pendant si longtemps. Le prêtre sortit du bassin ; tout paraissait fini. Avait-il oublié cette jolie jeune fille, ou bien était-ce une statue ? Un homme âgé s’avança, parla à l’auditoire : c’était le père de la jeune fille. Il avait été son précepteur, après l’avoir initiée à la vie et aux principes de sa religion, il avait obtenu l’autorisation de baptiser lui-même son enfant chéri. Il descendit dans le bassin, et la statue remua. La jeune fille s’avança seule d’un pas léger, avec toute la confiance d’un enfant pour son père bien-aimé et se livra entre ses mains. C’était joli et en même temps touchant de voir le vieillard et la jeune fille se tenir par les mains sous le regard du ciel, — le père baptisant sa fille, celle-ci s’abandonnant à la direction du père et initiée par lui à une vie sainte. — La scène aurait été plus belle encore si elle s’était passée en plein air avec le ciel bleu au-dessus, des arbres verdoyants à l’entour. On chanta de nouveau : « Réjouissez-vous, réjouissez-vous, » sur le dernier enfant baptisé ; le père et la fille sortirent de l’eau.

La plus grande partie de l’assemblée, parmi laquelle on voyait une foule d’enfants, considérait tout ceci comme un spectacle, et fit un bruit terrible en se précipitant hors de l’église, malgré les exhortations du prêtre, qui les engageait à être moins bruyants. Même auprès des fleuves, dans le calme des forêts, les baptêmes sont troublés par des spectateurs curieux et sans frein.

Je vais sortir pour me rafraîchir l’esprit en faisant une promenade solitaire hors de la ville avec mon amie quakeresse, mademoiselle Donaldson. Je parierai d’ici la semaine prochaine pour retourner à Philadelphie et me rendre de là, avec le professeur Hart, aux bains du Cap-May. Après m’être salée et fortifiée dans la mer pendant une quinzaine de jours, j’irai à New-York pour consulter Marcus et Rébecca sur mes courses ultérieures et savoir si j’irai au Nord ou à l’Ouest. M. et madame Lowell veulent faire avec moi le voyage du Niagara, et je compte partir de là pour l’Ouest et le Mississipi, sans savoir encore jusqu’où j’irai. Les géants attirent, mais Dieu dispose.

Hier au soir, il y a eu chez moi grande réunion « d’amis, » de connaissances et de personnes que je ne connaissais pas. On m’a donné des fleurs et j’en ai distribué. On ne peut refuser aux Américains une cordialité vive et une chaleur juvénile.

J’ai appris que Robert Peel s’est tué en tombant de cheval ; tout le monde ici s’afflige de la mort de ce grand homme d’État, mais « en passant, » personne n’ayant le loisir, dans ce moment, de s’occuper des autres peuples. Tous les esprits américains songent à leurs propres affaires, à la chaleur qui a pris complétement le dessus. Les membres du Congrès sont fatigués au delà de toute expression. « L’éloquence de Démosthènes ou de Cicéron ne serait pas capable de nous ranimer, » me dit l’autre jour un sénateur épuisé. Cependant on écoute encore avec satisfaction le sénateur de l’État Granit, M. Hale, à cause de ses saillies animées et spirituelles ; mais tous ses collègues aspirent après le moment où ils pourront retourner chez eux, aller prendre les bains, s’éloigner, ne plus entendre les discours et les luttes du Capitole, et se soustraire à la vie de « haute pression » que l’on mène à Washington. Le dernier grand discours de la session est attendu demain.

Le 22 juillet.

Henry Clay a parlé, mais la question est restée au même point ; le monde continue à marcher comme il le faisait ; on dit cependant que la clôture du Congrès est prochaine. Le discours de Clay (il a duré trois ou quatre heures) n’a été en réalité que le résumé de la position, du développement de la question pendante de cette session, et une exposition de la manière dont Clay l’a traitée. Ce discours n’a point paru faire une grande impression sur le Sénat. On appel sentimental adressé aux membres du Congrès sur ce qu’ils diront en rentrant chez eux, à leurs femmes, à leurs enfants, relativement à la situation du pays, a complétement échoué et provoqué le rire ; il en a été de même de l’invitation à se dépouiller de toute petitesse, de tout motif égoïste, etc., etc., de donner, en vue du bien général, leurs voix au bill de compromis. Cette exhortation ne pouvait manquer d’échouer, puisqu’elle paraissait supposer que la résistance au bill était inspirée par des motifs bas, ce qui n’est point. Mais j’ai dû admirer les forces athlétiques de Clay sous le rapport de l’âme et du talent oratoire. Après avoir parlé pendant plus de trois heures avec feu, énergie, et quelquefois avec passion, d’une manière claire et logique, sur la lutte et la position de la question dont le Congrès s’occupe depuis sept mois, Clay soutenait encore avec vigueur un combat léger, — quoique avec les armes tranchantes du sarcasme, — contre le sénateur du New-Hampshire, qui mettait, comme d’ordinaire, tout le Sénat en gaieté. Clay se montra aussi habile que lui, mais moins amer. Plusieurs de ses saillies furent applaudies avec tant de bruit par la galerie, que le président, après avoir réclamé plusieurs fois le silence, dit avec colère qu’il la ferait évacuer si l’on recommençait.

Clay se dispose à quitter Washington ; il est probable qu’après son départ la question du bill de compromis sera bientôt décidée. L’opposition est trop forte contre lui et le bill dans ce moment, et il montre la même opiniâtreté à le soutenir.

Demain, je partirai avec mademoiselle Dix pour Baltimore, où je m’arrêterai une couple de jours en allant à Philadelphie.

Je quitte Washington, et cette scène de la vie dans le Nouveau-Monde se ferme devant moi pour toujours. Qu’ai-je vu ? Quelque chose de plus beau que les assemblées délibérantes du Vieux-Monde ? Non. Quelque chose de nouveau ? Non ; pas chez les sénateurs du moins. Ce qui est neuf, le Seigneur l’a mis sous notre main dans le monde créé par lui et sur la terre nouvelle de ce monde où la lutte a lieu, dans les perspectives que les questions de liberté et d’esclavage ouvrent sur des contrées et des scènes naturelles inconnues jusqu’ici, et qu’on n’aperçoit maintenant qu’à travers des clôtures incertaines. Ce qu’il y a de rafraîchissant, de nouveau, provient de la différence de caractère des divers États représentés, et surtout du grand pays de l’Ouest, que l’on connaît à peine ; de la vue de ses déserts, de ses paradis, où errent maintes races d’hommes, cherchant ou se construisant une demeure ; de l’immense Texas, où cinq États encore peuvent être créés, où des champs fertiles sont traversés par Rio-Grande, Rio-Collorado et d’innombrables rivières ; du Nouveau-Mexique, avec ses déserts à fonds de granit, où l’eau manque dans des espaces de trente, de quarante milles, mais dont la vallée de los Angelos, avec sa chaleur tropicale, fait murir les fruits de cette région ; de la Californie, avec ses rivières qui charrient de l’or, ses montagnes rocheuses remplies de ce métal, ses nombreuses et bizarres productions naturelles, sa Sierra-Nevada aux neiges éternelles, son grand lac salé dont les bords sont habités par « les saints des derniers jours » (les Mormons), dans une vallée dont la richesse et la beauté climatérique rivalisent, dit-on, avec celle du Caucase, du Pérou, et offrent, comme ces contrées, toutes les conditions naturelles nécessaires au développement d’une humanité parfaite ; de la Californie, le plus vaste de tous les États du Nouveau-Monde, terre véritablement nouvelle pour l’observateur, remplie de belles et fantastiques visions ; vers laquelle les peuples de l’Est et de l’Ouest se précipitent pour chercher de l’or ; de la Californie, qui a pour frontière, à l’orient, la steppe sauvage de Nebraska, lieu de chasse des tribus indiennes ; à l’occident, l’océan Pacifique dont les vagues se heurtent, dit-on, avec tant de régularité contre le rivage, que le bruit en est entendu au loin, que l’air et les feuilles en sont agités bien avant dans le pays. En ajoutant à ceci les projets concernant Panama et l’Amérique centrale, où les peuples des États-Unis creusent des canaux, établissent des chemins de fer pour joindre les deux Océans, tout cela présente un spectacle neuf, rafraîchissant, il en est question dans les débats du Congrès. Quant à la discussion proprement dite, je n’y vois rien de grand, mais la même amertume, la même injustice entre les partis politiques qu’en Europe, la même méfiance à l’égard de leur loyauté respective, les mêmes passions chez les hommes d’État grands et petits, et le même vouloir de faire dominer son idée n’importe à quel prix, la même mésintelligence, les mêmes personnalités, le même détournement de la chose à la personne, la même facilité à s’irriter, la même susceptibilité au sujet de ce cher moi qui donne lieu à des interpellations, des emportements, des déclarations incessantes, à une foule de petites escarmouches qui retardent indéfiniment la fin des grandes batailles, et font ressembler les grands hommes, les représentants des grands États, à de petits enfants querelleurs. Si l’on ajoute à ceci la susceptibilité du représentant pour l’honneur et la dignité de l’État qu’il représente, son ardeur à se lever, à se précipiter en avant, à la moindre allusion qui lui paraît attentatoire à cet honneur, les occasions de combattre ne manquent pas, comme tu le vois.

C’est le côté sombre de l’assemblée ; mais elle a aussi son côté clair, aussi brillant que celui du Vieux-Monde. On y entend de nobles protestations contre les ténèbres et l’égoïsme, des appels au but élevé de l’Union, au bien-être de l’humanité. L’aigle debout sur la roche de l’Océan bat des ailes, fixe de temps à autre le soleil, mais il n’a pas encore pris son vol vers lui. Henry Clay ressemble à cet aigle. Daniel Webster, c’est l’aigle qui tournoie dans le nuage, et forme des cercles autour d’un soleil imaginaire, — la constitution. Aucun de ces hommes ne paraît doué d’un caractère grand et moral, de cette grandeur que j’admire chez le législateur le plus illustre du Vieux-Monde, — Moïse.

Le 25 juillet, près de Baltimore (Maryland).

C’est d’une campagne infiniment jolie, ayant vue sur l’embouchure du Potasco, dans la baie de Chesapeak, près de Baltimore, que je t’adresse, mon Agathe, un affectueux bonjour. Je suis dans la famille du général Stuart, ainsi que mademoiselle Dix, en route, elle et moi, pour Philadelphia. Mon hôte est un militaire vif, cordial, poli, causeur ; sa femme est belle, douce, la mère heureuse de dix jeunes enfants. C’est évidemment un couple, un intérieur bon et heureux ! Je sens cela dès que j’entre dans une maison.

Après nous être adressé un adieu des plus amicals, mes excellents hôtes de Washington, mon amie quakeresse et moi, je suis partie, ainsi que mademoiselle Dix, accompagnées par un ami de Downing, M. Williams Russell. Mais cette journée de voyage a été pénible et fatigante, par suite de la chaleur et des nombreux changements dans les moyens de transport, nécessités par les rivières qui coupent les routes. La Susquehanna m’a offert de beaux points de vue. Assez avant dans la soirée, je me suis assise seule avec mademoiselle Dix, et par le plus magnifique temps du monde, sur le balcon de la villa du général ; je baissais mes regards vers l’étincelante rivière et la vaste baie de Chesapeak, en écoutant le récit des événements si simples et cependant si remarquables de la vie de ma compagne. Parmi les scènes variées de mon séjour sur ce continent, celle-ci n’était pas une des moins intéressantes.

J’avais prié mademoiselle Dix de me raconter comment elle avait pris la voie qu’elle suit encore maintenant, en protectrice et médiatrice des malheureux. Je t’en dirai davantage lorsque nous nous reverrons ; je me borne aujourd’hui à la réponse qu’elle fit à ma question. « Ce n’est pas un événement, une révolution remarquable dans ma vie intérieure ou extérieure, mais un acte de simple obédience envers la voix de Dieu qui m’appelait. J’arrivais d’Angleterre, où j’étais allée pour ma santé, après avoir été obligée de tenir une école pendant plusieurs années en vue de ce voyage. J’étais abattue par l’oisiveté, l’inutilité de ma vie ; j’aspirais après un noble but quelconque, après une chose qui pût remplir le vide de mon âme. Un jour, en sortant de l’église, je vis deux messieurs causant ensemble, et j’entendis l’un d’eux s’exprimer ainsi : « Je voudrais que quelqu’un eût l’idée d’aller à la prison de.. elle est dans un état épouvantable. » Au même instant, il me vint à l’idée : « Ceci pourrait m’aller. » Je visitai la prison ; elle contenait une foule de malheureux aliénés enfermés comme des criminels et traités de même ; des abus s’y étaient introduits en grand nombre. J’écrivis un mémoire à ce sujet, puis un projet de réforme sur cette prison, et j’adressai le tout au gouvernement. Une subvention fut accordée pour améliorer la prison et construire un asile des aliénés, afin qu’ils fussent convenablement soignés. C’est le commencement. Ma route dès lors était tracée, et ce que j’ai fait depuis a marché comme de lui-même. »

Washington était derrière moi avec ses batailles politiques, ses luttes amères d’État à État, d’homme à homme, sa vie, ses rapports troublés, ses vues non pas satisfaisantes et tenant du chaos. Près de moi se trouvait une petite vie humaine, qui, moyennant un acte de « simple obéissance, » était sortie de son isolement, de ses ténèbres pour embrasser une carrière active, remplie de bénédiction, en faveur des êtres mal partagés par la nature répandus dans les États-Unis. C’était la petite rivière qui coulait devant nous ; née à des sources invisibles, elle s’était développée au point de former une baie magnifique et s’unissait par elle à l’Océan.

Durant les douze années qu’elle a déjà consacrées aux aliénés et aux prisonniers dont elle est le bon ange, mademoiselle Dix a parcouru la plupart des États de l’Union, pénétré dans des contrées et des lieux auparavant cachés aux regards de la lumière, en apportant le message de l’espérance et de la lumière à ceux qui étaient assis dans les ténèbres. Les admirables mémoires adressés par elle au gouvernement, à des particuliers influents, ont été l’origine et la source de la fondation de treize hôpitaux pour les aliénés, de l’amélioration des prisons, surtout dans les États du Nord. Mademoiselle Dix est un des plus beaux exemples de ce qu’une femme peut faire sans autre appui que sa volonté, son caractère personnel, sans autre pouvoir que son but, son droit, la capacité qu’elle possède de les faire valoir. Je l’admire, j’admire surtout son courage et sa persévérance. Sous d’autres rapports, nous sympathiserions difficilement ensemble, et je pourrais aimer des personnes moins remarquables. Mais la mission qu’elle remplit envers l’humanité me plaît ; j’aime sa figure dans le forum des États-Unis, dans la petite embrasure où elle file en silence le tissu de l’asile des infortunés, point central et paisible où vont aboutir les fils de la charité chrétienne, qu’elle conduit, — divine fileuse de la maison de Dieu, — à travers les luttes journalières et sans se laisser arrêter par elles. Comment ne baiserais-je pas sa main ? — Je l’ai fait et le fais encore en esprit dans ce moment et avec reconnaissance pour le bien qu’elle a opéré.

Baltimore est la capitale du Maryland, État à esclaves, et le Maryland est le plus ancien foyer du catholicisme aux États-Unis. Lord Calvert-Baltimore, qui de protestant se fit catholique et renonça pour cette raison à ses emplois, fut le premier fondateur de la colonie du Maryland, destinée surtout à offrir un asile, non-seulement à ses coreligionnaires persécutés ou malheureux, mais à tous les peuples et toutes les sectes chrétiennes. On cite ici, parmi les plus anciens planteurs, des Suédois et des Finlandais. Le noble et généreux Baltimore voulait donner à l’Église catholique du Nouveau-Monde une base plus large que celle qui la soutenait dans le vieux monde. La ville de Baltimore devint le siége d’un évêché et le couvent de la Visitation la maison-mère de tous ceux du même ordre établis dans le Nouveau-Monde. Le Maryland avait des plantations de tabac, des esclaves, et vivait, dit-on, patriarcalement. On y trouve encore du tabac, des esclaves, — mais la vie y est moins patriarcale, comme on peut le conclure de diverses circonstances et histoires rapportées dans la chronique de cet État. Baltimore est encore le foyer du catholicisme, le siége de l’évêque et de l’ordre monastique de la Visitation. Quelque chose de l’esprit libéral de Baltimore paraît y subsister encore. Durant mon séjour à Washington, j’ai visité le couvent de la Visitation ; ce que j’y ai vu m’a plu infiniment, surtout l’air, les manières de la supérieure, des jeunes sœurs. Ces religieuses font des vœux perpétuels ; mais elles ont de l’ampleur dans les idées, s’occupent de l’éducation de la jeunesse, prennent soin des orphelines de père et de mère. Bon nombre des premières familles protestantes des États-Unis y envoient leurs filles, parce que l’enseignement est meilleur, moins cher, que dans les autres établissements d’éducation de ce pays. Le catholicisme aux États-Unis paraît avoir mis de côté tout ce qui l’a rendu redoutable dans le vieux monde, en conservant ce qu’il a de mieux ; il faut mettre de ce nombre les bonnes œuvres. On dit que les paroisses catholiques d’ici sont remarquables par leurs excellentes institutions en faveur des enfants et des malades. Le grand pensionnat forme le principal revenu du couvent. J’y ai entendu quelques jeunes personnes jouer de la harpe et du piano, chanter des morceaux d’ensemble fort bien et avec goût.

À Baltimore, j’ai visité des prisons et la maison des aliénés sans y rien trouver à admirer. La ville est grande, moins jolie, a moins d’arbres et de jardins que la plupart de ses sœurs américaines que j’ai vues jusqu’à ce moment. Elle est célèbre pour son agréable vie de société, ses jolies femmes ; la « Belle de Baltimore » est une joyeuse chanson nègre, que chantent avec amour les blancs, les noirs, les maîtres et les serviteurs. Ce que Baltimore a de remarquable pour moi se trouve dans une scène de cabaret et l’histoire d’une petite fille. Tu écouteras le récit de la première en faveur de la seconde ; on ne peut les séparer.

Une famille du nom de Hawkins habitait Baltimore il y a quelques années. On l’avait vue dans une position meilleure ; elle en était déchue par suite du penchant pour les boissons fortes auquel se livrait le père de famille. Dans une rue de Baltimore était un cabaret où chaque jour cinq à six buveurs avaient pris l’habitude de se réunir pour boire pendant toute la journée. Hawkins faisait partie de cette société, et, tout en la maudissant, en se maudissant lui-même ainsi que sa faiblesse, on aurait dit qu’une malédiction l’attirait de ce côté ; une fois entré dans le cabaret, il ne pouvait plus en sortir. Hawkins revenait chez lui fort tard dans la soirée ou dans la nuit, et tombait souvent dans l’escalier ; il y serait resté couché, exposé à mourir de froid, sans sa fille, la petite Hanna. Elle veillait jusqu’au moment où il rentrait, allait au-devant de lui, l’aidait à monter les escaliers, et, lorsqu’il tombait, Hanna, n’ayant pas la force de le relever, apportait oreiller et couverture, posait la tête de son père sur l’un, étendait l’autre sur lui de son mieux, et se couchait ensuite à côté. La femme de Hawkins avait fini par se fatiguer de l’inconduite de son mari, et cherchait à pourvoir par son travail aux besoins de ses enfants plus jeunes. La petite Hanna (elle n’avait que dix ans) ne se fatigua pas de soigner son père et de lui prouver son amour filial. Quand Hawkins s’éveillait le matin, il avait l’habitude d’envoyer sa fille lui acheter de l’eau-de-vie. Hanna obéissait lorsque ses prières ne pouvaient le décider à y renoncer, et parvenait ainsi à éveiller en lui un sentiment plus fort de son indignité. Désireux de s’en distraire, il se levait et retournait — au cabaret. La vie de Hawkins fut pendant longtemps une succession de misères et de reproches qu’il s’adressait, interrompue seulement par une nouvelle ivresse.

Sa famille avait fini par tomber dans une profonde pauvreté ; elle augmentait tous les jours. Un matin, Hawkins, malade de corps et d’esprit par suite de l’ivresse de la veille, s’éveilla dans son lit et ordonna comme d’habitude à Hanna d’aller lui chercher de l’eau-de-vie. Elle refusa en disant avec instance : « Pas aujourd’hui, cher papa ! » et elle pleura. Hawkins en colère lui commanda de se retirer, se leva, et se dirigea en chancelant vers son cabaret. Mais il s’y etait passé une scène étrange et difficile à expliquer si l’on n’admet pas une intervention supérieure. Les ivrognes étaient déjà assis auprès des bouteilles pleines lorsque l’un d’eux dit : « C’est cependant bien extravagant de notre part de nous tenir ici et de nous détruire pour engraisser ce porc ! » (Ils entendaient par là le cabaretier.) Les autres furent du même avis ; l’un d’eux ajouta : « Si à partir de ce jour nous renoncions à boire ?… » Une parole en amena une autre ; et ces hommes formèrent sur-le-champ une société, dressèrent un écrit par lequel ils s’engageaient avec serment à renoncer complétement aux boissons fortes. Lorsque Hawkins arriva au cabaret, les frères de la tempérance lui présentèrent l’écrit qu’ils venaient de faire en disant : « Signe, signe ! » Étonné, troublé, presque hors de lui, Hawkins ajouta son nom aux autres. Il rentra en courant chez lui sans avoir bu une goutte d’eau-de-vie, et comme en proie à une ivresse d’un genre nouveau. Sa femme et sa fille étaient ensemble ; il se jeta sur une chaise sans pouvoir dire autre chose, sinon : « C’est fait ! c’est fait ! » Sa pâleur, son air égaré, les effrayèrent ; elles demandèrent ce qu’il avait fait. — « J’ai signé la promesse de tempérance, » s’écria-t-il enfin. Sa femme et Hanna se jetèrent à son cou, tous pleuraient de joie.

C’est donc de ce cabaret qu’est parti le mouvement qui se propagea avec la rapidité de l’éclair dans les États-Unis, entraîna des centaines de mille individus, grandit et éleva une puissante muraille contre l’ivrognerie, qui, semblable à une mer houleuse, débordait depuis quelque temps dans le pays et entraînait avec elle des gens de toutes les classes. Les anciens ivrognes du cabaret de Baltimore se transformèrent en prédicateurs de la tempérance, et sous le nom de « Washingtoniens, » allèrent, ainsi que d’autres, faire des discours dans les villes et les campagnes ; leur exemple donnait couleur et vie à leur tableau de la malédiction attachée à l’ivrognerie et de la félicité que procure une vie pure. Ils vinrent à Boston ; Hawkins était avec eux. On l’avait invité à parler ; mais, n’étant pas orateur, il fut impossible de le décider à s’avancer ; enfin on insista tellement qu’il prit la parole. Marcus Spring était présent ; il m’a raconté cette séance. Hawkins commença par ces mots : « J’ai été un ivrogne, » et s’arrêta tout court comme subjugué par ses souvenirs et la solennité du moment. La nombreuse assistance lui adressa des encouragements qui le ranimèrent. Il reprit la parole, et se borna à raconter l’histoire de son ancienne misère et la conduite de la petite Hanna envers lui. La simplicité de la narration, sa beauté intime, la profonde émotion de l’homme qui la faisait, tout cela émut fortement l’auditoire. Les Washingtoniens se levèrent l’un après l’autre et prononcèrent des paroles tirées de la vérité intime de la vie et du cœur. Une voix dans la foule s’écria : « Y a-t-il aussi de l’espoir pour moi ? — Oui, oui ! lui fut-il répondu ; viens, frère, viens signer cet écrit. Nous te soutiendrons ! »

Des milliers d’individus signèrent ce soir-là l’acte de tempérance. Le bon Marcus me dit qu’animé lui-même, ému par cette scène, il s’était levé pour exprimer sa joie, mais qu’après avoir prononcé deux paroles, — il resta court, oublia ce qu’il voulait dire, et s’assit en prenant la ferme résolution de ne jamais se présenter comme orateur.

Hawkins continue à parcourir le pays, à prêcher la tempérance. Il a maintenant de l’aisance, est considéré. Sa fille est, dit-on, avec lui dans l’Ouest ; ce n’est plus la pâle Hanna, mais une florissante jeune personne de seize ans.

Il y avait un peu de monde hier au soir chez le général Stuart, entre autres une mademoiselle *** (j’ai oublié son nom). C’est une femme d’un certain âge, fort aimable, d’un cœur chaud, d’un esprit frais, nature magnifique. Elle est fille d’un propriétaire d’esclaves, et riche. À sa majorité, elle a émancipé ses esclaves, en leur donnant à chacun (ils étaient vingt et quelques) une sorte de dot, pour les mettre à même d’embrasser une carrière indépendante. Elle m’a raconté qu’un de ces esclaves, un nègre, s’était toujours fait remarquer par sa bonne conduite, et avait, après son affranchissement, acquis une fortune assez considérable, dans le commerce, pour lui permettre d’espérer qu’il finirait ses jours dans le repos et l’aisance. Ayant été ruiné par son fils, il s’était vu obligé dans sa vieillesse de subvenir à ses besoins par un travail rude, tel que de conduire du grès et des pierres destinées aux routes et aux bâtisses. À la fin, le vieillard tomba malade et sentit approcher sa fin. Il envoya un messager à mademoiselle *** pour la prier de venir le trouver, ajoutant qu’il ne mourrait en repos qu’après l’avoir vue. Elle se rendit à sa prière, et trouva le vieux nègre dans une chambre pauvre, couché et très-faible.

« Mame, lui dit-il, vous avez toujours été bonne pour moi ; je crois donc devoir vous dire une chose qui m’oppresse l’esprit, et vous demander de me venir en aide si vous le pouvez. »

Mademoiselle *** invita le vieillard à parler librement.

Il continua : « Vous savez, Mame, comment j’ai perdu ma fortune, et que depuis bien des années j’ai vécu de mon travail et n’ai été à charge à personne. Néanmoins, je n’ai pu éviter, dans ces derniers temps, de faire des dettes, et je sens que je ne mourrai pas en paix sans la certitude qu’elles seront payées. Je voulais, Mame, vous prier de vous en charger.

— À combien se montent-elles ? demanda Mame.

— Quinze dollars !

— Soyez tranquille, mon cher Jacob, je puis et veux les payer.

— Que Dieu vous récompense, Mame.

— Maintenant, Jacob, répondez à une question que je vais vous faire ; dites-moi consciencieusement si vous vous êtes senti plus heureux étant homme libre que lorsque vous étiez esclave dans la maison de mes parents.

— Mame, dit le vieillard avec solennité et en se redressant dans son lit, vos parents me maîtres ont toujours été bons pour moi, et dans leur maison j’ai ignoré ce qu’était la misère. Homme libre et surtout dans ma vieillesse, j’ai eu beaucoup de mal. J’ai souffert la faim, le froid ; j’ai travaillé par la pluie, la neige, l’ouragan ; et cependant, Mame, j’ai tout enduré avec courage parce que j’étais libre, et l’endurerais volontiers de nouveau, uniquement pour conserver la liberté, être mon maître, car la liberté a été mon plus précieux trésor ! »

Ceci est un témoignage de haute importance dans la lutte contre l’esclavage. Mais on pourrait en produire de contraires. Les esclaves fugitifs qui sont dans les États du nord disent, quand de vieux amis du Sud leur demandent comment ils trouvent la liberté : « Fi d’elle, je voudrais que Massa consentît à me reprendre. »

Voilà ce qu’on m’a dit, et je suis certaine que c’est la vérité. On comprend facilement que des natures paresseuses et dépendantes doivent préférer les « marmites pleines de viande et l’esclavage de l’Egypte » à la liberté, au travail et peu de pain. Des serviteurs, qui ont eu de bons maîtres dans le Sud, qui, étant rendus à la liberté, se trouvent jetés au milieu de personnes indifférentes et souvent sans bienveillance, dans un climat froid, doivent aspirer à retourner vers leurs anciennes et chaudes demeures, vers des cœurs et un soleil chauds. Une chose qui me semble remarquable, c’est le nombre infiniment petit des esclaves fugitifs qui demandent à « Massa » ou à « Mame » de les reprendre. Du reste, lorsqu’il s’agit de prononcer sur la question de la liberté ou de l’esclavage, d’en juger par des faits et des anecdotes isolés, il faut prendre pour base un principe, une vérité immuable.

Lorsque le grand homme d’État danois, Bernsdorf, donna la liberté aux serfs de ses propriétés, ceux-ci se réunirent, montèrent chez lui, et le prièrent avec larmes de ne pas les abandonner, de continuer à être leur seigneur et maître paternel, de retirer la déclaration qui leur donnait la liberté.

Bernsdorf répondit : « Vous ne comprenez pas maintenant ce que je fais pour vous, vous le comprendrez plus tard ; vos enfants le comprendront et m’en remercieront. »

Il persévéra dans sa résolution, fit plus encore, en fondant des écoles et autres établissements pour ses paysans, et les prépara ainsi à faire usage des droits que la liberté leur donnait.




Philadelphie, samedi matin.

Me voici de retour dans la ville des Amis, après une jolie journée de voyage sur la Chesapeak, la Delaware, et n’ayant eu d’autre ennui que celui d’être dérangée par des femmes inconnues, faisant et répétant les mêmes et insupportables questions. Hélas ! si on savait combien elles me tourmentent, combien j’ai besoin de silence et de repos, on me laisserait en paix. La vie et la chaleur de Washington m’ont affaiblie ; il faut que j’aille chercher des forces dans la mer. Les passagers masculins étaient mieux que les femmes ; j’en ai trouvé de polis et secourables. M. Hart est venu à bord au moment de mon arrivée et m’a conduite chez lui, où je suis traitée comme un membre de la famille.

J’ai visité hier, avec Lucretia Mott, plusieurs demeures de nègres libres, même un prêtre épiscopal nègre (de haute taille, bonhomme et honorable ; il est daguerréotypeur, parle bien le français), et plusieurs familles nègres. Les noirs libres m’ont frappée de la même manière que les esclaves ; ce sont de bonnes natures, riches de sentiments, possédant une bonne dose d’originalité, un esprit d’imitation ; mais leur perfection est différente de celle des blancs, et aucun moyen d’enseignement ne pourra les amener au point de vue de ceux-ci ; au surplus, je ne vois pas pourquoi c’est mal. Les mérites des blancs sont complétement équilibrés par leurs défauts. Ce qui m’a le plus intéressé chez les hommes libres de couleur comme ils aiment à s’appeler, c’est une jeune mulâtresse, Sarah Douglas, agréable de sa personne, et ayant une physionomie des plus spirituelles. Elle dirige une école de soixante et quelques enfants nègres et mulâtres, et m’a fait l’éloge de la facilité avec laquelle ils comprennent ce qu’on leur enseigne ; mais elle ajouta : « ils oublient vite et dépassent difficilement un certain point. » Quant à Sarah, c’est l’un des plus jolis exemples d’une véritable culture chez le peuple de couleur.

J’ai vu encore une fois la petite Mary Townsend, cette jolie enfant de la lumière intérieure, aux yeux rayonnants d’une manière surnaturelle ; j’ai appris seulement alors que ses yeux supportent à peine la clarté du jour, qu’ils ne peuvent se fixer sur un livre ou de l’écriture sans des souffrances insupportables. Son livre sur les insectes a donc été dicté les yeux bandés. « Je serais reconnaissante, dit-elle dans la préface, si mon petit livre empêchait les enfants d’être cruels envers les insectes, comme ils en ont le penchant. Il m’a fait oublier parfois que j’étais enfermée entre quatre murs, m’a conduite dans les champs, les forêts, et a renouvelé mon admiration pour les œuvres merveilleuses du Créateur. » Mary restera ainsi aveugle et enchainée jusqu’au jour où le libérateur déliera les ailes de l’ange.

Je t’écrirai la prochaine fois des bords de la mer dans le New-Jersey. Je partirai mardi pour le Cap-May ; mais auparavant je ferai une excursion à la campagne, chez une amie de Downing, qui, suivant lui, est une madame de Sévigné américaine.

  1. Les paroles que Clay prononça en cette occasion sont celles-ci ; « Quelqu’un désire-t-il savoir si je permettrai qu’on établisse l’esclavage dans notre pays ? Je réponds : Non, messieurs, non, non, non, jamais ! »

    (Note de l’auteur.)
  2. Ces duels, ou plutôt sa conduite dans ces occasions, ont jeté aux yeux de plusieurs une ombre sur son caractère.
    (Note de l’Auteur.)
  3. Célèbre savant danois. (Trad.)
  4. Webster dit au sujet d’Utah : « Laissez-le assis sur ses plaines et près de son lac salé encore quelques années, si c’est nécessaire. » Ce qui excita une hilarité générale. (Note de l’auteur.)