Imp. Nouvelle (assoc. ouvrière), 11, rue Cadet. (p. 83-88).

XV

Exploitation du Prussien.

Comme patriote, l’impartialité, l’équité me font un devoir de rendre hommage à ses nobles sentiments.

Voici de quelle façon la française de contrebande commença toute seule, à son corps défendant, l’œuvre de la revanche.

Quelque temps après la libération du territoire, elle se fit ce raisonnement judicieux, qu’une femme, en s’y prenant bien, pourrait se faire rendre par la persuasion un peu de ces cinq milliards qui nous avaient été enlevés par la force.

L’argent se faisait rare à Paris, et il se cachait.

Marie Pigeonnier prévoyait plusieurs années maigres.

Elle fit donc sa malle et partit pour Berlin.

Pendant quatre ans, elle vit assez pitoyablement, d’ailleurs, dans la capitale de la Prusse, sais-tu, savez-vous.

Elle en a rapporté deux pendules : c’est toujours un à-compte.

Je ne me sens pas le courage de lui faire un reproche de ses exploits chez nos vainqueurs, sais-tu, savez-vous.

Tout le temps qu’elle resta au milieu d’eux, elle fut dans une situation médiocre. Réduite aux derniers expédients, tantôt elle reniait sa nationalité, tantôt trop connue pour donner le change sur sa qualité de française, elle parlait mystérieusement de secrets politiques, qu’elle prétendait avoir surpris lors de ses relations avec un diplomate, que, bien entendu, elle ne pouvait nommer, mais dont elle aidait à trouver le nom ; elle avait fait avec.

Comme ses communications n’avaient ni intérêt, ni importance, on les lui laissait pour compte.

Il lui fallait imaginer un truc plus ingénieux pour faire fortune.

Elle ouvrit un cours de langue française pour les deux sexes, et avec la collaboration d’une entremetteuse allemande, elle eut bientôt un certain nombre de jeunes élèves.

Cette école, où l’on donnait des leçons jour et nuit, à l’heure ou à la séance, avait tout à fait l’air d’une succursale de ce buen retiro discret à l’usage des amants sans asile, des vagabonds de l’amour, qu’elle avait tenu rue de Penthièvre.

La soldatesque y venait cuver ses victoires, entre des pots de bière et des chevelures blondes.

Des Gretchen de quatorze et quinze ans, qui gagnaient là dedans à peine quelques kreutzer, légèrement costumées, étudiaient avec leur éminent professeur Pigeonnier, l’art si compliqué de faire… parler les muets, de faire s’agiter les paralytiques, de faire brûler les lampes sans huile.

Tous les raffinements d’une artiste de Paris, Marie les connaissait à fond, au besoin les perfectionnait, et surtout les enseignait avec une clarté et une précision remarquables ; ses cours étaient très suivis, et, en professeur consciencieux, ses démonstrations étaient accompagnées d’expériences qui gravaient d’une façon inoubliable ses leçons dans la mémoire de ses jeunes disciples.

Un professeur de danse qui se contenterait d’expliquer la polka et la valse laisserait les pieds de ses élèves dans un grand embarras ; en tout, il faut que la pratique vienne au secours de la théorie.

S’il existait un conservatoire du vice, Marie Pigeonnier en serait le premier professeur ; elle possède toutes les finesses, les règles, les traditions de la débauche et de l’orgie.

La nature l’a heureusement douée de ce côté.

On rencontre de ces femmes ; mais elles exercent parfois pour l’amour de l’art. On les plaint, il est même permis de les mépriser. Les autres, et c’est le plus grand nombre, exploitent leurs aptitudes et leurs connaissances spéciales. La société, en les épargnant, se rend complice de leurs crimes et, les tolérant, elle se retire le droit de leur jeter à la figure leur abjection dont tant de ses membres se régalent et se gaudissent.

Marie Pigeonnier avait roulé dans trop de ruisseaux pour être dégoûtée de la boue ; elle s’y vautrait comme un poisson dans l’eau, comme une truie dans l’ordure ; la boue était son élément. Le jour où une main chrétienne s’aviserait de l’en sortir, elle en mourrait comme meurt la plante qu’on arrache à la terre.

Connaissant à fond le vice, c’était bien le moins qu’elle vécût de sa science. Peut-on exiger d’un médecin qu’il fasse des bottes pour gagner sa vie ? Chacun son métier, et les vaches seront bien gardées, n’est-ce pas, Marie ?

La Pigeonnier ne voulait pas mendier son pain ; je la connais, elle aurait préféré le voler. Il faut donc lui savoir gré de l’acheter avec l’argent que lui rapporte sa profession. Les circonstances l’ont conduite à Berlin ; tout ce qu’on peut regretter, c’est qu’elle n’y soit pas restée ; nous avons, hélas ! assez de corruption chez nous.

Le malheur, pour elle, c’est qu’elle n’avait pu attirer chez elle la haute gomme prussienne ; les gens de la grande vie ne voulaient pas enrichir une française, si dégradée qu’elle fût.

Marie Pigeonnier ne voyait chez elle que les flâneurs peu fortunés, les amateurs de plaisirs à trente sous l’heure.

On ne venait qu’à pied chez elle.

Aussi elle végétait, avait peine à payer ses fournisseurs, qui ne lui faisaient que de courts crédits, car d’un jour à l’autre, elle pouvait lever le pied sans même dire bonsoir.

Dégoûtée de se donner tant de mal pour si peu de profit, elle prit le parti de poser un énorme lapin aux Berlinois ; et elle se mit à creuser une combinaison formidable.