Imp. Nouvelle (assoc. ouvrière), 11, rue Cadet. (p. 71-77).

XIII

Guérison par le beurre.

Transportée à la campagne dès que le médecin le permit, elle eut le temps pendant sa convalescence de se rendre compte de l’abîme où elle venait de dégringoler.

Un homme d’affaires, qui avait travaillé pour elle, se chargea de sa liquidation.

Tout fut abandonné aux créanciers meubles, voiture, chevaux et le linge.

On ne laissa à la malheureuse que six chemises et quelques bibelots.

Mais l’homme d’affaires avait obtenu un quitus général, grâce auquel l’avenir au moins ne pouvait être hypothéqué ; Marie n’avait qu’à se remettre à l’ouvrage, elle n’était pas encore décatie au point de désespérer. La fortune l’avait déjà traitée en enfant gâtée, elle ne la laisserait pas dans cette détresse.

Lorsque, tranquille sous les fraîches pousses du printemps, elle jetait un regard sur les mois qui venaient de s’écouler, les nausées lui montaient à la gorge.

Une de ses camarades lui parlait du marquis.

— Par grâce, ne prononce jamais son nom exécré devant moi, lui dit-elle ; un gentilhomme plus infect qu’un rôdeur de barrières ; par exemple, si je le tenais… Bougre de m…

— Qui aurait jamais cru cela ; il était si distingué.

— Parbleu ! s’il avait eu l’air d’un marchand de cochons, est-ce que je l’aurais supporté… aveuglément.

Le fait est que ce noble de contrebande s’était conduit assez salement à l’égard de la Pigeonnier.

Il est juste aussi de faire observer que ces mésaventures n’arrivent qu’aux vicieuses et aux déclassées.

Découragée pendant sa convalescence, elle se raidit contre le destin lorsqu’elle fut revenue à la santé.

Son entourage lui remonta le moral.

Le dépit la ranima ; elle reprit possession d’elle-même ; elle se fit le serment de vaincre et d’écraser les vipères qu’elle rencontrerait sur son chemin.

La noire dèche se dressait, sinistre, devant elle.

Comment la combattre ?

Comme cabotine elle était vouée aux pannes, et il n’était pas facile de piger un engagement de cent cinquante francs, du jour au lendemain.

La voilà donc guérie, mais dans une misère voisine de la gêne.

À ce point que l’estomac faisait entendre déjà des plaintes sourdes.

Bah ! Elle irait frapper à quelque porte amie ; on ne lui refuserait pas un peu de pitance et un bout d’oreiller.

Rentrée à Paris, elle s’installa dans l’appartement d’une camarade qui faisait partie d’une troupe en tournée dans le Midi.

Comme la faim justifie les moyens, elle porta au Mont-de-Piété les objets qu’elle pouvait enlever sans éveiller l’attention de la concierge.

Ce n’était pas strictement délicat, mais Marie n’y regardait pas de si près.

Cette façon de se créer de petites ressources lui permît d’attendre une bonne occasion, c’est-à-dire un galant banquier.

Dans sa maison demeurait un marchand de beurre ; elle le rencontra dans l’escalier ; cet homme se croyait-il obligé d’être aimable avec ses voisines, ou bien avait-il pour Marie un goût particulier ? au premier abord il n’y avait pas moyen de se fixer sur ce point, toujours est-il qu’il esquissait pour elle des sourires bêtes, qu’assurément il avait l’intention de faire gracieux.

Des œillades, il s’enhardit jusqu’aux compliments.

Marie ne fit pas la dégoûtée.

Si l’on ne remisait pas ses répugnances, jamais on ne ferait son beurre dans la vie de son monde.

Donc, un soir que le voisin rentrait un peu plus tard que de coutume, Marie qui le guettait, feignit une légère indisposition et entr’ouvrit sa porte pour demander à cette connaissance de palier, s’il ne pourrait lui prêter un peu de thé.

Par hasard, le marchand de beurre en avait chez lui, et il s’empressa d’en apporter à Marie qui, de la meilleure grâce, le pria de lui servir de garde-malade.

Celui-ci s’acquitta de sa tâche avec une émotion que trahissaient ses gaucheries.

Il fut le soir même largement payé de sa peine et de ses soins ; même le lendemain matin, avant de se retirer, il se conduisit en… connaisseur, et non en marquis, laissant dans un livre que Marie était en train de lire, le prix de quelques mottes de beurre.

Marie l’avait appelé mon prince, toute la nuit, cela l’avait flatté, mais il était fort intrigué.

Et de quelle voix exquise et doucement vibrante, elle lui avait plusieurs fois répété, ces suaves et mystérieuses paroles :

— « Prrrince, éprrrrouvez-vous ? »

Il ne disait mot, mais n’en éprouvait pas moins.

Et chaque fois qu’elle… communiquait ses sensations… avec une tendresse ineffable, elle questionnait le marchand de beurre :

— « Est-ce bien ainsi, mon prince ? »

Cet homme fut pour elle une providence.

Il contribua à sa remise à flot.

Ce brave voisin ne le faisait pas à la pose ; il emmenait le dimanche sa Marie à la campagne, et celle-ci s’accommodait assez de ces repas de guinguettes, arrosés de petit bleu, pourvu cependant qu’on ne lui servît ni lapin, ni rouget, deux plats dont elle avait horreur pour en avoir trop mangé.

Comme le marchand, quoique généreux, était limité, elle lui adjoignit bientôt un bizarre individu qu’elle avait rencontré, en rentrant du théâtre, devant le square Montholon.

C’était un contre-maître de vidange ; elle pensa qu’il lui porterait bonheur.

Elle subissait ses chaudes caresses pendant les heures que l’autre passait aux Halles ; ses intimes vous diront qu’elle en a toujours gardé dans la bouche un arrière-goût ; ça lui revient, comme l’oignon.

Marie Pigeonnier était maintenant solide ; avec la santé, l’ambition était revenue, et aussi la jalousie, la rage.