La vie d’une femme de soldat

III

LA VIE D’UNE FEMME DE SOLDAT


Récit d’un paysan.


Nous étions très pauvres, et demeurions au bout du village. J’avais ma mère, une sœur aînée et ma grand’mère. Grand’mère portait une vieille camisole, une jupe, et couvrait sa tête d’un morceau de chiffon. Grand’mère m’aimait et me gâtait plus que maman. Mon père était soldat. On racontait de lui qu’il s’enivrait et avait été renvoyé au régiment à cause de cela. Je me rappelle, comme dans un rêve, qu’il venait chez nous passer quelques jours. Notre isba était très étroite ; au milieu, il y avait une perche d’étayage ; je me rappelle qu’une fois, je grimpai sur cette perche, tombai et m’ouvris le front sur le banc ; on voit encore la marque. Dans l’isba, il y avait deux petites fenêtres, l’une était toujours bourrée de guenilles. Notre cour était petite et ouverte ; une vieille auge était au milieu ; dans la cour, il n’y avait qu’un vieux petit cheval. Nous n’avions pas de vache, seulement deux chèvres maigres et un petit chevreau. Je couchais toujours avec le chevreau. Nous nous nourrissions de pain et d’eau. Chez nous il n’y avait personne pour travailler : ma mère se plaignait toujours du ventre, grand’mère avait toujours mal à la tête et faisait la cuisine ; seule ma sœur aînée travaillait, et avec son argent s’achetait des habits, elle se préparait à se marier. Je me rappelle que ma mère devint plus malade et qu’ensuite elle eut un garçon. On posa ma mère dans le vestibule, grand’mère emprunta aux voisins du gruau et envoya l’oncle Néfède chercher le prêtre, et ma sœur partit inviter les paysans au baptême.

Les gens s’assemblèrent. On apporta trois grands pains. Les parents se mirent à disposer des tables et les couvrirent de serviettes. Puis on apporta des bancs et un baquet d’eau. Et tous s’assirent à leur place. Quand le prêtre fut rendu, les parrains s’installèrent devant, et derrière se plaça la tante Akoulina avec l’enfant. On se mit à réciter des prières. Ensuite on prit l’enfant, et le prêtre le plongea dans l’eau. Je fus effrayé et criai : « Donne l’enfant ! » Grand’mère se fâcha après moi et me dit : « Tais-toi ou je te battrai. » Le prêtre plongea trois fois l’enfant et le rendit à la tante Akoulina. Celle-ci l’enveloppa dans du calicot et le porta à la mère dans le vestibule. Ensuite, tous se mirent devant les tables. Grand’mère posa deux grandes terrines de gruau, y versa de l’huile et en offrit aux invités. Quand tous eurent mangé ils sortirent de table, remercièrent grand’mère et s’en allèrent.

J’allai trouver ma mère et lui dis : « Ma… comment s’appelle-t-il ? «

Ma mère dit : « Comme toi. » L’enfant était maigre ; ses jambes et ses bras étaient minces, et il criait tout le temps. À n’importe quelle heure de la nuit, si on s’éveille, il crie et la mère le berce en chantant. Elle gémit et continue à chanter.

Une fois, la nuit, je m’éveille et j’entends que ma mère pleure. Grand’mère se lève et dit : « Qu’as-tu ? Que Christ soit avec toi ! » La mère dit : « L’enfant est mort ! »

Grand’mère alluma du feu, lava l’enfant, lui mit une chemise propre, une ceinture et le plaça sous les icônes. Quand le jour fut venu, grand’mère sortit de l’isba, et revint accompagnée de l’oncle Néfède. L’oncle apportait deux vieilles planches. Il se mit à préparer la bière. Il fit une petite caisse et y mit l’enfant. Ensuite la mère s’assit près de la bière et, d’une voix perçante, se prit à geindre, puis ensuite à sangloter. Après, l’oncle Néfède prit la bière sous son bras et l’emporta pour l’ensevelir.

La seule joie chez nous fut le mariage de la sœur aînée. Une fois, les paysans sont venus chez nous, ils ont apporté le pain et le vin. Et ils se mirent à offrir le vin à ma mère. Ma mère but, l’oncle Ivan coupa un morceau de pain et le lui tendit. Je me trouvais près de la table et voulais goûter au pain. Je penchai la tête de ma mère et le lui dis bas à l’oreille. Ma mère rit et l’oncle Ivan dit : « Quoi ? Il veut du pain ? » Et il m’en coupa une large tranche. Je pris le pain et m’en allai dans la chambre noire, ma sœur s’y trouvait. Elle se mit à m’interroger : « Qu’est-ce que les paysans disent là-bas ? » « Je lui répondis : « Ils boivent du vin. » Elle rit et dit : « On me fiance à Kondraschka. »

Après on a fait le mariage. Tous se levèrent de grand matin. Grand’mère allumait le poêle, la mère préparait le gâteau, tante Akoulina lavait la viande.

Ma sœur prit des bottes neuves, une robe rouge, un joli fichu sur la tête et ne travailla pas de la journée. Ensuite, quand l’isba fut bien chauffée, ma mère s’habilla aussi et beaucoup de gens arrivèrent chez nous, l’isba en était pleine. Ensuite dans notre cour arrivèrent trois charrettes ; les chevaux avaient des grelots. Dans la dernière charrette était assis Kondraschka, le fiancé, en caftan neuf avec un haut bonnet. Le fiancé descendit de la charrette et entra dans l’isba. On mit à ma soeur une pèlerine neuve et on la conduisit près de son fiancé. On plaça le fiancé à côté de sa promise devant la table, on pria Dieu et tous sortirent dans la cour. Kondraschka installa ma sœur dans une charrette et lui-même monta dans une autre. Tous s’installèrent dans les charrettes, se signèrent et s’en allèrent. Je rentrai dans l’isba et m’assis près de la fenêtre pour attendre le retour de la noce. La mère me donna un morceau de pain, je le mangeai et m’endormis aussitôt. Ensuite la mère m’éveilla et dit : « Les voici ! » Elle me donna un rouleau en bois et m’ordonna de me mettre devant la table. Kondraschka et ma sœur entrèrent dans l’isba, suivis d’encore plus de gens qu’auparavant. Et il y avait des gens dans la rue et tous regardaient par les fenêtres. L’oncle Guérassime était témoin. Il s’approcha de moi et dit : « Sors ! » J’eus peur, mais grand’mère dit : « Montre le rouleau et dis ce que c’est ! » Je fis ainsi. L’oncle Guérassime mit de l’argent dans le verre, y versa du vin et me le tendit. Je pris le verre et le donnai à grand’mère. Alors c’est nous qui avons quitté la table et eux s’y sont assis. Ensuite on donna du vin, de la gelée, de la viande. On se mit à chanter, à danser. On donna du vin à l’oncle Guérassime. Il but un peu et dit : « Quoi ! le vin est amer ? » Alors ma sœur prit Kondraschka par les oreilles et se mit à l’embrasser. Longtemps on chanta et dansa ; ensuite tous s’en allèrent et Kondraschka emmena ma sœur chez lui.

Après cela nous vécûmes encore plus pauvrement. On vendit le cheval, les dernières brebis, et souvent nous manquions de pain. La mère empruntait aux parents. Bientôt grand’mère mourut. Je me rappelle comment ma mère sanglotait et gémissait : « Ma mère chérie ! À qui m’as-tu laissée ? À qui as-tu confié ton enfant, où prendrai-je assez de raison ! comment pourrai-je vivre ! «

Et longtemps elle pleura et gémit ainsi.

Une fois j’allai avec d’autres gamins sur la grande route, garder les chevaux, et je vois venir un soldat avec un petit sac sur le dos. Il s’approche des enfants et dit : « De quel village êtes-vous, les enfants ? » Nous répondons : « De Nikolskoïé. » « Dites-moi, est-ce que chez vous demeure une femme de soldat, Matriona ? » Et moi, je lui répondis : « C’est ma mère. » Le soldat me regarda et dit : « As-tu jamais vu ton père ? » Je dis :« Il est soldat, je ne le connais pas. » Le soldat dit : « Eh bien, allons, conduis-moi chez Matriona, je lui apporte la lettre de ton père. » Je dis : « Quelle lettre ? » Et lui me répond. « Allons, tu verras. Eh bien ! Allons-y. »

Le soldat partit avec moi, mais il marchait si vite que j’avais peine à le suivre. Nous voilà arrivés à la maison.

Le soldat pria Dieu et dit : « Bonjour. » Ensuite il se débarrassa, s’assit sur le banc et dit : « Quoi ! c’est toute la famille ? » La mère devint gênée, ne dit rien, regardant seulement le soldat. Et lui, demande : « Où est ma mère ? » Et il se met à pleurer. Alors ma mère s’approche de mon père et se met à l’embrasser. Moi aussi je grimpai sur ses genoux et me mis à le fouiller. Alors il cessa de pleurer et se mit à rire.

Ensuite des gens arrivèrent. Le père saluait tout le monde, et racontait qu’il était maintenant libéré pour toujours du service.

Quand le bétail fut rentré, ma sœur aînée vint aussi et embrassa le père. Et le père dit : « Quelle est cette jeune femme ? » Et la mère rit et dit : « Tu n’as pas reconnu ta fille. » Le père l’appela encore une fois, l’embrassa et se mit à demander comment elle vivait. Ensuite la mère alla préparer une omelette et envoya ma sœur chercher du vin. Ma sœur rapporta une bouteille avec un bouchon de papier et la plaça sur la table. La mère dit : « C’est du vin pour toi. » Et lui dit : « Non, voilà déjà quatre ans que je ne bois plus, et apporte l’omelette ici. »

Il pria Dieu, s’assit devant la table et se mit à manger. Ensuite il dit : « Si je n’avais pas cessé de boire, je ne serais pas caporal et ne rapporterais rien à la maison. Et maintenant, Dieu soit loué ! »

Il prit dans son sac une bourse avec de l’argent et la donna à la mère. La mère se réjouit et se hâta de la cacher. Puis, revenant, elle dit : — « Où l’as-tu pris ? » Le père répondit : « J’étais caporal, j’avais l’argent du trésor, je le distribuais aux soldats et ce qui restait, je le cachais. » La mère était dans une joie indescriptible.

Ensuite quand tous furent partis, le père se coucha sur le banc du fond et me prit à côté de lui ; et la mère se coucha à nos pieds. Et ils causèrent longtemps, presque jusqu’à minuit. Et puis je m’endormis.

Le matin, la mère dit : « Ah ! je n’ai pas de bois ! » Le père demanda : « As-tu une hache ? » « Il y en a une, mais elle est tout ébréchée, elle est très mauvaise. » Le père s’habilla, prit la hache et sortit dans la cour. Je courus derrière lui. Le père arracha un bâton du toit, le posa sur un tronc, brandit la hache, fendit vivement le bois, l’apporta dans l’isba et dit : «Eh bien ! voici le bois, allume le poêle ! Et moi, j’irai voir aujourd’hui pour acheter une isba et le bois pour l’écurie. Et il faudra aussi acheter une vache. »

La mère dit : « Oh ! il faudra beaucoup d’argent pour tout cela. »

Et le père répondit : « Nous travaillerons, voilà un paysan qui grandit, » et il me désigna.

Alors le père pria Dieu, mangea du pain, s’habilla et dit à la mère : « Si tu as des œufs frais, fais-les cuire dans la cendre pour le dîner » Et il sortit.

De longtemps le père ne revenait pas. Je demandai à ma mère la permission d’aller le chercher ; elle ne voulut pas.

Je voulus m’en aller, mais ma mère m’en empêcha et me battit. Je m’assis sur le poêle et me mis à pleurer.

Le père entra dans l’isba et dit : « Pourquoi pleures-tu ? » Je dis : « Je voulais courir après toi, mais la mère n’a pas voulu et encore m’a battu. » Et je me mis à pleurer de plus belle. Le père rit, s’approcha de ma mère et se mit à faire semblant de la battre et dit : «Ne bats pas Fedka ! ne bats pas Fedka ! » Ma mère feignit de pleurer.

Le père rit et dit : « Voilà, toi et Fedka, vous avez les larmes faciles, tout de suite à pleurer ! » Ensuite le père s’assit devant la table, me plaça près de lui et dit : « Eh bien ! La mère, maintenant donne-nous à dîner, moi et Fedka, nous voulons manger, nous avons faim. »

La mère nous donna du gruau et des œufs, et nous nous mîmes à manger. Et la mère dit : « Eh bien ! Et la charpente ? » Le père répondit : « Je l’ai achetée, pour quatre-vingts roubles, en bois de tilleul, blanc comme un verre. Voilà, dans quelques jours nous achèterons du vin aux paysans, et un dimanche ils l’apporteront. »

Depuis nous vécûmes très heureux.