Éditions Édouard Garand (68p. 19-21).

VII

MISS JANE


En sortant de chez lui, le colonel avait donc été très surpris de voir Kuppmein entrer dans la maison située en face de son appartement. Plus surpris encore il était de savoir que Kuppmein était reçu par cette Miss Jane dont lui avait parlé son ordonnance.

Mais le colonel aurait été cent fois plus surpris, s’il avait pu entendre la conversation qui avait lieu, quelques minutes après, entre Kuppmein et la belle Miss Jane.

Dans un petit parloir coquettement décoré et ayant vue sur la rue et sur la maison habitée par Philip Conrad, le gros Kuppmein, enfoncé dans une bergère, causait avec la jeune fille qui, nonchalamment étendue sur un canapé, venait d’allumer une cigarette qu’elle fumait, sans contredit, avec une impudente coquetterie.

C’était une rousse dont la tête supportait fièrement une chevelure de flammes, massive et lourde, au visage d’un remarquable ovale et de la plus parfaite harmonie de traits. La peau était laiteuse, très légèrement rosée, très veloutée. On eût dit une figure d’ange. Mais cette impression était fortement atténuée en regardant la bouche… et pourtant quelle bouche exquise avec ses lèvres si rouges et fraîches ! Mais à ces lèvres s’ébauchait, non un sourire d’ange, mais non plus un sourire de démon, seulement le sourire était sarcastique et dédaigneux, et il troublait celui qui le regardait. Ses yeux aussi, quoique fort beaux, créaient une impression étrange : ils étaient très noirs brûlants, magnétiques, mais il semblait en surgir des effluves féroces. La panthère, lorsqu’elle guette une proie, a, dit-on, de pareils effluves, et l’éclair de ses yeux devient insupportable. Il en était de même de Miss Jane, on ne pouvait supporter longtemps l’éclat de ses yeux. Aussi bien, Kuppmein ne la regardait-il pas en parlant, ne levant sur elle qu’un timide coup d’œil de temps à autre.

Néanmoins et en toute justice, il fallait bien admettre que cette jeune fille était très belle, mais sa beauté apparaissait, à ce moment du moins, froide et dédaigneuse. Au lieu d’attirer, elle repoussait. Au lieu de créer l’admiration, elle semait l’effroi.

Elle était vêtue d’une robe d’intérieur faite d’un tissu léger et soyeux et de nuance bleue qui faisait mieux ressortir la blancheur de sa peau. Cette robe de coupe parfaite habillait la jeune fille avec une élégance admirable. Et si Kuppmein ne regardait pas les yeux de la belle créature, il considérait souvent ses bras demi nus, ronds et blancs, et ses mains — les plus belles qui fussent — d’une finesse extrême.

Qui était cette Miss Jane ? On ne lui connaissait pas d’autre nom. Mais, chose certaine, c’était une personne de belles manières, instruite et imposante. Il eût été difficile de lui donner un âge juste : de prime abord elle paraissait toute jeune, dix-sept ou dix-huit ans. Mais un connaisseur ne se serait guère trompé en lui donnant vingt-quatre ou vingt-cinq ans.

Kuppmein, ce matin-là n’avait pas sa mine obséquieuse qu’il affectait avec James Conrad, ni ce ton autoritaire qu’il avait employé avec Grossmann et Fringer ; à présent, devant, cette étrange créature, il avait la façon basse et hypocrite du valet devant son maître.

Voici ce qu’il disait.

— Donc, en réponse à la dépêche du Capitaine Rutten, vous pourrez dire que notre affaire sera bâclée ce soir à moins d’événements tout à fait imprévus.

— Et si, d’aventure, vous ne réussissez pas ? fit la jeune fille d’une voix presque métallique.

— Je vous aviserai aussitôt, Miss Jane.

— Songez-y, monsieur, reprit sévèrement la jeune fille, le Capitaine entend ne plus souffrir aucun retard. Il demeure sous l’impression que vous, Grossmann et Fringer avez apporté plus de négligence que de zèle dans la mise à jour de cette affaire.

— Lorsque le Capitaine aura été mis au courant des difficultés sans nombre qui se sont présentées dans l’entreprise, il comprendra, soyez-en sûre.

— Ces explications vous regardent, répliqua sèchement Miss Jane, en lançant de ses lèvres rouges une bouffée de fumée blanche à la face de Kuppmein. Pour moi, ajouta-t-elle, je dirai seulement que l’affaire sera terminée ce soir.

— Je le préviendrai également en ce sens, tout en lui annonçant mon départ prochain pour New-York.

— Quel jour comptez-vous partir ?

— Demain, sans faute,

— Par quel convoi ?

— Convoi du Rutland, demain soir.

— En ce cas, nous ferons route ensemble probablement.

— J’en serai honoré et charmé, dit Kuppmein en s’inclinant avec son sourire servile. Mais là si vous me le permettez, je vous demanderai de vouloir bien me prêter votre précieux concours.

— En quoi puis-je vous être utile ? questionna Miss Jane, surprise.

— Oh ! en peu de chose… Il s’agirait simplement d’une toute petite mission que, seule, une femme comme vous, Miss Jane, peut mener à bien, insinua mielleusement Kuppmein.

— Et cette mission ? interrogea encore la belle fille en laissant voir des dents étincelantes dans un sourire moqueur.

— Voilà !… fit Kuppmein en montrant par la fenêtre ouverte l’appartement du colonel Conrad.

La jeune fille du regard suivit la direction désignée.

— Vous voyez cette maison ? demanda Kuppmein.

— Oui.

Eh bien ! le premier étage est habité par un officier de l’armée canadienne, le colonel Conrad.

— Ensuite ?

— Ce colonel Conrad m’a l’air d’un type aux allures très mystérieuses, et je ne le crois pas étranger au vol du modèle et des plans de Pierre Lebon.

— Et après ? fit encore la jeune fille avec son sourire moqueur.

— Votre mission serait, Miss Jane, de surveiller les allées et venues de ce colonel.

— Mon cher monsieur, répondit Miss Jane, vous venez trop tard avec votre mission ; depuis hier je me suis donné la tâche de surveiller le colonel.

Kuppmein demeura bouche bée et se mit à tirer nerveusement les pointes de sa moustache à la Guillaume.

— Comme vous en avez la preuve encore, monsieur, poursuivit sévèrement la jeune fille, vous arrivez toujours en retard, vous et les autres. Vous avez été devancés aux bureaux de James Conrad comme vous l’avez été chez Lebon. Et moi je vous ai devancés au sujet de cette surveillance qu’il importait d’exercer sur le colonel Conrad. Et si, hier, vous avez été roulés comme des niais, c’est précisément parce que vous avez négligé d’épier le colonel.

La jeune fille se leva brusquement et jeta sa cigarette à demi consumée.

Kuppmein comprit qu’on lui donnait congé. Il se leva et dit en s’inclinant :

— Ainsi donc, Miss Janes, nous nous retrouverons demain soir à la gare Windsor ?

— C’est probable, monsieur.

Et la jeune fille, sans plus un mot, reconduisit Kuppmein jusqu’à la véranda.

Six heures du soir étaient sonnées.

Assise tout près de la fenêtre du petit parloir, Miss Jane lisait. De temps à autre son regard brillant se fixait avec persistance sur le logement d’en face.

Le bruit d’une porte rudement fermée attira son attention. Elle leva la tête vers la maison de briques rouges, et elle vit un individu traverser le parterre fleuri. Elle regarda l’homme avec attention. C’était un jeune homme encore, assez grand et mince. Il avait une physionomie pâle et maladive, et sa figure était barrée par une énorme moustache noire dont les pointes étaient tournées en queue de cochonnet. Et cet homme, lorsqu’il fut arrivé à la rue, il s’arrêta près de la palissade et jeta, sur la fenêtre derrière laquelle se tenait Miss Jane, un regard ardent. Pour échapper à ce regard la jeune fille se rejeta brusquement en arrière en murmurant ce nom :

— Fringer !…

Et Fringer dont le rapide coup d’œil n’avait pu atteindre celle qu’il aura voulu surprendre, gagna la rue Sainte-Catherine.

Miss Jane avait rapidement endossé un manteau léger, s’était voilée, et à la hâte s’était jetée à la poursuite de Fringer. Malheureusement elle avait encore trop tardé : lorsqu’elle atteignit l’angle de la rue Sainte-Catherine, elle ne put retrouver, dans la cohue de passants qui s’y pressait, la silhouette du jeune homme.

Le désappointement amena une sourde imprécation sur les lèvres rouges de la jeune fille. Mais elle tressaillit aussitôt de joie en voyant le colonel Conrad descendre d’un tramway. Elle le vit s’engager dans la rue Metcalf, le torse cambré, la poitrine en avant, l’air arrogant et faisant tourner au bout de ses doigts son inséparable stick.

— Miss Jane le suivit de loin. Le colonel rentra chez lui. La jeune fille alla reprendre son poste d’observation derrière la fenêtre de son parloir.

Deux heures s’écoulèrent, sans qu’aucun incident nouveau se produisit.

Mais vers huit heures, au moment où la nuit venait, le colonel quitta son domicile. Cette fois il était vêtu d’un habit de ville. Miss Jane remarqua que le colonel, tout comme avait fait Fringer, lançait de son côté un coup d’œil curieux.

— Plus de doute, pensa la jeune fille, ma présence en cette maison a été signalée !… Comment ?… Par qui ?…

Elle ne prit pas le temps de chercher une réponse à ces deux questions ; elle sortit rapidement et se mit à suivre l’officier.

Le colonel, d’un pas leste, avait pris la rue Sainte-Catherine et marchait vers l’est de la cité.

Miss Jane le suivait à vingt pas en arrière.

Le colonel, au bout de dix minutes, tourna sur la rue Bleury, qu’il descendit jusqu’à la rue Lagauchetière. Il enfila cette rue à gauche et alla s’arrêter devant une maison de pauvre apparence en laquelle il pénétra en se servant d’une clef. La maison n’avait qu’un rez-de-chaussée et un étage. Les fenêtres de cet étage étaient éclairées, mais celles du rez-de-chaussée étaient obscures.

— Un vilain trou, tout de même, pour un colonel ! remarqua la jeune fille.

Elle dissimula sa présence dans un passage noir voisin de la maison et attendit.

Une demi-heure s’écoula.

Un homme sortit de la maison, passa devant le passage où était Miss Jane et gagna Bleury et Sainte-Catherine. La jeune fille n’avait pu voir les traits de cet homme, mais elle reconnaissait qu’il avait la même taille que le colonel. Elle s’était, à tout hasard, attachée à ses pas. L’homme s’arrêta à l’angle de la rue Sainte-Catherine et Bleury comme pour y attendre le passage d’un tramway. Là, dans la profusion de lumière, Miss Jane voulut voir à qui elle avait affaire, car elle doutait bien que cet homme ne pouvait être que le colonel. Elle s’approcha discrètement, d’ailleurs les nombreux passants lui facilitaient sa manœuvre. L’instant d’après elle put regarder l’inconnu… Non, ce n’était pas le colonel Conrad.

Une forte déception se manifesta sur ses traits, puis elle se mit à scruter la physionomie de l’inconnu. Comme elle l’avait déjà remarqué, l’homme avait exactement la même taille que le colonel, seulement, au lieu de la moustache rousse coupée en brosse, cette homme portait une énorme barbe noire et si touffue qu’on ne lui voyait que les yeux et le nez. Miss Jane perdit aussitôt son impression de désappointement et ses lèvres esquissèrent un sourire énigmatique. Et tandis que l’homme barbu de noir — que Kuppmein eût fort bien reconnu pour Peter Parsons — prenait un tramway en direction de l’ouest de la ville, la jeune fille reprenait le chemin de son domicile et songeait :

— Allons ! Kuppmein avait peut-être raison quand il m’assurait que ce Peter Parson est de première force ! Mais bah ! Miss Jane vaut bien un Peter Parsons et même deux !