Éditions Édouard Garand (68p. 34-37).

XIII

RUE SAINT-DENIS


Puis, avec une rage concentrée, il proféra :

Revenons à la veille de ce jour, au moment où nos deux singuliers personnages, Alpaca et Tonnerre, roulaient avec une rapidité vers la ville, vers la rue Saint-Denis, avec la jeune femme inconnue qu’ils avaient si providentiellement et si courageusement sauvée d’une noyade certaine.

Dirigée de main sûre par Tonnerre, l’auto traversa les faubourgs comme une rafale de vent et s’engouffra par la rue Notre-Dame dans la cité endormie.

Après une demi-heure de cette vitesse extravagante qui n’avait pas manqué d’épouvanter les quelques gardiens de la paix croisés sur le parcours de la machine, celle-ci stoppait toute grondante devant la maison où domiciliait Pierre Lebon.

— Autant que j’y peux voir, dit Alpaca à l’instant où la machine venait d’arrêter, c’est bien ici le numéro 143B.

— Je vais m’en assurer, dit Tonnerre en s’élançant vers la maison.

Il revenait aussitôt annonçant joyeusement :

— Nous y sommes, Maître Alpaca, pas d’erreur.

— Très bien. Je vais vous remettre la jeune dame et je vous précéderai vers la maison.

— Elle s’est donc évanouie de nouveau ? demanda Tonnerre.

— Et d’un évanouissement qui m’inquiète. Je crains qu’elle n’ait trépassé.

— Misère ! gronda Tonnerre. C’est égal, ajouta-t-il naïvement, nous tenterons de la ramener à la vie.

— À l’œuvre donc ! commanda Alpaca.

Peu après ce dernier pressait rudement le bouton de la sonnerie.

Quelques minutes se passèrent sans que rien indiquât un mouvement quelconque dans la maison silencieuse et sombre.

— Les gens sont donc sourds là-dedans ! grogna Tonnerre.

— Ils dorment sur leurs deux oreilles, répliqua doucement Alpaca.

— Je vois bien ça. Agitez encore la sonnerie, nous verrons bien cette fois.

Alpaca pressa longuement le bouton et de l’intérieur vint le bruit strident de la sonnerie.

— Je veux crever de soif, si cela n’amène pas un signe de vie dans la boutique ! maugréa Tonnerre avec impatience.

Mais le même silence persistait à l’intérieur de la maison.

— Pour sûr nous sommes chez une institution de sourds-muets, grommela Tonnerre avec plus d’impatience et de mauvaise humeur. J’ai bonne envie d’aller à la machine et de leur corner un air de trompette.

— Essayons une troisième fois, proposa Alpaca. Aux paroles il joignit l’action.

À cette minute un pas rapide et sonore résonna sur le trottoir. Puis le pas se rapprocha très vite, et, l’instant d’après, un jeune homme montait sur le perron. C’était Pierre Lebon.

À la vue des deux inconnus en manches de chemise, car nos deux braves avaient soigneusement enveloppé la jeune fille dans la redingote roussie et le veston crevé, et en apercevant ce paquet informe dont il ne pouvait préciser la nature et que tenait l’un des inconnus, il s’arrêta net avec un regard dur et défiant à la fois.

— Que voulez-vous ? demanda-t-il rudement.

— Entrer dans cette maison, répondit Alpaca sur un ton courtois.

— Qui êtes-vous d’abord ?

— Deux voyageurs étrangers, dit Tonnerre à son tour, que la Providence a mis sur le chemin d’une pauvre jeune femme qui allait mourir d’une mort affreuse.

— Ça… une jeune femme ! s’écria Pierre étonné en examinant le paquet informe aux bras de Tonnerre.

— Ou une jeune fille… nous ne saurions nous prononcer sur ce point délicat.

Ces paroles étaient à peine tombées des lèvres d’Alpaca que Pierre, saisi d’un pressentiment, s’était brusquement rapproché et penché sur le visage de l’inconnue. Puis il sursauta en proférant ce nom avec la plus grande stupéfaction :

— Henriette !…

Et, comme s’il eût cru sortir d’un songe, il promena ses regards égarés et inquiets sur les physionomies des deux compères.

— Vous connaissez cette jeune personne ? interrogea Tonnerre. Une amie ou une parente, peut-être ? ajouta-t-il avec un accent sympathique.

Mais sans répondre Pierre tira une clef de sa poche, l’introduisit dans la serrure de la porte, poussa cette porte vivement et dit, en s’effaçant :

— Entrez, entrez… et montez cette jeune fille chez moi !

Les deux amis ne se firent pas prier, et, l’instant d’après, Henriette Brière était déposée doucement sur le lit de Pierre Lebon, dont l’appartement se composait d’une chambre à coucher et d’une petite étude.

Pierre Lebon alla réveiller la maîtresse de maison, qui s’empressa de monter et d’habiller la jeune fille de linge sec.

Henriette était revenue à la vie.

En reconnaissant Pierre, son fiancé, elle avait ébauché un sourire heureux.

Henriette, avait dit Pierre, vous êtes hors de tout danger. Mais peut-être, par prudence, vaudrait-il mieux faire venir un médecin ?

— Non, non, dit la jeune fille, ne faites pas venir un médecin. Je me sens mieux, quoique faible. D’ailleurs ça n’a été qu’un bain, sourit-elle.

— Si vous le voulez, reprit le jeune homme. Je vais vous préparer une potion au cognac. J’ai envoyé Mme Fafard chercher de l’eau chaude et du sucre.

— C’est bien. Je boirai votre potion, Pierre.

Le jeune homme allait rentrer dans son étude, quand il avisa près de la porte entr’ouverte les deux sauveteurs d’Henriette, il les avait oubliés. Alpaca et Tonnerre, toujours en manches de chemise, car Pierre avait également oublié de leur remettre la redingote et le veston qu’il avait jetés sur un siège de la chambre, demeuraient gênés.

— Ah ! mes amis, s’écria Pierre, je vous demande pardon de vous avoir un peu oubliés.

Il vit leurs pantalons et leurs chemises trempés.

— Voulez-vous du linge sec ?

— Non, non, monsieur, c’est trop de bonté de votre part, dit Alpaca, nous sommes très bien, ainsi.

— Si seulement c’était un effet de votre bonté de nous rendre à mon ami sa redingote et à moi mon veston, fit Tonnerre.

— Pardon ! sourit le jeune homme.

Il alla chercher la redingote et le veston que les deux compères endossèrent vivement.

— Mes amis, reprit Pierre, je veux vous exprimer ma joie et vous faire mes remerciements pour vous être dévoués pour mademoiselle. Elle-même, quand elle sera tout à fait remise, ne manquera pas de vous témoigner sa reconnaissance.

— Oh ! monsieur, sourit Alpaca, ne parlez pas de cela, nous n’avons fait que remplir un devoir de charité. Croyez que mon compagnon et moi, dans les mêmes circonstances que s’est trouvée mademoiselle, nous aurions attendu le même dévouement ou mieux le même devoir de notre prochain.

— C’est juste, sourit Pierre. Tout de même, il importe de vous offrir l’hospitalité qui vous est due.

Et le jeune homme alla à un petit buffet duquel il tira des verres et une jolie bouteille de cognac.

À la vue de cette bouteille, Tonnerre lança un coup de coude dans les côtes de son compère, clignant de l’œil avec plaisir et dit :

— Attention, Maître Alpaca.

— J’admire la couleur de cette eau-de-vie ! murmura Alpaca, les yeux rivés sur la merveilleuse bouteille.

— Je lui rends à l’avance mille actions de grâces, et mille autres encore ! dit Tonnerre dont la figure rubiconde tournait au cramoisi.

Mme Fafard apporta l’eau et le sucre, et Pierre Lebon prépara la potion d’Henriette et la lui fit porter par la maîtresse de maison.

Puis il se tourna vers les deux compères, disant :

— Je devine pas mal, mes amis, ce qui s’est passé cette nuit. Mais je serais désireux d’en avoir tous les détails. Je vais vous verser à chacun un verre de cette liqueur, et je vous prierai de me faire le récit de ce que vous savez.

Les deux amis s’inclinèrent en silence,

Pierre les servit aussitôt leur verre de cognac.

— C’est du fameux ! remarqua Tonnerre en palpant son gosier.

— Ce n’est pas de la contrebande ! dit à son tour Alpaca en toussotant.

Et ce dernier se mit à faire le récit de leur aventure de la nuit.

Pierre fut émerveillé du courage de ces deux hommes, et il allait exprimer son admiration, lorsque Alpaca le prévint par ces paroles.

— Ah ! monsieur, nous oublions, Maître Tonnerre et moi, que nous avons une restitution à faire.

— Pardieu ! Maître Alapaca, fit Tonnerre, vous avez raison, j’avais oublié l’auto.

Pierre était plus étonné encore des noms étranges de ses deux hôtes.

— Et vous serez d’accord avec nous, cher monsieur, poursuivit Tonnerre, que cette restitution s’impose sans plus tarder. De sorte que…

— Un instant, dit Pierre qui comprit que les deux bizarres personnages allaient prendre congé. Je crois comprendre, suivant le récit que vous venez de me faire, que vous êtes tout à fait étrangers en cette ville, et que vous êtes aussi, sans vouloir vous offenser, croyez-moi, peu en harmonie avec le trésor de la Banque.

Les deux compères sourirent discrètement.

— Voici ce que je vous propose, poursuivit le jeune inventeur. En attendant que Mademoiselle Henriette puisse vous exprimer sa gratitude, vous, dit le jeune homme en regardant Tonnerre, vous irez conduire la machine à l’endroit où vous l’avez prise. Si, par hasard, quelqu’un se trouvait là pour vous créer des ennuis, attendu que vous avez pris cette auto sans permission à la porte d’une maison dont vous ne connaissez pas les propriétaires, téléphonez-moi et j’arrangerai la chose. Et quant à vous, monsieur, fit-il en regardant Alpaca, je vais vous indiquer une chambre inoccupée où je vous remettrai des vêtements secs. À son retour, votre ami vous y rejoindra. Est-ce convenu ?

— Monsieur, répondit Alpaca en s’inclinant, je ne saurais refuser une offre aussi courtoise et honnête.

Dès ce jour, monsieur, dit Tonnerre à son tour, notre dévouement tout entier vous est acquis.

— Bien, dit le jeune homme en souriant. Mais en attendant, que nous puissions faire plus ample connaissance, concluons notre entente par un autre verre.

— Ma foi, dit Tonnerre en rougissant de plaisir et en clignant de l’œil vers son ami, ceci est contre nos habitudes. Mais pour ne pas commettre un crime de lèse-hospitalité, nous n’aurons garde de refuser ce second verre.

Après cette nouvelle rasade Tonnerre, tout à fait guilleret, se précipitait hors de l’appartement, dégringolait l’escalier au risque de réveiller toute la maisonnée, et lançait bientôt son auto à toute vitesse.

Pierre Lebon, ensuite, entraîna Alpaca à travers un corridor et le fit entrer dans une chambre, jolie et proprement meublée, lui donna un vêtement de dessous et en disposa un autre sur une chaise, disant :

— Quand votre ami reviendra, il pourra mettre ce vêtement.

— Merci pour lui et pour moi-même, monsieur ! prononça une voix émue.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

La chambre en laquelle Pierre Lebon avait introduit Alpaca s’emplissait d’un jour clair plein de soleil et des mille bruits divers de la rue.

Dans un lit blanc deux hommes venaient de s’éveiller, et deux têtes, présentant le plus entier contraste, émergeaient curieusement hors des draps. L’une de ces têtes étaient très chauve, l’autre très poilue. L’une avait une face rubiconde, bien rasée et enluminée, l’autre avait un visage blême encadrée d’une barbe noire en désordre. La seule analogie qui s’offrit, c’était l’ébahissement comique qu’exprimaient ces deux figures.

— Eh bien ! Maître Tonnerre, fit de sa voix caverneuse Alpaca, que signifie cette stupidité que je découvre dans votre figure ?

— Et vous, riposta Tonnerre, d’une voix aigre et fort enrouée, que veut dire cette hébétude qui frissonne aux poils de votre barbe hirsute ?

— Maître Tonnerre, répliqua Alpaca d’une voix sévère et digne, n’outragez pas ma barbe ! Car, sachez-le, je m’étonne seulement du confort presque royal qui m’enveloppe et m’enivre comme les douceurs d’un rêve printanier.

— Et moi, Maître Alpaca, très épris de ce rêve printanier, je me demande par quel moyen on le pourrait faire durer tout au moins jusqu’au rêve hivernal.

— Qui sait ?… soupira Alpaca. Car, une chose, nous sommes peut-être tombés, enfin, dans un milieu d’honnêtes gens.

— Par tous les testaments ! s’écria Tonnerre en claquant de la langue, si je me rappelle bien les effets de certaine liqueur que j’ai avalée hier soir et dont s’aromatise encore mon palais délicat, je jure, cher ami, que les gens où nous sommes sont tout ce qu’il y a de plus honnête.

— Et de plus respectable.

— Et ce matin — car ce doit être le matin, si j’en juge par ces joyeux rayons de soleil et les fraîches et odoriférantes senteurs qui arrivent jusqu’à nous par cette fenêtre ouverte — oui, ce matin, cher Maître, il me semble que mon palais, tout humide encore du délicieux breuvage caresserait volontiers une simple crêpe au lard.

— Hélas !… une simple crêpe, fût-elle sans lard, serait joyeusement accueillie de mon estomac gêné : car, si je repasse par mes calculs d’hier, les trois quarts pour le moins de nos dernières douze heures d’existence doivent être joliment entamés.

— N’oubliez pas, Maître Alpaca, que les deux verres que nous avons vidés sont bien l’équivalent d’une demi-bouchée de pain. Or, si, selon vos funèbres calculs, il nous restait, hier, douze heures de vie encore à moins d’une bouchée de pain entière, cette demi-bouchée, c’est-à-dire ces deux excellents verres nous valent bien un surcroît de six bonnes heures d’existence.

— Parfaitement raisonné, Maître Tonnerre. D’ailleurs, comme ces bonnes gens où nous logeons me paraissent très hospitalières, il n’y a pas de doute qu’elles se feront un devoir, sinon une politesse, de nous offrir un déjeuner convenable.

— Et nous accepterons avec la meilleure urbanité. Seulement, maître Alpaca, je doute fort qu’on nous apporte ici ce déjeuner.

— Quittons donc ce lit moelleux !

— Beau et moelleux, en vérité. Ah ! si nous avions l’espoir d’y revenir !

— Gardons cet espoir, si nous ne pouvons garder le lit, fit Alpaca en se levant.

— Oui, soupira Tonnerre en se levant aussi mais non sans un regret cuisant, bienheureux lit et bienheureux espoir ! Savez-vous, cher Maître, que c’est avec l’espoir en poche et la faim au ventre que nous avons escaladé le sommet des ans pour aboutir…

— Silence ! interrompit Alpaca d’une voix basse et impérative. On vient, je pense. Habillons-nous !

Les deux compères se précipitèrent sur leurs vêtements, encore humides, fripés, et d’aspect plus déplorable qu’au moment où nous avons rencontré leurs maîtres devisant à la belle étoile.

En un temps ils enfilèrent leurs pantalons. À la minute même, on frappa à la porte.

Alpaca alla ouvrir. Pierre Lebon, souriant, entra tenant d’une main une bouteille rutilante et de l’autre deux verres.

— Eh bien ! mes braves, s’écria le jeune homme, comment vous portez-vous, ce matin ?

— Monsieur, dit Alpaca, nous vous devons mille remerciements, et notre santé est parfaite sous tous rapports.

— Votre courtoisie, ajouta Tonnerre en lançant un coup d’œil au flacon, est inappréciable, et jamais notre santé n’aura été en meilleures mains que les vôtres.

— Je suis content de vous retrouver en de si bonnes dispositions de corps et d’esprit, sourit le jeune homme. Toutefois si, par cas, il restait quelque malaise de votre bain d’hier, ou que ce bain d’eau froide eût développé quelques mauvais germes insoupçonnés chez vous, voici qui les détruira.

Et Pierre emplit, au ras bord les deux verres qu’il présenta ensuite aux amis.

— Monsieur, fit observer Alpaca, je dois vous confesser sincèrement que cet acte de notre part est tout à fait contraire aux bonnes règles de la sobriété ; mais, comme vous le dites si à propos, en cas de mauvais germes. À votre santé donc !…

— Et que Dieu vous en tienne compte ! ajouta Tonnerre en vidant allègrement son verre.

— Merci de vos bons souhaits, dit le jeune homme. À présent achevez de vous vêtir, et je vous conduirai en bas où le déjeuner vous attend.

— Nous serons prêts dans quelques minutes, assura Tonnerre.

Dès que Pierre se fut retiré, les deux camarades s’entre-regardèrent avec attendrissement, leurs yeux se mouillèrent, puis ils se jetèrent dans les bras d’un de l’autre.

— Ce jeune homme est admirable ! larmoya Alpaca.

— Ce jeune homme, Maître Alpaca, c’est le bon Dieu ! balbutia Tonnerre ivre d’émotion et quelque peu d’eau-de-vie.

— Nous sommes dans un paradis ! reprit Alpaca.

— Dans ce monde meilleur dont vous parliez hier soir, mais dont vous aviez l’air de douter.

— Et, dont je ne doute plus ce matin…

Pendant dix minutes, ils s’attendrirent ainsi, tous deux étroitement enlacés.

À la fin, s’étant soudain rappelés qu’un certain déjeuner les attendait, ils achevèrent leur toilette — expression peut-être exagérée — et sortirent de la chambre.

L’instant d’après, guidés par Pierre Lebon, les deux compères pénétraient dans une salle à manger proprette où la dame du logis, Mme Fafard, les recevait avec un sourire de bon accueil. Enfin, ce qui mit le comble à leur allégresse, nos deux braves s’attablèrent devant une superbe crêpe au lard.