La terre paternelle/9
IX.
les prières d’une mère.
Les jours qui suivirent l’enterrement n’eurent rien de remarquable dans la famille Chauvin : toujours la monotonie affreuse de la misère. Le père continuait seul maintenant son travail ; la mère et la fille essayaient de reprendre courage avec leurs occupations ordinaires.
Tous les anciens amis de Chauvin l’avaient abandonné depuis longtemps. Comme à l’ordinaire, il en comptait beaucoup au temps de la prospérité ; les jours mauvais étaient venus, et tous avaient pris la fuite. Un seul ne l’avait point abandonné, et le visitait souvent ; il le secourait même autant que ses faibles moyens le lui permettaient. Sa bonhomie, sa franchise et son cœur généreux l’avaient rendu l’ami intime de cette famille. C’était le vieux Danis, ancien voyageur, âgé de près de soixante-dix ans, haut de taille, à traits fortement prononcés. Il avait fait quarante campagnes dans les pays hauts sous les anciens bourgeois de la compagnie du Nord-Ouest. Retiré du service depuis longtemps, il n’avait recueilli de ses voyages qu’une modique rente qui lui suffisait à peine, et la réputation bien méritée, parmi tous les voyageurs, d’avoir été d’une force extraordinaire, marcheur infatigable, et grand mangeur. Il avait appris de Chauvin que le cadet de ses fils s’était autrefois engagé pour les pays sauvages, et, sans l’avoir jamais connu, il s’était pris d’affection pour ce jeune homme, seulement parce qu’il courait les mêmes aventures que lui, et il l’appelait familièrement son fils. Il entrait chez Chauvin à toute heure de la journée, et à chaque visite il ne manquait jamais de demander si on avait reçu des nouvelles du voyageur ; c’était alors pour lui le prétexte tout naturel d’entrer en matière, et de raconter au long les prouesses de son jeune temps, et mille et mille épisodes de ses voyages, toutes plus véridiques les unes que les autres.
Un soir il vint faire sa visite accoutumée. La mère et la fille étaient seules ; il s’assit près d’elles, et leur demanda comment elles se portaient :
— Tout doucement, répondit la mère d’une voix encore émue par des larmes récentes.
— Toujours des larmes, la mère, toujours des larmes !
— Eh ! mon bon Monsieur Danis, il y a longtemps que les larmes et moi avons fait connaissance ; elles ont commencé à couler au départ de mon fils Charles ; celles que je verse sont pour le seul fils qui me restait… Elles sont bien amères.
— Comment, du seul fils qui vous restait ! Diable, la mère, comme vous y allez ! Est-ce que vous croyez donc tout de bon que votre fils Charles est mort aussi ? Allons donc ! est-ce qu’on meurt toujours là-bas ? Et moi qui vous parle, j’ai bien été vingt ans d’un coup sans revenir, si bien que ma vieille Marianne, qui me croyait mort, voulait me faire chanter un Libera ; heureusement que je suis arrivé à temps. Eh bien ! après tout, vous voyez bien que je ne suis pas mort.
— Oui, mais mon pauvre fils dont nous n’avons pas eu de nouvelles depuis si longtemps, qui oserait espérer qu’il vive encore ? On a interrogé tous les voyageurs qui sont descendus : personne n’en a entendu parler ; et il n’y a plus aucun doute qu’il n’ait péri de faim et de froid dans l’expédition qui était allée à la recherche du capitaine Ross : il en faisait partie, comme vous savez. Ah ! si quelque chose pouvait me faire espérer de revoir un jour ce cher fils, ce serait de penser que le bon Dieu a eu pitié de moi, et qu’il aura exaucé mes prières, car lui seul connaît combien je l’ai prié souvent et bien longtemps pour…
Les sanglots l’empêchèrent de continuer.
– Allons, allons, la mère, consolez-vous. Tenez, je ne suis pas prophète ; mais je vous l’ai dit souvent, et je vous le répète encore, que Dieu est bon, qu’il se laissera toucher par vos prières, et qu’il vous rendra tôt ou tard votre fils.