C.O. Beauchemin & Valois (p. 52-59).

VIII.

le charnier.


Après dix ans de pareilles souffrances, le malheur de la famille Chauvin ne pouvait, ce semble, aller plus loin. Cependant il lui fallait encore passer par d’autres épreuves bien douloureuses, et boire la coupe jusqu’à la lie. Le fils aîné fut attaqué d’une maladie mortelle : la misère, les privations de tous genres, le travail excessif avaient achevé de ruiner sa santé depuis longtemps chancelante. Tous les secours de l’art ne purent le rappeler à la vie. Il mourut entre les bras de sa famille, qui se vit priver tout à coup d’un de ses soutiens. Ce fut au pauvre père affligé que fut dévolue la pénible tâche de s’occuper de l’enterrement. La demeure du bedeau lui fut indiquée, et il s’y rendit ; ce pourvoyeur de la mort n’était pas alors chez lui. En effet, Chauvin le rencontra, peu d’instants après, sortant de l’église tout essoufflé ; il venait d’aider à sonner, en grand carillon, les glas d’un riche, qui, par un contraste insultant pour la misère de Chauvin, s’était laissé mourir d’un excès d’embonpoint. Parmi toutes les bonnes qualités qui brillaient en notre bedeau, aucune n’égalait la sensibilité de son cœur. C’était surtout lorsque quelques parents affligés venaient, les larmes aux yeux, lui annoncer la mort de quelqu’un des leurs, que cette qualité se montrait dans tout son éclat. Alors on le voyait présenter à son interlocuteur une moitié du visage où se peignait la tristesse la plus profonde, tandis qu’un spectateur placé du côté opposé eût pu voir l’autre joue épanouie, et son œil pétiller de joie en pensant aux nombreux items du tarif. L’amour du prochain était pratiqué à un haut degré par notre bedeau. Quelques malins disaient pourtant qu’il l’aimait peut-être un peu plus après sa mort que pendant sa vie, par la raison que, lorsque le défunt, après avoir dit un éternel adieu aux choses d’ici-bas, avait déjà réglé ses comptes dans l’autre monde, il lui restait encore à régler en dernier ressort avec notre bedeau. Hâtons-nous cependant d’ajouter, en toute justice, que, s’il lui arrivait rarement de rabattre sur le tarif, il ne lui arrivait jamais non plus de le surcharger.

Lors donc que Chauvin lui eut exposé le sujet de sa visite, notre bedeau, tout en s’apitoyant sur son malheur, promenait sur lui un regard inquisiteur pour tâcher de découvrir à quelle classe appartenait le défunt.

— Quand sonnerez-vous le glas de mon fils ? demanda le père.

— Tout de suite si vous voulez ; combien de cloches ? Puis, avec la volubilité d’un homme qui sait son tarif par cœur : Une cloche, c’est 10 piastres ; deux cloches, c’est 20 piastres ; trois cloches, c’est 30 piastres ; quatre cloches, c’est…

— Ah ! mon cher Monsieur, interrompit Chauvin, je suis bien pauvre ; je ne pourrai jamais vous payer des sommes comme cela.

— Quoi ! pas seulement pour une cloche ? Mais il faut au moins payer pour une cloche, si vous voulez avoir un service ; autrement vous n’en aurez pas, et on portera votre fils au cimetière tout droit.

— Serait-il possible, Monsieur ? quoi ! mon pauvre enfant n’entrerait donc pas à l’église ?

— Mais non, vous dis-je, bonhomme, à moins que vous ne fassiez chanter un service, au moins d’une cloche. Comme ce gros monsieur qui vient de mourir, il sera porté à l’église, lui, parce qu’il paie pour un service ; allez.

— Mais, Monsieur, se permit de remarquer le père Chauvin, on dit que ce monsieur n’est jamais venu à l’église pendant sa vie, et cependant il va y entrer avec pompe après sa mort ! Mon fils, au contraire, y est venu souvent prier ; il n’aura donc pas le bonheur d’y être porté après sa mort pour avoir une pauvre petite prière et un peu d’eau bénite sur son corps.

— Que voulez-vous que j’y fasse ? c’est la règle[1]. Tout ce que je puis faire pour vous, c’est de fournir un cercueil ; vous porterez le corps au cimetière, et il y sera enterré jeudi prochain.

Le père Chauvin prit alors congé du bedeau, qui fut ponctuel à lui envoyer le cercueil le jour indiqué. Le mort, enseveli d’un linceul qu’un des voisins fournit par charité, y fut déposé au milieu des larmes et des sanglots. Chauvin plaça le cercueil sur son traîneau, qu’un autre de ses voisins s’offrit généreusement de conduire, puis il prit place derrière, accompagné du vieux chien Mordfort, et le convoi du pauvre s’achemina lentement vers le cimetière du faubourg Saint-Antoine.

Dès que le gardien de ce vaste dortoir vit arriver le convoi, il vint au-devant, et, aidé du conducteur de la voiture, il déposa le corps dans la chapelle, en attendant le prêtre, qui venait régulièrement, deux fois la semaine, présider à l’enterrement des pauvres. Celui-ci parut bientôt, et, après les prières usitées, le corps fut emporté à bras par le gardien et un de ses aides. Après avoir fait quelques pas, les porteurs s’arrêtèrent près d’une frêle construction en bois, d’environ vingt pieds carrés, qui reposait sur la terre nue ; et le gardien, tirant une clef de sa poche, se mit en devoir d’en ouvrir la porte.

— Mais où est-ce donc que vous allez mettre mon fils ? demanda Chauvin d’un air inquiet ; je ne vois pas de fosse creusée pour…

— Mais, ici, répondit le gardien, dans la charnière ; c’est là que l’on met les pauvres pendant l’hiver ; la terre est gelée, et ça coûterait trop cher pour faire les fosses.

— Ah ! Monsieur, je vous en prie, ne le mettez pas là ; ma pauvre femme en mourrait de douleur, si elle le savait. Mon fils n’y restera pas la nuit, il va être volé par les clercs docteurs.

— Ah ! pour cela, ne craignez rien, bonhomme ; j’ai là mon fusil et un bon chien. Je les défie d’y venir.

— Tenez, Monsieur, prêtez-moi une bêche ; la terre ne vous manque pas ici : je vais creuser moi-même la fosse de mon fils, dans quelque petit coin.

— C’est impossible, bonhomme, c’est contre mes ordres.

— Oh ! je vous en prie, ne me refusez pas cette grâce, je gratterai plutôt la terre avec mes mains ; mais, pour l’amour de Dieu, ne mettez pas mon fils dans la charnière.

Cette horreur des pauvres pour le charnier n’est point exagérée. Il y a eu un temps où des gardiens infidèles se laissaient corrompre par l’appât de l’or, et faisaient du charnier un réservoir où les clercs-docteurs venaient, à prix fixe, choisir les sujets de dissection qui leur convenaient. Il s’y faisait un trafic régulier de chair humaine, et Dieu seul connaît le nombre de ceux qui sont passés de ce lieu de repos sous le scalpel du médecin. Mais on doit dire ici, à la louange du gardien actuel, qu’il s’acquitte de sa charge avec une fidélité à toute épreuve, et personne ne sait mieux que les clercs-médecins qu’il est incorruptible sur ce chapitre ; aussi envie ne leur prend d’essayer la juste portée de son fusil, ni de faire une connaissance trop intime avec la mâchoire du fidèle Sultan.

Aussi ce fut aux assurances réitérées que le gardien fit à Chauvin que le corps de son fils serait dans le charnier aussi en sûreté qu’au sein de la terre qu’il consentit, comme malgré lui, à l’y laisser déposer. Ce pauvre père, le cœur navré, plongea plusieurs fois ses regards au fond de ce trou où gisaient, rangés par ordre, un grand nombre de cercueils de toute grandeur ; et, lorsque le corps de son fils y fut descendu, il lui jeta, pour dernier adieu, quelques poignées de terre, et la porte du charnier se referma.

  1. On s’est relâché, depuis, de la rigueur de cette règle ; les corps des pauvres peuvent maintenant entrer à l’église et participer aux prières qui s’y disent pour les morts – Note de l’Auteur.