C.O. Beauchemin & Valois (p. 36-40).

V.

suite de la donation.


Les discussions qui avaient eu lieu chez le notaire, pendant la passation de l’acte, avaient été si fréquentes et si prolongées, que, comme nous l’avons déjà dit, le jour était près de finir lorsque Chauvin et ses amis arrivèrent chez lui. Il les retint tous à passer le reste du jour et la soirée avec lui ; on y convia même, suivant l’usage en pareille circonstance, d’autres voisins et amis, et tous ensemble félicitèrent le père et le fils sur l’acte qu’ils venaient de conclure ; et ce jour fut joyeusement terminé par un abondant repas où les talents culinaires de la mère Chauvin et de sa fille se firent remarquer.

Cependant, tous les convives de Chauvin n’envisageaient pas du même œil la démarche qu’il venait de faire. Quelques-uns trouvaient le fils très-bien avantagé, et portaient même la sollicitude paternelle jusqu’à entrevoir la possibilité d’une alliance très-prochaine entre l’heureux donataire et l’une de leurs filles. D’autres, au contraire, doutaient beaucoup de l’heureux résultat que devait opérer ce changement survenu dans la direction des affaires de cette famille. Ils disaient même dans leur langage naïf et expressif que le fils s’était enfargé ; qu’un des moindres défauts de la donation était d’être trop forte ; et qu’avec le peu d’aptitude qu’on connaissait au fils, il ne pourrait supporter un pareil fardeau, et n’en ressoudrait jamais.

Ce n’était plus, en effet, le père qui gouvernait alors ; il n’était plus chef que de nom. Le fils seul avait les affaires. Pendant quelque temps, le père lui vint en aide par ses avis et ses conseils : puis, quand il le jugea assez fort, il le laissa marcher seul. Mais on ne fut pas longtemps sans s’apercevoir de grands changements dans cette famille, naguères si étroitement unie. Ce n’étaient plus ces rapports familiers et intimes entre le père et le fils, mais une certaine réserve, de la froideur, de la défiance même, que l’on surprenait entre eux ; c’étaient alors le créancier et le débiteur qui s’observaient mutuellement. Le père, sachant que la pension était forte, était en proie à une vive inquiétude de savoir si elle lui serait exactement payée ; le fils, de son côté, tâchait de deviner, à l’air de son père, s’il n’aurait pas en lui un créancier dur et exigeant. Cependant tout alla passablement bien la première et la seconde année. Les articles de la pension furent assez exactement payés à leurs diverses échéances ; même le cochon raisonnable fut ponctuellement délivré en nature au temps fixé ; la vache qui ne meurt point continuait de se porter à merveille, et à faire régulièrement ses devoirs de laitière et d’épouse ; mais bientôt quelque retard dans la livraison de certains items, causé par la mauvaise récolte et une gêne temporaire, emmena quelques observations de la part du père. Le fils répliqua ; quelques mots un peu brusques furent échangés de part et d’autre : le père se plaignit de la mauvaise qualité des articles : que le pot et ordinaire n’était point tel que convenu ; que les chevaux étaient toujours occupés quand il voulait s’en servir, etc., etc. D’une parole à une autre, les choses s’aigrirent, et la guerre éclata. Le père, invoquant la clause de l’incompatibilité d’humeur, déclara formellement s’en prévaloir et vouloir aller loger ailleurs. La mère et les amis communs tentèrent, mais inutilement, de lui faire révoquer sa résolution. Il partit avec sa femme et Marguerite, abandonnant la terre paternelle entre les mains de son fils. Les choses, loin de s’améliorer par ce brusque départ, n’en allèrent que plus mal. Le fils, débarrassé de la surveillance paternelle, qui lui était à charge depuis longtemps, ne sut pas profiter des ressources qu’il avait en main, et négligea entièrement les travaux de la terre. La rente en souffrit cruellement, et le père se vit restreint au plus strict nécessaire, qu’il arrachait avec la plus grande peine de son fils, qui ne le lui abandonnait que comme à titre de don gratuit ; il en vint même à porter une main tremblante et presque sacrilège sur le vieux coffre où gisaient les épargnes si soigneusement conservées. Un tel état de choses ne pouvait durer longtemps. Le père alla consulter des hommes de loi, qui lui conseillèrent de faire vendre la terre à la charge de la pension. L’idée de vendre le patrimoine de ses ancêtres lui était trop amère. Les conseils plus pacifiques de ses amis l’engagèrent à la reprendre ; ils se chargèrent de négocier l’affaire avec le fils ; ils réussirent heureusement à opérer un rapprochement entre eux, et parvinrent même à les réconcilier. Ils firent entendre raison au fils, lui représentèrent qu’il n’était plus possible de continuer les choses sur ce pied, et finirent par lui persuader qu’il était de son intérêt comme celui de son père que la donation fût révoquée ; l’acte fut donc résilié à la satisfaction mutuelle des parties ; et, après cinq années de déboires et de chagrin, la terre paternelle rentra sous la conduite de son ancien propriétaire.