La taverne du diable/La surprise

Éditions Édouard Garand (22 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 54-59).

XII

LA SURPRISE


Carleton fut si courroucé en apprenant cette aventure qu’il ordonna à Dumas d’aller mettre le feu à la taverne.

Mais il se ravisa aussitôt quand le capitaine lui fît comprendre que Lambert pouvait être enfermé en quelque cachette de la maison, et qu’il avait aposté un homme pour surveiller la taverne et les traîtres.

— C’est bon, dit le général avec humeur. De même que j’avais accordé à ce pauvre Lambert carte blanche, je vous donne tous pouvoirs. N’ayez nulle pitié de ces chiens ; si vous croyez opportun de les brûler dans leur tanière, tant mieux, et ce n’est pas moi qui vous en ferai un crime !

Mais les jours suivants se passèrent sans que Dumas pût apprendre ce que Lambert était devenu, sans qu’il pût mettre la main sur les habitants de la taverne.

Et rien n’était venu troubler la tranquillité de la cité de Québec depuis cette nuit du 22 décembre.

En prévision d’une surprise Carleton avait fait renforcer la garnison et l’armement des murs du côté de la campagne où les Américains s’étaient retranchés.

Ceux-ci ne semblaient nullement pressés d’attaquer la ville. Espéraient-ils la prendre par la famine ?… Non… parce qu’ils savaient que Québec était approvisionnée de munitions de guerre et de provisions de bouche pour deux ans au moins. Ensuite, les assiégés pouvaient toujours au pis aller s’approvisionner du côté du fleuve, car les Américains, comme le savait bien Carleton, n’avaient ni soldats ni artillerie pour former barrière de ce côté.

Mais Carleton ne savait pas que les Américains avaient, du côté est et sud de la cité, une barrière bien autrement formidable que des batteries d’artillerie et des canonniers. Montgomery, par toutes espèces de proclamations aux paysans des campagnes environnantes, avait réussi en quelque sorte à dominer. Ses troupes avaient reçu l’ordre formel de respecter les habitants et de les traiter comme des concitoyens. Il avait ordonné, sous les peines les plus sévères, que le bien privé fût non seulement respecté mais protégé contre tout attentat. Aux populations rurales il avait fait savoir de continuer à vivre et à travailler comme si de rien n’était. Au nom du congrès américain, il avait promis que les lois actuelles du pays ne seraient en aucune façon changées, à moins d’une demande expresse de la majorité, que la langue française serait langue du pays, que la religion catholique conserverait toutes ses prérogatives, et, mieux encore, qu’il rendrait au peuple les droits ou libertés qui lui avaient été ravis depuis l’existence du régime britannique. Mais en même temps, Montgomery avait fait entendre que le peuple, en retour de ces privilèges ou de ces promesses, refuserait en toutes occasions de supporter la cause des assiégés.

Or, le peuple jusque-là n’avait eu qu’à se réjouir des bons procédés des Américains, et, voyant que déjà Montréal et Trois-Rivières paraissaient très bien s’arranger sous le système nouveau, il était tout enclin à se ranger sous le drapeau américain. Certes, il faut avouer que dans la masse du peuple il restait encore bien des défiances, bien des incertitudes, et tant que Québec ne serait pas possession américaine, le peuple ne demeurerait pas tout à fait convaincu. Montgomery comprit cela, et il décida de tenter la prise de Québec. Son ingénieur, le major Lucanius, lui avait apporté un plan militaire de la cité qui lui permettait d’y faire entrer ses troupes presque sans coup férir. Cette tentative fut résolue pour la nuit du 30 décembre.

Les circonstances allaient, par surplus, favoriser les Américains.

Vers onze heures de la soirée une neige fine avait commencé de tomber, puis graduellement le vent s’était élevé, et avant deux heures du matin une forte tempête se déchaînait sur tout le pays. L’occasion ne pouvait mieux se présenter pour une marche contre la ville. Le vacarme de la tempête empêchait la garnison de surprendre les bruits du dehors, de sorte que les Américains pouvaient s’approcher des murs de la cité sans être inquiétés.

Montgomery divisa le total de ses forces, qui s’élevaient à quelque douze cents hommes, en quatre colonnes. Deux colonnes furent chargées de simuler des attaques du côté nord de la ville, afin d’attirer de ce côté l’attention et le gros de la garnison. Disons que ces deux colonnes comprenaient deux cents Canadiens qui avaient embrassé la cause américaine. Les deux autres colonnes reçurent mission de pénétrer dans la basse-ville. L’une, conduite par le colonel Arnold, devait tourner la cité du côté de la Rivière Saint-Charles et emporter le système de barricades qui avaient été élevées sur les rues Sault-au-Matelot et les barrières dressées dans les ruelles avoisinantes. L’autre, commandée par Montgomery en personne, tenterait l’entrée en la basse-ville par la rue Champlain.

Ces quatre colonnes devaient donc s’élancer à l’attaque simultanément. Mais avant que tout fût près pour cette attaque, la nuit s’était presque écoulée. Il était quatre heures lorsque Montgomery fit lancer les fusées qui allaient donner le signal.

Mais ces fusées furent aperçues d’une partie de la garnison. L’alerte fut donnée. De même qu’en la nuit du 22, toute la ville fut sur pied en moins de dix minutes. Cette fois Carleton avait ordonné à toutes les églises, monastères, hôpitaux, de mettre en branle leurs cloches. Mais cette nuit-là il ne se produisit aucun désordre, aucune panique, l’on savait que c’était l’attaque préméditée par les troupes américaines et l’on était sur le qui-vive et désireux enfin d’en finir.

La première attaque fut donnée du côté de la campagne entre la porte Saint-Jean et la porte Saint-Louis. Les Américains se portèrent contre les murs de la cité avec des petits canons qui faisaient plus de bruit que de mal. Ils n’avaient qu’une batterie de quelque importance, et cette batterie avait reçu ordre de lancer ses projectiles vers le centre de la cité afin de maintenir sur les dents la garnison de la haute-ville. Ce premier bombardement créa de l’inquiétude dans la population de la ville. Carleton lui-même commença de craindre un succès pour les armes américaines. Comme on ne connaissait pas exactement la valeur de l’artillerie américaine, certains pessimistes clamaient que les murs de la cité ne dureraient pas deux heures contre la pluie de fer qui les battait terriblement. Naturellement, l’obscurité de la nuit faisait exagérer toutes choses. Toutefois, par prudence, Carleton jugea qu’il fallait renforcer encore la garnison et les armements du côté de la campagne, et ce au détriment des défenses de la basse-ville. En effet, quelques bataillons reçurent ordre de monter à la haute-ville et d’emmener avec eux quelques pièces d’artillerie. On était loin de s’imaginer l’attaque dont la ville basse allait être l’objet, et du danger qui allait menacer toute la ville.

Montgomery, le premier, avait donné l’attaque en emportant presque sans difficulté les barrières de Près-de-Ville. Mais là était la partie la plus facile de son programme. Il lui restait une terrible difficulté à vaincre : la nature même des lieux. Car là, pour approcher de la rue Champlain il avait à s’engager avec ses hommes dans ce sentier étroit qui longeait la muraille du cap, sentier dans lequel les glaces du fleuve s’étaient amoncelées et qui formaient comme une ligne de rochers plats, pointus, inégaux, glissants, sur lesquels le pied de l’homme ne trouvait pas de prise. Et ce qui restait d’un peu praticable de ce sentier, était si difficile d’abord, si étroit, que deux hommes ne pouvaient s’y engager de front. Il fallait donc passer à la file, homme par homme, et avec quelles précautions encore ! Impossible d’y traîner du canon ou le moindre bagage, les soldats avaient déjà une charge trop encombrante à porter leurs fusils et leurs cartouches. Et, en plus, ce qui rendait la marche plus difficile, c’était la tempête de neige qui faisait rage, qui aveuglait. Les hommes grimpaient des glaçons, glissaient, sautaient, tombaient, s’assommaient… Parfois des rafales de vent plus violentes les soulevaient, les emportaient, les jetaient contre l’affreux rocher perpendiculaire qui se dressait comme un géant terrible dans la nuit et l’ouragan. Des soldats, à bout de souffle, les mains meurtries, les genoux brisés à se hisser au sommet des glaçons, se laissaient tomber dans un trou, ou pour se reposer ou pour mourir. Plusieurs à l’entrée de ce sentier, prévoyant tous les dangers et les difficultés inouïes qu’ils allaient rencontrer, avaient rebroussé chemin, favorisés qu’ils étaient par la tempête et la nuit. Ils préféraient cent fois mieux se jeter contre un ennemi connu que contre le mystérieux devant lequel ils allaient sans avoir la chance ni de combattre ni de se défendre. Encore s’il eût fait jour ! Mais dans la nuit noire, dans un tourbillon de neige qui ne permettait pas de voir à deux pas de soi, non !… Ou il fallait avoir un courage extraordinaire, ou il fallait être fou ! Eh bien ! un homme avait eu le premier ce courage extraordinaire, un homme fort, énergique, un homme à la trempe de fer, un homme comme peu de peuples en ont célébré dans leurs annales guerrières, un héros, qui, par son audace, par sa vaillance, par sa bravoure, avait réussi à entraîner après lui sur ce chemin de la mort, les quatre cinquièmes de sa petite armée : et cet homme, c’était le général américain Montgomery !

Quel prodige cent fois renouvelé n’accomplit pas cet homme dans cette nuit célèbre, prodige qui demeure ignoré de la race humaine ! Quels exploits dignes de l’épopée n’a-t-il pas accomplis et qui n’eurent pas de témoins !

Car cet homme une fois qu’il eut franchi le passage le plus difficile, lorsqu’il sentit ses pieds se poser sur un sol plus égal, plus ferme, oui cet homme, à l’armature d’acier, retourna à l’arrière, refît ce terrible chemin à moitié, peut-être davantage. Il allait aider aux retardataires, aux blessés. Il trouva l’un de ces hommes incapable d’avancer à cause de ses pieds qui faisaient trop mal, par les trous de ses souliers il s’était écorché les pieds. Montgomery le chargea sur ses épaules et lui fit franchir ainsi le plus difficile du chemin.

Il revint sur ses pas, grimpant, glissant, tombant lui aussi. Trois soldats ne pouvaient aller plus loin à moins d’abandonner leurs bagages. Montgomery prit les bagages, les jeta sur son dos et dit :

— Venez ! ce n’est rien !

Et il retourna encore à l’arrière aider à d’autres malheureux qui demandaient déjà la mort, plutôt que de suivre ce parcours affreux.

N’importe ! l’homme de fer, le héros antique était là… Il les conduisit à la terre ferme ! Et c’est ainsi qu’il réussit, ce vaillant, à transporter par ce passage fantastique, un peu plus de trois cents hommes ! L’instant d’après la mort des grands héros allait couronner ses exploits !

Et devant de tels exploits le monde entier se découvre !

Il était près de six heures du matin lorsque Montgomery arriva avec sa troupe devant la première barricade qui barrait l’entrée de la rue Champlain.

Les sentinelles avaient déjà signalé l’approche des Américains, de sorte que les défendeurs de la barricade étaient sur le qui vive. Cette barricade avait été confiée depuis quelques jours au capitaine Marcoux, un gaillard de la trempe de Dumas. Quant à Dumas il était en charge de la barricade placée à l’ouest des casernes, et il avait été entendu que, en cas de difficultés graves, Marcoux lui demanderait des secours. Dès qu’on apprit l’avance des Américains du côté de Près-de-Ville, Dumas envoya Lambert avec vingt-cinq hommes pour supporter Marcoux et ses cinquante miliciens. Dumas ne demeurait qu’avec cinquante hommes, car on se rappelle que Carleton, au début de l’attaque du côté de la campagne avait tiré quelques centaines d’hommes de la basse-ville. Il en avait pris un certain nombre à chaque barricade et chaque barrière. C’est ainsi que les barricades de la rue Champlain, comme celles de la rue Sault-au-Matelot avaient été en partie dégarnies.

La barricade du capitaine Marcoux comptait sept pièces de canon, mais c’étaient de petits canons, dont quatre avaient été chargés à mitraille.

Ces barricades étaient faites de grosses pièces de bois jetées transversalement et superposées les unes sur les autres jusqu’à une hauteur d’environ trois mètres, elles formaient. comme deux murs avec un mètre de distance l’un de l’autre ; des tiges de fer fixées de distance en distance retenaient les deux murs et en faisaient un tout solide. À mesure que la barricade s’élevait ou remplissait l’espace entre les deux murs de pierre et de terre, en ayant soin de laisser ça et là des meurtrières à l’usage des défenseurs. Quelques-unes de ces barricades étaient composées de trois murs, ce qui leur donnait une plus forte résistance contre les boulets de canon. Celle du capitaine Marcoux avait trois murs. Par surcroît elle possédait jusqu’à près de deux mètres de hauteur un quatrième mur de soutènement, ou mieux c’était une sorte de terrasse où les gardiens pouvaient se coucher à plat ventre et surveiller l’ennemi par des meurtrières pratiquées à peu près au ras de la terrasse. Cette barricade était l’une des plus solides de la basse-ville. Si telle barricade eût été de préférence dressée rue Sault-au-Matelot, il est douteux que les Américains fussent entrés dans la place.

Le capitaine Marcoux avait chargé Lambert de la batterie qui avait été juchée sur le mur de soutènement. Deux canons à mitraille séparés par un canon à boulet étaient placés au centre de la barricade. Puis à distance égale de là, à droite et à gauche, avaient été disposés les quatre autres canons, dont deux à mitraille et deux à boulets.

La tempête avait un peu diminué, le vent soufflait moins fort, la neige tombait moins drue. D’un autre côté, le froid grandissait. Le moment n’était pas mauvais pour la bataille.

Le capitaine Marcoux avait assigné à chacun de ses hommes son poste de combat. Il était prêt à recevoir les Américains.

Là, de ce côté le plus grand silence régnait, hormis les sifflements de la rafale et le bruissement de la neige.

De la haute-ville arrivaient les bruits du combat, et surtout le grondement de la grosse artillerie. Des cloches continuaient de sonner le tocsin. À l’est, du côté de la rivière Saint-Charles, on commençait à percevoir quelques coups de fusils : c’est que le colonel Arnold allait, peu après Montgomery à la rue Champlain, attaquer les barricades de la rue Sault-au-Matelot. Ces coups de fusils qu’on entendait, c’étaient les décharges faites par les sentinelles avancées.

Mais pour ne pas nous écarter de l’ordre chronologique des faits, nous narrerons d’abord l’attaque de la rue Champlain.

Montgomery et ses hommes s’étaient approchés à pas de loup de la barricade. Il était impossible de les voir à travers le brouillard de neige. Seulement on pouvait saisir le bruit de leurs voix et de leurs pas. Ils s’étaient arrêtés à environ cinquante pas. Montgomery avait eu l’idée d’amener avec lui un canadien, qui avait reçu mission de chercher à entamer des pourparlers avant d’attaquer. Aussi, lorsque la troupe s’arrêta à cinquante pas de la barricade, ce canadien cria :

— Holà ! Canadiens, mes frères… nous vous apportons la liberté !

— Feu ! rugit en réponse la voix tonnante de Jean Lambert.

Trois canons à la fois crachèrent leurs boulets sur la troupe américaine au travers de laquelle ils se tracèrent un chemin sanglant.

Montgomery résolut de mettre de côté toute diplomatie : il lança ses hommes à l’attaque.

Ils furent reçus cette fois par une décharge de mousqueterie qui clairsema leurs rangs.

Montgomery fit resserrer les rangs et apprêter les échelles : il avait, disons-le, réussi à faire transporter jusque-là trois échelles. Et au moment où il donnait l’ordre d’avancer sur la barricade, de nouveau la voix de Lambert rugit :

— Feu !…

Cette fois, les quatre canons à mitraille firent une terrible trouée dans les rangs ennemis. Mais Montgomery avait donné l’élan…

Cent de ses hommes étaient arrivés à la barricade, et deux échelles avaient été apportées. Ce que voyant, Lambert monta sur la barricade, indifférent aux balles qui lui sifflaient aux oreilles. Il fit monter près de lui trente de ses hommes et tandis que ceux-ci faisaient un feu plongeant sur les Américains arrêtés au pied de la barricade, Marcoux commandait aux autres défenseurs couchés sur la terrasse de tenir en respect le reste de la troupe ennemie, à quelques pas en arrière.

Pendant un moment le combat devint très animé.

Montgomery avait réussi à dresser une échelle dans laquelle il s’était engagé le premier, mais deux balles le blessèrent et il dut abandonner la partie.

Ce que voyant Lambert bondit jusqu’à l’échelle, la saisit et l’attira à lui pour la jeter en dedans de la barricade.

Pour la seconde fois les canons chargés à mitraille grondèrent, et cette décharge, presque à bout portant, fut si terrible que la panique s’empara des hommes du général américain. Dans cette décharge Montgomery fut atteint grièvement, et il tomba en rougissant la neige de son sang. Plusieurs officiers du général furent du même coup tués ou blessés gravement. Deux soldats s’empressèrent de relever le général pour le transporter hors d’atteinte, tandis que la troupe ennemie, très décimée, retraitait rapidement vers Près-de-Ville. La mort de Montgomery, qui allait survenir peu après, allait jeter la consternation et le découragement dans sa petite troupe déjà très ébranlée.

Le capitaine Marcoux et Lambert comprirent qu’ils avaient la victoire.

C’est alors seulement qu’ils entendirent le bruit d’une bataille acharnée à l’extrémité opposée de la ville basse.

Lambert allait s’élancer vers la deuxième barricade pour s’enquérir, lorsque Dumas parut.

Il se réjouit grandement lorsqu’il apprit la déroute des Américains.

— Tant mieux, dit-il, cela va nous permettre d’envoyer des secours là-bas. La colonne d’Arnold, expliqua-t-il, a emporté la première barricade de la rue Sault-au-Matelot, et elle marche maintenant sur la deuxième barricade. Il est à craindre qu’elle n’arrive au centre de la place.

— Combien d’hommes voulez-vous ? demanda Marcoux.

— Portez-vous de ce côté avec cinquante hommes et quatre de vos canons. Laissez Lambert ici en charge avec le reste des hommes.

Disons que Marcoux n’avait pas perdu un seul homme, hormis trois miliciens qui avaient été légèrement blessés.

Le capitaine Marcoux se rendit à l’ordre immédiatement et partit avec cinquante hommes de la deuxième barricade.

En effet, du côté de la rue Sault-au-Matelot l’affaire devenait sérieuse.

En dépit des feux plongeants des batteries de la haute-ville postées du côté de la rivière Saint-Charles, et malgré le feu des barricades, Arnold avait réussi à s’emparer de la première et de la deuxième barricade. Il n’en restait plus qu’une à franchir pour permettre aux Américains d’occuper en maîtres toute la ville basse.

Entre les barricades démolies se livrait un combat corps à corps. Les maisons du voisinage, dans lesquelles les américains s’étaient retranchés, étaient assiégées par les miliciens, prises et reprises.

Un bon nombre d’Américains trouvèrent la mort dans ces maisons que la grosse artillerie de la haute-ville démolissait et rasait.

C’est durant ce feu terrible de l’artillerie anglaise que le colonel Arnold eut une jambe de brisée. Cet accident causa un vif émoi parmi la colonne ennemie, car c’était un chef réputé qu’elle perdait.

Néanmoins, jusque-là l’avantage demeurait aux Américains. Et ils en profitèrent pour commencer l’attaque de la dernière barricade. Déjà on les entendait crier : victoire !

Ils clamaient aux civils qui se mêlaient aux miliciens derrière la dernière barricade :

— Rendez-vous mes amis… nous vous offrons les plus belles libertés !

Les miliciens répliquaient par des décharges plus vives de leurs fusils.

L’attaque fut donnée contre la dernière barricade. À la tête des Américains marchait cette fois le major Lucanius.

Dumas venait d’arriver et il avait pris charge de la défense.

— Rendez-vous, mon ami ! lui cria de sa voix de tonnerre Lucanius !

— On ne se rend pas vivants ! riposta Dumas.

— Tant pis ! rétorqua Lucanius, nous vous prendrons morts et ce sera dommage !

La lutte s’engagea terrible, plus terrible maintenant que le jour avait grandi et qu’on pouvait lutter à chances égales.

La barricade était battue en brèche par les Américains qui, retranchés dans les maisons du voisinage, faisaient pleuvoir une grêle de balles sur les Canadiens.

À cet instant critique un milicien faisant partie des barricades de la rue Champlain vint trouver Dumas pour l’informer que Lambert l’envoyait réclamer des renforts.

— Des renforts ? demanda Dumas étonné. Mais pourquoi faire ?

— Les Américains ont pris la barricade de la Ruelle-aux-Rats et ils s’attaquent aux deux barricades de la rue Champlain.

— Mais quels Américains ? demanda Dumas de plus en plus surpris.

— Ceux de Montgomery, répondit le milicien.

Dumas n’en pouvait croire ses oreilles, lui qui avait pensé la colonne de Montgomery réduite en pièces et incapable de revenir à la charge.

Dumas partit aussitôt avec une cinquantaine d’hommes, laissant la barricade en charge du capitaine Marcoux.

Ce fut une faute de Dumas, car peu après son départ les Américains réussissaient à faire sauter la barricade. Alors la lutte se continua de maison en maison, les miliciens retraitant et ne livrant le terrain que pouce par pouce. Mais l’ennemi avait maintenant tout l’avantage, et déjà la population civile, croyant les Américains vainqueurs les acclamait. Et alors l’on vit une chose curieuse.

Les Américains disaient au peuple :

— Ne vous alarmez pas si nous avons pris votre ville, vous ne le regretterez pas !

Le peuple applaudissait. Puis l’on vit les Américains, les civils, les miliciens, les matelots fraterniser ensemble. Ma foi, l’on préférait se tendre la main que de continuer à s’entr’égorger inutilement. Pourtant la victoire n’était pas encore assurée aux Américains, bien que, en apparence, ils fussent maîtres de la basse-ville. Car, depuis un instant, du côté de la rue Champlain arrivaient des soldats de la colonne de Montgomery qui venaient se joindre aux soldats d’Arnold.

Mais Carleton apprenait enfin ce qui se passait en la ville basse, et il allait prendre des mesures pour ressaisir une victoire qui lui échappait.

Avant d’aller plus loin, et vu que les événements qui vont suivre auront pour lieu principal la Taverne du Diable, il importe de revenir sur des incidents antérieurs pour une meilleure intelligence des drames qui vont se dérouler bientôt avec une effroyable rapidité.