La saoulerie américaine/Texte entier

Traduction par Louis Postif.
L’Œuvre (p. 2-305).
par
JACK LONDON
(Traduction de Louis Postif)

CHAPITRE PREMIER

Je présente John Barleycorn[1]


Toute cette histoire remonte à un jour d’élections. Par un brûlant après-midi californien, j’étais descendu à cheval dans la Vallée de la Lune, de mon ranch au petit village pour voter toute une série de réformes qu’on voulait apporter à la Constitution de l’Etat de Californie. Il faisait si chaud que j’avais bu plusieurs verres avant même de jeter mon bulletin dans l’urne, et pas mal d’autres après le vote. Puis j’avais traversé, toujours à cheval, les collines couvertes de vignes et les prairies onduleuses du ranch, et j’arrivais à point pour l’apéritif et le dîner.

— Comment as-tu voté sur le suffrage des femmes ? me demanda Charmian.

— J’ai voté pour.

Elle poussa une exclamation de surprise. Je dois dire que, dans ma jeunesse, malgré mon ardente foi démocratique, je m’étais déclaré adversaire du vote féminin. Quelques années après, devenu plus tolérant, je l’avais accepté sans enthousiasme, comme un phénomène social inévitable.

— Explique-moi donc pourquoi tu as voté pour insista Charmian.

Je lui répondis : je lui répondis copieusement, je lui répondis avec de l’indignation. Plus je parlais, plus je m’indignais. (Non, je n’étais pas ivre. La jument que je venais de monter portait le nom justifié de « Hors la Loi », et je voudrais bien voir un pochard capable de la chevaucher.)

Cependant — comment m’exprimer ? — je me sentais « bien », j’étais allumé, agréablement éméché.

— Quand les femmes iront à l’urne, elles voteront pour la prohibition, dis-je. Ce sont les épouses, les sœurs et les mères, et elles seulement, qui enfonceront les clous dans le cercueil de John Barleycorn…

— Mais je te croyais son ami, interrompit Charmian.

— Oui, je le suis, je l’étais. C’est-à-dire, non. Je ne le suis jamais. Jamais je n’éprouve moins d’amitié pour lui que lors qu’il est en ma compagnie et quand j’ai l’air de lui être le plus fidèle. Il est le roi des menteurs et, en même temps, la franchise même. Il est l’auguste compagnon avec qui on se promène en société des dieux. Mais il est aussi de mèche avec la Camarde. Il vous conduit à la vérité toute nue et à la mort. Il produit des visions claires et des rêves immondes. Il est l’ennemi de la vie et le maître d’une sagesse supérieure à celle de la vie. C’est un meurtrier aux mains rouges, assassin de la jeunesse.

Charmian me regardait, et je savais qu’elle se demandait où j’avais pris tout cela.

Je continuai de parler. Comme je l’ai déjà dit, j’étais allumé. Toutes mes pensées se trouvaient à l’aise dans ma cervelle. Chacune était tapie à la porte de sa petite cellule, tels des prisonniers attendant, au milieu de la nuit, Je signal d’évasion. Et chaque idée était une vision éclatante, une image nette, aux contours précis. La flamme blanche de l’alcool illuminait mon cerveau. John Barleycorn, dont j’étais le truchement, allait livrer ses plus intimes secrets, dans un accès de franchise débordante. Les multiples souvenirs de ma vie passée, alignés comme des soldats à la parade, se mettaient en branle. Je n’avais qu’à prendre et choisir. Seigneur de ma pensée, maître de mon vocabulaire et fort de toute mon expérience, je me sentais absolument capable de trier mes données et d’en construire l’exposé. Tels sont les tours et ruses de John Barleycorn : il fait grouiller les larves de votre intelligence, vous murmure de fatales intuitions de la réalité, et lance des traînées de pourpre à travers la monotonie de vos jours.

J’esquissai ma vie à Charmian et lui expliquai la formation de mon tempérament. Je n’étais point un de ces alcooliques héréditaires qui naissent prédisposés à la boisson par leur chimie organique. J’étais un être normal, pour ma génération. J’avais acquis moi-même le goût de l’alcool, non sans peine, car au premier abord je l’avais trouvé répugnant, et il m’avait donné plus de nausées qu’aucun médicament. Maintenant encore, la saveur m’en déplaisait et je ne le buvais que pour son action stimulante, chose dont je ne me souciais guère entre cinq et vingt-cinq ans.

Il m’avait donc fallu vingt ans d’un apprentissage à contre-cœur pour imposer à mon organisme une tolérance rebelle et ressentir au tréfonds de moi-même le désir de l’alcool.

Je dépeignis mes premiers contacts avec lui, j’avouai mes premières ivresses et mes révoltes, en insistant sur la seule chose qui, en fin de compte, avait eu raison de moi : la facilité de se procurer ce poison. Non seulement il m’avait toujours été accessible, mais toutes les préoccupations de ma jeunesse m’avaient attiré vers lui. Crieur de journaux dans les rues, matelot, mineur, vagabond des terres lointaines, j’ai constaté que partout où les hommes s’assemblent pour échanger des idées, des rires, des vantardises et des provocations, ou pour se délasser et oublier le labeur monotone de journées ou de nuits épuisantes, ils se retrouvaient invariablement devant un verre d’alcool. Le bar est un lieu deréunion où ils se rassemblent comme les fidèles à l’église, comme les hommes primitifs autour du feu de campement ou à l’entrée de la caverne.

Je rappelai à Charmian les hangars à pirogues qu’elle n’avait pu visiter dans les îles méridionales du Pacifique, où les cannibales à tête crépue venaient festoyer et boire entre eux à l’abri de leurs femmes, à qui l’entrée du lieu saint était interdite, sous peine de mort. Dans ma jeunesse, c’est grâce au bar que j’avais échappé à l’influence mesquine des femmes pour pénétrer dans la société large et libre des hommes. Tous les chemins menaient au bar. C’est là que convergeaient les mille routes romanesques de l’aventure et c’est de là qu’elles divergeaient vers les points cardinaux.

— En résumé, dis-je, en terminant mon prône, c’est l’accessibilité de l’alcool qui m’en a donné le goût. Je me fichais pas mal de cette drogue ! J’en riais même. Et pourtant me voici, enfin, possédé du désir de boire. Il lui a fallu vingt ans pouf s’enraciner ; et, pendant les dix années sui vantes, ce désir n’a fait que croître. Mais sa satisfaction n’est rien moins que satisfaisante pour moi. De tempérament, j’ai le cœur sain et je suis enjoué. Cependant, quand je me promène en compagnie de John Barleycorn, je souffre toutes les tortures du pessimisme intellectuel.

« Et pourtant, m’empressai-je d’ajouter (je m’empresse toujours d’ajouter quelque chose), il faut rendre son dû à John Barleycorn. Il dit crûment la vérité et c’est la le malheur. Les soi-disant vérités de la vie sont fausses. Elles sont des mensonges essentiels qui la rendent possible, et John Barleycorn leur inflige son démenti….

— … qui n’est pas en faveur de la vie, dit Charmian.

— Très juste, répondis-je. Voilà le [illisible] John Barleycorn travaille pour la mort. C’est pourquoi j’ai voté aujourd’hui en faveur de la réforme. J’ai jeté un regard rétrospectif sur ma vie et découvert que la facilité de me procurer de l’alcool m’en avait donné le goût.

« Vois-tu, il naît comparativement peu d’alcooliques dans une génération. Par alcooliques, j’entends ceux dont la constitution chimique réclame la boisson à cor et à cri et les y mène irrésistiblement.

« La grande majorité des buveurs habituels naissent non seulement sans désir pour l’alcool, mais avec une répugnance réelle envers lui. Le premier, le second, le vingtième verre, ni même le centième n’ont réussi à leur en inculquer le goût. Ils ont appris à boire, exactement comme on apprend à fumer ; bien qu’il soit beaucoup plus aisé de se mettre à fumer qu’à boire. Et tout cela parce que l’alcool est si facile à acheter. Les femmes, elles, savent bien de quoi il retourne, elles sont payées pour cela, épouses, sœurs et mères. Et, le jour où elles voteront, ce sera en faveur de la prohibition. Le mieux est que la génération à venir n’en souffrira nullement ; n’ayant pas accès à l’alcool, et n’y étant pas prédisposée, elle n’en ressentira pas la privation. Il en résultera une virilité plus généreuse pour les jeunes gens et ceux oui sont en train de grandir, et une vitalité plus abondante aussi pour les jeunes filles appelées à partager leur vie.

— Pourquoi ne pas écrire tout cela pour la jeunesse qui vient ? demanda Charmian. Pourquoi ne pas indiquer ainsi aux épouses, sœurs et mères, la façon dont elles devront voter ?

— Les « Mémoires d’un alcoolique » ! ricanai-je, ou plutôt ce fut John Barleycorn qui montra les dents, car il était assis avec moi à table et écoutait ma plaisante dissertation philosophique, et c’est un de ses tours favoris que de transformer brusquement son sourire en grimace.

— Non, dit Charmian, ignorant à dessein la grossièreté de John Barleycorn, comme tant de femmes ont appris à le faire. Tu ne t’es jamais révélé alcoolique ni dipsomane ; tu as simplement pris l’habitude de boire ; tu as fini par faire connaissance avec John Barleycorn à force de le coudoyer. Écris tout cela et intitule-le : « Mémoires alcooliques ».

CHAPITRE II

Ses divers aspects


Avant même de commencer, je voudrais m’attacher le lecteur en toute sympathie, et, puisque ce sentiment n’est que de la compréhension, je désire qu’on me connaisse assez bien, dès le début, pour comprendre le personnage et le sujet de ce livre.

Tout d’abord, sans avoir eu de prédisposition innée pour les spiritueux, je suis devenu un buveur invétéré. Je n’ai pas le cerveau épais et je ne me conduis point en pourceau. Je connais l’art de boire depuis A jusqu’à Z et, dans mes libations, j’ai toujours fait preuve de discernement. Je ne titube pas et je n’ai jamais eu besoin de personne pour me mettre au lit. En un mot, je possède un tempérament moyen et normal ; c’est pourquoi je bois selon une moyenne normale, quand l’occasion s’en présente ; et c’est précisément sur un tempérament de ce genre que je veux décrire les effets de la boisson. Je n’ai absolument rien à dire de ces buveurs excessifs que l’on appelle des dipsomanes, car je n’attache pas la moindre importance à leur manie exceptionnelle.

Il existe, généralement parlant, deux types d’ivrognes : celui que nous connaissons tous, stupide, sans imagination, dont le cerveau est rongé par de faibles lubies ; qui, les jambes hésitantes et très écartées, prodigue les embardées et s’étale fréquemment dans le ruisseau ; qui voit, au paroxysme de son extase, des souris bleues et des éléphants roses. C’est ce type-là qui provoque la verve des journaux amusants.

L’autre type d’ivrogne a de l’imagination et des visions. Cependant, lors même qu’il tient la plus joyeuse cuite, il marche droit et d’un pas naturel, sans jamais chanceler ni tomber, sachant exactement où il se trouve et ce qu’il fait. Ce n’est point son corps qui est ivre, mais son cerveau. Selon le cas, il pétillera d’esprit ou s’épanouira dans une bonne camaraderie. Peut-être entreverra-t-il des spectres et fantômes, mais intellectuels, d’ordre cosmique et logique, dont la vraie forme est celle des syllogismes. C’est alors qu’il met à nu les plus saines illusions de la vie et considère gravement le collier de fer de la nécessité rivé à son âme. L’heure est venue pour John Barleycorn. Il va mettre toute sa ruse à exercer son pouvoir.

L’ivrogne ordinaire roule facilement dans le ruisseau, mais quelle terrible épreuve pour l’autre de se tenir droit, bien assuré sur ses deux jambes, et de conclure que, dans l’univers entier, il n’existe pour lui qu’une seule liberté : celle d’avancer le jour de sa mort ! Pour un tel homme, cette heure est celle de la raison pure (dont nous reparlerons ailleurs), où il sait qu’il peut seulement connaître la loi des choses, jamais leur signification. Heure dangereuse, pendant laquelle ses pieds s’accrochent au sentier qui conduit au tombeau.

Tout est net à ses yeux. Toutes ces ascensions illusoires vers l’immortalité ne sont que les terreurs d’âmes en proie à l’idée de la mort, et trois fois maudites par leur don d’imagination. Elles ne possèdent pas l’instinct du trépas : il leur manque la volonté de mourir quand l’heure sonne pour elles. Elles se déjouent elles-mêmes en voulant tricher avec la mort pour gagner une avenir personnel, tout en abandonnant les autres animaux aux ténèbres du tombeau ou à l’ardeur dévorante du four crématoire. Mais notre homme, à ce moment où il juge froidement les choses, sait que ces âmes-là se leurrent et sont dupes d’elles-mêmes Le dénouement est le même pour tous. Il n’y a rien de nouveau sous le soleil, pas même cette babiole après laquelle soupirent les âmes faibles : l’immortalité.

Cet ivrogne, bien d’aplomb sur ses deux jambes, n’ignore rien. Il sait qu’il est composé de chair, de vin et de mousse, d’atomes solaires et de poussière terrestre, frêle mécanisme destiné à fonctionner pour un temps, plus ou moins raccommodé par des docteurs en théologie et des docteurs en médecine pour être, à la fin, jeté au dépotoir.

Naturellement, tout cela est une maladie de l’âme, une maladie de la vie. C’est l’amende que doit payer l’homme d’imagination pour son amitié avec John Barleycorn. Celle imposée à l’homme stupide est plus simple, plus commode. Il s’enivre jusqu’à tomber dans une sotte inconscience ; endormi sous l’effet d’une drogue, ses rêves, s’il en a, sont confus et inertes. Mais à l’être imaginatif John Barleycorn envoie les syllogismes spectraux et impitoyables de la raison pure. Il examine la vie et toutes ses futilités avec l’œil bilieux d’un philosophe allemand pessimiste. Il transperce toutes les illusions, il transpose toutes les valeurs. Le bien est le mauvais, l’existence est un trompe-l’œil et la vie est une farce. Des hauteurs de sa calme démence, il considère, avec la certitude d’un dieu, que toute la vie est un mal. Sous la lueur claire et froide de sa logique, épouse, enfante et amis révélent leurs déguisements et supercheries Il devine ce qui se passe en eux, et tout ce qu’il voit, c’est leur fragilité, leur mesquinerie, leur âme sordide et pitoyable. Ils ne peuvent désormais se jouer de lui. Ce sont de misérables petits égoïsmes, comme tous les autres nains humains, se trémoussant dans leur danse éphémère à travers la vie, dépourvus de liberté, simples marionnettes du hasard. Lui-même est comme eux, et il s’en rend compte mais avec une différence pourtant : il voit, il sait. Il connaît son unique liberté : il peut avancer Le jour de sa mort.

Tout cela ne convient guère à un homme créé pour vivre, aimer et être aimé. Cependant, le suicide, rapide ou lent, une fin soudaine ou une longue dégradation, tel est le prix que prélève John Barleycorn. Aucun de ses amis n’échappe à l’échéance de ce paiement équitable.

CHAPITRE III

Ma première ivresse


La première fois que je m’enivrai, j’avais cinq ans. Par cette chaude journée, où mon père labourait dans notre champ, on m’envoya, de la ferme qui se trouvait à un demi-mille de là, lui porter un seau de bière. « Et fais bien attention de ne point en répandre », me recommanda-t-on en me laissant partir.

C’était autant que je me souvienne, un seau à saindoux, très large du haut et sans couvercle. Je m’éloignai à petits pas, mais la bière me débordait sur les jambes. Tout en marchant je réfléchissais. La bière était une denrée très précieuse. Songez donc ! elle devait être prodigieusement bonne, car pour quelle raison m’empêchait-on toujours d’en boire à la maison ? Mes parents mettaient hors de ma portée d’autres choses que j’avais trouvées excellentes. La bière devait l’être aussi. Je pouvais m’en rapporter aux grandes personnes ; elles en connaissaient plus long que moi. En tous cas, le seau était trop plein. Je le cognais contre mes jambes et cela faisait du gâchis dans la poussière. Pourquoi perdre ainsi ce breuvage ? Personne ne saurait si j’en avais bu ou renversé.

J’étais si petit qu’afin de lamper à même le seau je dus m’asseoir par terre et l’amener entre mes genoux. La mousse, que j’aspirai tout d’abord, me désappointa. La nature précieuse de la bière m’échappait. Évidemment, elle ne résidait pas dans l’écume, dont le goût n’était pas fameux. Alors il me souvint d’avoir vu les grandes personnes souffler sur la mousse avant de boire. J’enfouis ma figure et lappai le liquide que mes lèvres rencontrèrent par dessous. C’était loin d’être bon, mais je continuai à boire. Mes aînés savaient ce qu’ils faisaient. Vu ma petitesse, la dimension du seau entre mes jambes, et le fait que j’y buvais en retenant ma respiration, le visage enfoui jusqu’aux oreilles dans la mousse, il m’était assez difficile d’estimer la quantité de bière que j’ingurgitais comme un médicament, dans ma hâte à terminer cette épreuve.

Je fus pris de frissons quand je me remis en route. Pensant que le bon goût de la bière me serait révélé par la suite, j’en recommençai plusieurs fois l’essai au cours de ce long demi-mille. Puis, alarmé de voir la quantité qui manquait, je me rappelai comment on s’y prenait pour faire mousser à nouveau la bière reposée ; je pris un bâton et remuai le reste jusqu’à ce que l’écume atteignit le bord.

Mon père ne s’aperçut de rien. Il vida le seau avec la soif ardente du laboureur qui transpire, me le repassa, et reprit sa place derrière les chevaux. Je m’efforçai de marcher à côté de ceux-ci. Je me sens encore titubant et tombant contre leurs sabots, devant le soc luisant de la charrue, et je vois mon père tirer si violemment sur les rênes que les bêtes faillirent s’écrouler sur moi. Il m’a dit ensuite qu’il s’en était fallu de quelques pouces que je fusse éventré. Je me souviens vaguement aussi qu’il me transporta dans ses bras vers les arbres qui se trouvaient à l’orée du champ, que le monde entier tournait et tanguait autour de moi, et que j’étais pris de mortelles nausées auxquelles s’ajoutait la consternation de la faute que je savais avoir commise.

Je passai l’après-midi à dormir sous les arbres et, quand mon père m’éveilla au soleil couchant, ce, fut un petit garçon bien malade qui se leva et se traîna péniblement jusqu’à la maison. J’étais épuisé, opprimé par le poids de mes membres, et dans mon ventre je sentais une vibration semblable à celle d’une harpe qui me montait à la gorge et au cerveau. Mon état ressemblait à celui de quelqu’un qui vient de se débattre contre le poison. En réalité, j’avais été intoxiqué.

Pendant les semaines et les mois qui suivirent, je ne portai pas plus d’intérêt à la bière que je n’en témoignais au fourneau de la cuisine après m’y être brûlé. Les grandes personnes disaient vrai : la bière est mauvaise pour les enfants. Elles-mêmes l’avalaient sans répugnance, mais elles n’en éprouvaient pas non plus pour les pilules ou l’huile de ricin. Quant à moi, je pouvais continuer à m’en abstenir sans le moindre inconvénient. Et certes, jusqu’au jour de ma mort, j’aurais réussi à m’en passer si les circonstances n’en avaient décidé autrement, si, à chaque tournant du monde où je vivais, John Barleycorn ne m’avait attendu et fuit signe, sans qu’il y eût moyen de l’éviter. Il me fallut une intimité de vingt ans, durant lesquels je lui rendis politesses sur politesses et, ne le quittai jamais sans avoir la langue en feu, avant de développer en moi-même un amour servile pour le gredin.

CHAPITRE IV

Au ranch italien

À l’âge de sept ans, je me débauchai pour la deuxième fois en la compagnie de John Barleycorn. Dans cette rencontre, mon imagination n’était pas fautive, car je me laissai entraîner par la peur. Ma famille s’occupait toujours d’agriculture. Elle travaillait maintenant dans une ferme sur le littoral du comté de San Mateo, au sud de San Francisco, campagne, en ce temps-là, primitive et sauvage.

J’ai souvent entendu ma mère tirer vanité de ce que nous étions des Américains de vieille souche et non pas, comme nos voisins, des émigrants irlandais ou italiens. Dans tout notre district, il n’y avait qu’une autre vieille famille américaine.

Un dimanche matin, je me trouvais, je ne me rappelle ni pourquoi ni comment, au ranch des Marrisey. Un certain nombre de jeunes gens, venus des propriétés voisines, s’y étaient réunis. Leurs aînés y avaient bu jusqu’à l’aurore, certains depuis la veille au soir. Les Marrisey constituaient une énorme lignée de nombreux petits-fils et oncles aux lourdes bottes, aux poings formidables et au verbe rude.

Soudain on entendit les femmes crier d’une voix perçante : « Ils vont se battre ! » Tout le monde se précipita. Des hommes s’élancèrent en tumulte hors de la cuisine. Deux géants, aux cheveux grisonnants, la face congestionnée, s’agrippaient étroitement l’un l’autre. L’un d’eux se nommait Black Matt ; d’après la rumeur publique, il avait tué deux hommes dans sa vie. Les femmes étouffèrent leurs cris, se signèrent, ou se mirent à marmotter des prières sans suite, en se cachant les yeux et en regardant à travers leurs doigts. Je ne suivis pas cet exemple ; il est à présumer que j’étais le spectateur le plus intéressé de ce qui allait se passer. Peut-être verrais-je cette chose merveilleuse, le meurtre d’un homme. À tout prendre, j’allais sûrement assister à une bataille entre ces deux-là. Ma déconvenue fut grande ; Black Matt et Tom Marrisey se contentèrent de se tenir accrochés l’un à l’autre et de soulever leurs pieds lourds et maladroits pour exécuter ce qui me parut être une grotesque danse d’éléphants. Ils étaient trop ivres pour se battre. Les pacifistes s’emparèrent d’eux et les reconduisirent à la cuisine pour cimenter la réconciliation.

Bientôt tous se mirent à parler à la fois, grondant et mugissant comme font des hommes à la poitrine large vivant au grand air, lorsque le whisky a fouetté leurs dispositions taciturnes. Le cœur du petit blanc-bec que j’étais palpitait d’effroi ; les nerfs tendus à se rompre comme ceux d’un faon prêt à la fuite, je regardais de tous mes yeux par la porte grande ouverte, avide d’en apprendre davantage sur l’étrangeté des êtres.

Et je m’émerveillais à la vue de Black Mat et de Tom Morrisey, vautrés sur la table, se tenant par le cou, et pleurant tous deux d’émotion.

La beuverie continua dans la cuisine, et les femmes, au dehors sentaient croître leur frayeur. Toutes connaissaient les effets de la boisson et pressentaient qu’il allait se passer quelque chose de terrible. Elles manifestèrent le désir de ne point assister à cette scène, et quelqu’un leur proposa d’aller dans un grand ranch italien situé à quatre milles de là, où elles pourraient faire une partie de danse. Aussitôt, deux par deux garçons et filles s’éloignèrent et descendirent la route sablonneuse. Chaque gars marchait avec sa bonne amie — croyez bien qu’un gosse de sept ans écoute et connaît les affaires amoureuses des gens de sa campagne. — D’ailleurs moi aussi j’avais une bonne amie. Une petite Irlandaise de mon âge m’accompagnait. Nous étions les seuls enfants dans cette kermesse improvisée. Le couple le plus âgé pouvait avoir vingt ans. Des gamines délurées de quatorze à seize ans, tout à fait formées, marchaient avec leurs galants. Nous étions les seuls bambins, cette petite Irlandaise et moi, et nous allions la main dans la main : parfois même, à l’instar de nos aînés, je lui passais le bras autour de la taille. Mais je trouvais la posture incommode. Néanmoins, je me rengorgeais, par cette radieuse matinée de dimanche, de descendre la route longue et monotone entre les dunes de sable. Moi aussi, j’avais ma connaissance et j’étais un petit homme.

Le ranch italien était un établissement de célibataires. Aussi notre entrée fut-elle saluée par des cris de joie. Le vin rouge fut versé dans tous les gobelets, et la longue salle à manger débarrassée en partie pour le bal. Et les gars trinquèrent et dansèrent avec les jeunesses aux sons de l’accordéon. Cette harmonie me semblait divine. Je n’avais rien entendu d’aussi magnifique. Même le jeune Italien qui la prodiguait se leva et se mit à danser, entourant de ses bras la taille de sa cavalière et jouant de son instrument derrière son dos. Tout cela me paraissait merveilleux, à moi qui ne dansais pas ; assis à une table, les yeux écarquillés, je m’efforçais de pénétrer cette chose stupéfiante qu’est la vie. Je n’étais qu’un petit bout d’homme et il me restait tant à apprendre !

Au bout d’un certain temps, les jeunes Irlandais se servirent du vin eux-mêmes ; la joie et l’allégresse régnèrent. J’en vis plusieurs chanceler et s’étaler en dansant, l’un d’eux s’en alla dormir dans un coin. Parmi les jeunesses, certaines se plaignaient et voulaient partir ; d’autres étouffaient de petits rires encourageants, prêtes à n’importe quoi.

J’avais refusé de participer à la tournée générale offerte par nos hôtes italiens : mon expérience de la bière m’avait suffi et je n’éprouvais pas le moindre désir de renouer mas relations avec Gambrinus ni personne de sa famille.

Malheureusement, un jeune drôle italien, nommé Pierre, me voyant assis a l’écart, eut la fantaisie de remplir à demi un gobelet et de me l’offrir. Il se tenait de l’autre côté de la table, en face de moi. Je repoussai le verre. Son visage se durcit et il me le présenta avec insistance. Alors l’effroi s’abattit sur moi — un effroi que je dois expliquer.

Ma mère avait des idées préconçues. Elle maintenait avec fermeté qu’il fallait se méfier des brunes et de toute la tribu des personnes aux yeux noirs. Inutile de dire qu’elle-même était blonde. De plus, elle était convaincue que les races latines au regard sombre sont excessivement susceptibles, traitresses et sanguinaires. Maintes fois j’avais bu à ses lèvres les histoires étranges et horribles qu’elle me racontait sur le monde. J’en avais retenu ceci : quand on offense un Italien, fût-ce légèrement et sans la moindre intention, il ne manque jamais de se venger en vous poignardant dans le dos. C’était son expression favorite : « poignarder dans le dos ».

Malgré toute ma curiosité de voir Black Matt tuer Tom Morrisey ce matin-là, je ne tenais nullement à me donner en spectacle aux danseurs, recevant un coup de couteau dans mon dos à moi. Je n’avais pas encore appris à distinguer entre les théories et les faits. J’avais une foi aveugle dans les dires de ma mère sur le caractère italien.

En outre, j’avais une vague notion du caractère sacré de l’hospitalité, et en ce moment j’étais l’hôte d’un de ces Italiens traîtres, irascibles et sanguinaires. On m’avait fait croire que, si je l’offensais, il me donnerait un coup de couteau aussi sûrement qu’un cheval envoie des ruades à qui le tracasse de trop près.

Cet Italien, ce Pierre, possédait justement les terribles yeux noirs dont ma mère m’avait parlé, ne ressemblait en rien à ceux que je connaissais, aux yeux bleus, gris ou noisette de mes parents, aux yeux pâles et rieurs des Irlandais. Il est possible que Pierre eût déjà quelques verres dans le nez.

Quoi qu’il en soit, une lueur diabolique brillait dans ses prunelles sombres qui représentaient pour moi le mystère et l’inconnu. Comment aurais-je pu, moi moutard de sept ans, analyser la flamme d’espièglerie qui les animait ? En les regardant, j’eus la vision d’une mort violente et je refusai timidement le vin. Quand il repoussa le gobelet vers moi, leur expression devint plus dure, plus impérieuse.

Que pouvais-je faire ? Depuis, dans ma vie, j’ai affronté la mort pour tout de bon, mais jamais je n’en ai eu aussi peur qu’à ce moment-là. Je portai le verre à mes lèvres et le regard de Pierre s’adoucit aussitôt.

Je compris qu’il ne me tuerait pas maintenant. Cette pensée me soulagea, mais je n’en puis dire autant du breuvage. C’était du vin nouveau et à bon marché, âpre et amer, fabriqué avec le raisin abandonné dans les vignes et le résidu des cuves, et il avait bien plus mauvais goût encore que la bière. Il n’y a qu’une façon de prendre un remède : c’est de l’avaler. Voilà comment je bus ce vin : je rejetai la tête en arrière et j’en engloutis une gorgée ; je dus m’y prendre à deux reprises et m’efforcer de garder en moi ce poison : c’en était un, en vérité pour mon jeune organisme.

Quand j’y repense aujourd’hui, je comprends l’étonnement de Pierre. Il emplit à demi un autre verre et me le passa à travers la table. Figé par la peur, m’abandonnant sans espoir au sort qui m’accablait, j’engloutis le deuxième verre comme le premier.

C’en était trop pour Pierre : il voulut révéler l’enfant prodige qu’il venait de découvrir. Il appela Dominique, un jeune Italien moustachu, à témoin du phénomène. Cette fois, un gobelet plein me fut présenté. Que ne ferait-on pour sauver sa peau ? Je pris mon courage à deux mains, je refoulai la nausée qui me montait à la gorge, et j’avalai le liquide. Dominique n’avait jamais vu pareil héroïsme chez un gosse. Par deux fois, il remplit le verre jusqu’au bord et me le regarda vider.

Cependant, mes prouesses avaient attiré l’attention ; je me vis entouré de journaliers italiens d’âge mûr, et de vieux paysans qui ne parlaient pas anglais et ne pouvaient danser avec les Irlandaises. De teint basané et l’aspect sauvage, ils portaient des ceintures et des chemises rouges ; je savais qu’ils étaient armés de couteaux. Une bande de pirates m’encerclait. Et Pierre et Dominique me firent recommencer devant eux.

Si j’avais manqué d’imagination, si j’avais été stupide et têtu comme un mulet pour agir à ma guise, jamais je ne me serais mis dans cet état. Les garçons et les filles dansaient toujours, et nul ne se trouvait là pour me délivrer. Combien ai-je bu ? Je l’ignore. Ce que je me rappelle c’est d’avoir, au milieu d une foule d’assassins, ressenti les affres de la peur pendant un siècle et vu d’innombrables verres de vin rouge traverser la table inondée pour s’abîmer dans mon gosier en feu. Si détestable que fût le breuvage, un poignard planté dans le dos me semblait pire, et je voulais vivre coûte que coûte.

Quand, avec mon expérience de buveur, je jette un regard en arrière, je sais maintenant pourquoi je ne me suis pas écroulé sur la table. Comme je l’ai dit, j’étais figé et paralysé par l’effroi. Mon seul mouvement consistait à porter à mes lèvres cette procession interminable de verres. J’étais semblable à un récipient immobile et bien équilibré où l’on aurait versé toute cette quantité de liquide, celui-ci demeurait inerte dans mon estomac insensibilisé par la peur. J’étais trop effrayé même pour vomir. Toute cette bande d’Italiens s’émerveillaient à la vue du petit prodige qui engloutissait du vin avec l’impassibilité d’un automate. J’ose affirmer sans bravade qu’ils n’avaient jamais rien vu de pareil.

L’heure du départ arriva. Les singeries auxquelles se livraient les jeunes ivrognes avaient décidé bon nombre de leurs compagnes, qui conservaient encore des idées nettes, à les arracher de là. Je me retrouvai à la porte, à côté de ma petite amie. Elle n’avait pas traversé les mêmes péripéties que moi ; elle était restée sobre. Fascinée par les titubations des garçons qui marchaient à côté de leurs bonnes amies, elle se mit à les imiter. Je trouvai cela très amusant et je m’appliquai à en faire autant. Mais le vin ne l’excitait pas elle, tandis que tous mes gestes faisaient monter à mon cerveau les fumées de l’ivresse. Dès le début, mon jeu était plus réaliste que le sien, au point que j’en fus étonné moi-même après quelques minutes. Je vis un des jeunes gens, après une embardée de six pas, s’arrêter au bord de la route, regarder gravement le fossé et, après toutes les apparences d’une mûre réflexion, y accomplir une digne culbute. C’était, pour moi, d’un comique irrésistible : je titubai moi-même jusqu’au bord du fossé, avec la ferme intention de ne pas aller plus loin, mais c’est au fond que je repris connaissance, entouré de plusieurs jeunes filles qui, l’anxiété peinte sur le visage, s’activaient à me sortir de là.

Je n’éprouvais désormais nulle envie de jouer à l’homme ivre ; je n’y voyais plus aucune drôlerie. Mes yeux commençaient à chavirer et, la bouche grande ouverte, je réclamais de l’air. Deux fillettes me prirent par les mains pour me conduire, mais mes jambes étaient de plomb. L’alcool absorbé semblait m’asséner des coups de massue sur le cœur et le cerveau. Si j’avais été un enfant chétif, il est certain que cela m’aurait tué ; en tout cas, j’étais plus près de la mort que ne pouvait se l’imaginer aucune des jeunes filles, épouvantées de me voir dans cet état. Je les entendais se chamailler pour savoir qui en était responsable ; certaines pleuraient — pour elles-mêmes, pour moi, et pour la façon ignoble dont leurs amoureux s’étaient conduits. Mais tout cela ne m’intéressait pas ; je suffoquais ; je voulais de l’air. Au moindre mouvement je ressentais une véritable torture et je haletais davantage. Cependant ces filles persistaient à me faire marcher, et il nous restait quatre milles à parcourir avant d’arriver à la maison. Quatre milles ! Je me souviens d’avoir aperçu, de mes yeux noyés dans le vague, un petit pont traversant la route à une distance qui me parut infinie, bien qu’elle ne fût que d’une centaine de pieds. Quand je l’atteignis, je m’effondrai par terre et me retournai sur le dos, étouffant. Les filles essayèrent de me relever, mais je restai inerte. Leurs cris d’alarme amenèrent Larry, un jeune pochard de dix-sept ans, qui se mit à sauter à pieds joints sur ma poitrine pour me rappeler à la vie. Je me souviens vaguement de cette épreuve et des cris perçants que poussaient les filles en essayant de l’entraîner.

Puis tout retombe dans l’ombre, mais j’ai appris plus tard que Larry s’était glissé sous le pont et y était resté jusqu’au matin.

Quand je repris mes sens, il faisait nuit. On m’avait porté, inconscient, pendant quatre milles et mis au lit. J’étais un gosse bien malade, et, malgré la terrible fatigue de mon cœur et de mes muscles, je retombais continuellement dans le délire. Tout ce que ma cervelle enfantine recelait d’horrible et de terrifiant se répandait au dehors. Les visions les plus épouvantables devenaient autant de réalités. Je voyais se commettre des crimes et des assassins me poursuivre. Je me débattais en poussant des cris et des râles. Mes souffrances étaient prodigieuses.

En sortant du délire, j’entendais ma mère dire : « Qu’a-t-il donc au cerveau Le pauvre enfant a perdu la raison. » Et en y retombant j’emportais cette idée avec moi et me voyais emmuré dans un asile d’aliénés, battu par les gardiens, entouré de fous furieux dont les hurlements m’assourdissaient.

Certaine conversation de mes aînés, au sujet des bouges infects du quartier chinois de San-Francisco avait laissé une profonde impression dans mon jeune esprit. Pendant mon délire, j’errais à travers un dédale de ces bouges souterrains ; derrière des portes de fer, je subissais des tortures et des milliers de morts. Puis je rencontrais mon pare, assis à table, dans ces cryptes profondes en train de jouer de fortes sommes avec les Chinois ; alors mon indignation se donnait libre cours et je préférais les plus basses injures.

Je m’asseyais sur le lit, je me débattais contre les mains qui me retenaient, et j’insultais mon père jusqu’à faire résonner les poutres. Toutes les saletés inconcevables que peut entendre un enfant courant à sa guise dans une contrée primitive sortaient maintenant de mes lèvres ; et, bien que jamais je n’eusse osé répéter ces jurons, je les déversais à tue-tête sur mon père assis là parmi ces hommes longs de cheveux et d’ongles.

Je me demande comment mon cœur et mon cerveau n’ont pas éclaté cette nuit-là. Les artères et les centres nerveux d’un enfant de sept ans ne sont guère capables d’endurer les terribles paroxysmes qui me convulsionnaient. Personne, ne dormit dans la pauvre petite ferme, en cette nuit où John Barleycorn me tenait à sa merci.

Larry, sous le pont, n’eut pas le délire comme moi. Je suis certain qu’il dormit d’un sommeil hébété et sans rêves et s’éveilla le lendemain avec l’esprit lourd et morose ; s’il vit encore, il est probable qu’il ne s’en souvient pas, tant cet incident dut lui paraître insignifiant. Mais mon cerveau, en garde à jamais la trace. J’écris ces lignes trente ans après, et pourtant toutes mes visions demeurent aussi distinctes et saillantes, toutes mes souffrances aussi vitales et effroyables qu’en cette nuit dont je parle.

Je restai alité pendant plusieurs jours, et par la suite je n’eus pas besoin des injonctions de ma mère pour éviter John Barleycorn. Outrée de ma conduite, elle maintenait que j’avais mal, très mal agi, et tout à fait à l’encontre de ses enseignements. Que pouvais-je dire, moi, à qui l'on ne permettait point de répondre, à qui les mots mêmes faisaient défaut pour exprimer mon état d’âme ? Comment aurais-je expliqué à ma mère que ses enseignements étaient la cause directe de mon ivresse ? N’eût été ses principes au sujet des yeux noirs et du caractère des Italiens, je n’aurais jamais trempé mes lèvres dans le jus âpre et amer. Ce ne fut qu'arrivé à l’âge d’homme que je pus lui révéler le fin mot de cette scandaleuse affaire.

Durant ces jours de maladie, certains points me restaient obscurs, alors que je discernais parfaitement les autres. Je me sentais coupable et pourtant j’étais importuné par une pointe d’injustice : il n’y avait pas de ma faute, mais ma mauvaise conduite subsistait néanmoins. Je pris la ferme résolution de ne plus jamais toucher aux boissons fermentées : nul chien enragé n’éprouva plus d’aversion contre l’eau que moi contre l’alcool.

Et pourtant ce que je veux établir en fin de compte, c’est que cette expérience, si terrible qu’elle fût, ne m’a pas empêché de renouer étroitement connaissance avec John Barleycorn. Même à cette époque, j’étais enveloppé de forces qui me poussaient vers lui. En premier lieu, exception faite de ma mère, qui ne modifia jamais sa manière de voir là-dessus, toutes les grandes personnes me semblaient envisager l’incident avec tolérance, comme une bonne plaisanterie dont il n’y avait pas à rougir. Quant aux garçons et aux filles, ils gloussaient et pouffaient au souvenir du rôle qu’ils avaient joué dans l’affaire ; ils prenaient plaisir à raconter comment Larry avait sauté sur ma poitrine et s’en était allé dormir sous le pont, comment Un Tel avait couché à la belle étoile sur les dunes de sable et ce qui était advenu à cet autre garçon tombé dans le fossé.

Je le répète : autant que j’aie pu voir, la honte n’existait nulle part. Ç’avait été quelque chose d’un comique irrésistible, endiablé, un épisode joyeux et magnifique dans la monotonie de la vie de labeur qu’on menait sur cette côte froide et brumeuse.

Les garçons de ferme irlandais plaisantaient sur mon exploit et me tapotaient le dos de si bonne humeur que j’eus l’impression d’avoir accompli un acte héroïque. Pierre et Dominique se montraient fiers de mes prouesses bachiques. La moralité ne faisait pas grise mine à l’ivrognerie. D’ailleurs, tout le monde buvait. La communauté ne comptait pas un seul abstinent. Le magister même de notre petite école campagnarde, homme grisonnant d’une cinquantaine d’années, nous octroyait des vacances les jours où il avait eu le dessous avec John Barleycorn. Je n’éprouvais donc aucune contrainte morale. Mon aversion pour l’alcool était purement physiologique. Je n’aimais pas la sacrée drogue, voilà tout.

CHAPITRE V

L’attrait des bars


Je n’ai jamais pu surmonter ce dégoût physique. Mais je l’ai dompté et, aujourd’hui encore, je le réprime chaque fois que je prends un verre. Le palais ne cesse pas de se révolter ; on peut s’en rapporter a lui de ce qui est bon ou mauvais pour le corps. Cependant, les hommes ne boivent pas pour savourer l’effet produit sur l’organisme ; c’est l’excitation du cerveau qu’ils recherchent et, si le corps doit en souffrir, tant pis pour lui.

Malgré toute ma répugnance pour la boisson, j’avoue que les moments les plus ensoleillés de ma vie d’enfant, je les ai passés dans les débits.

Juché sur les lourds chariots de pommes de terre, je disparaissais dans le brouillard et j’avais les pieds engourdis faute de mouvement ; les chevaux martelaient, sans se presser, le chemin creux dans les collines de sable, et j’entrevoyais une vision radieuse qui m’empêchait de trouver le temps long : c’était la salle d’auberge de Colma, où mon père et, à défaut, l’homme qui conduisait ne manquaient jamais de s’arrêter. Je descendais aussi pour me chauffer près du gros poêle et manger un soda cracker[2]. On ne m’en donnait qu’un, mais quel luxe fabuleux pour moi ! Les hôtelleries au moins servaient à quelque chose !

Quand je reprenait ma place derrière les chevaux de trait, je faisais durer une heure cet unique cracker. J’en recueillait méticuleusement les moindres bribes les mâchais jusqu’à les réduire à la plus fine et la plus délectable des pâtes, que je n’avalais jamais de mon propre gré. Je me contentais d’y goûter, et je continuais à la savourer en la retournant sur ma langue, en l’étalant contre une joue, [illisible] l’autre, jusqu’à ce qu’enfin elle s’échappât en gouttelettes et suintements qui me glissaient dans la gorge.

Je n’avais rien à apprendre d’Horace Fletcher[3] en matière de soda crackers.

J’aimais les estaminets, en particulier ceux de San Francisco. Là s’étalaient les plus délicieuses friandises : pains de fantaisie, crackers, fromages, saucisses, sardines, toutes sortes de mets étonnants que je n’avais jamais vus sur notre pauvre table.

Je me souviens qu’une fois un tenant de bar mélangea, pour moi, une boisson hygiénique de sirop et de soda-water ; Mon père ne la paya pas. C’était la tournée du bistro, je l’idéalisai depuis comme le type du brave homme. Pendant des années, ce personnage hanta mes rêveries Je n’avais que sept ans à l’époque et je puis encore me le représenter nettement bien que je n’aie jamais levé les yeux sur lui que ce jour-là.

La taverne était située au sud de Market Street, à San-Francisco, du côté ouest de la rue. Le bar se trouvait à gauche en entrant. À droite, contre le mur, le comptoir où l’on pouvait se servir à volonté une « collation à toute heure ».

C’était une pièce longue et étroite, au fond de laquelle, plus loin que les barils de bière sous pression, on apercevait de petites tables rondes et des chaises. Le tenancier avait des yeux bleus et des cheveux blonds et soyeux qui débordaient d’une casquette de satin noir. Je me rappelle qu’il portait un gilet tricoté de laine brune et je sais l’endroit précis, parmi cet arsenal de bouteilles, d’où il retira celle qui contenait le sirop rouge.

Lui et mon père causèrent longtemps ; pendant ce temps-là, je dégustais mon délicieux breuvage tout en vénérant l’homme. Et, pendant des années, j’ai respecté sa mémoire.

Malgré mes deux expériences désastreuses, je me retrouvais ici avec John Barleycorn. Il y régnait en maître, comme partout ailleurs, montrant à tous mine accueillante. Il essayait de m’attirer, moi aussi. La buvette, avec tout ce qui s’y rapportait, laissait des traces profondes dans mon esprit juvénile. L’enfant que j’étais formait ses premiers jugements sur le monde, et le cabaret lui paraissait un lieu exquis. Ni les magasins, ni les édifices publics, ni aucune des demeures humaines ne s’étaient jamais ouverts devant moi, ne m’avaient admis à me chauffer au coin du feu ou permis de consommer les divines nourritures rangées sur d’étroits rayons contre le mur. Je voyais leurs portes toujours closes, et celles des cafés toujours béantes. En tout temps, et partout, sur les grandes routes ou les chemins de traverse, dans les ruelles ou les carrefours mouvementés, je rencontrais des auberges joyeuses, resplendissantes de lumières, chaudes en hiver, sombres et fraîches en été. Oui, le bar était un endroit délectable, et quelque chose de mieux encore.

Au moment où j’atteignais l’âge de six ans, ma famille abandonna la campagne pour la ville. À dix ans, je débutai dans la vie comme crieur de journaux. Une des raisons, c’est que nous avions besoin d’argent. Une autre, c’est que je voulais faire de l’exercice.

Mais je dois dire d’abord que j’avais découvert la bibliothèque publique, et que je me plongeais dans la lecture jusqu’à, complète prostration nerveuse.

Dans les pauvres fermes où j’avais vécu, les livres n’existaient pas. Par un pur miracle, on m’en avait prêté quatre, des ouvrages merveilleux, que j’avais dévorés. L’un traitait de la vie de Garfield ; le second, des voyages en Afrique de Paul du Chaillu ; le troisième, un roman de Ouida, où manquaient les quarante dernières pages ; le quatrième, les Contes de l’Alhambra, de Washington Irving. Ce dernier je le tenais d’une institutrice. Je n’étais pas un gosse avancé. À l’inverse d’Oliver Twist, je me sentais incapable de réclamer plus que mon compte. Quand je lui rendis l’Alhambra, je m’attendais à ce qu’elle m’en prêtât un autre. Et, comme elle ne m’en offrit point — sans aucun doute, elle me croyait inapte à les apprécier — je pleurai à chaudes larmes pendant les trois milles qui séparaient l’école du ranch. J’attendais avec anxiété qu’elle revînt sur sa décision. Plus de vingt fois, je fus sur le point de m’enhardir à le lui demander, mais je n’atteignis jamais le degré de toupet nécessaire.

Alors apparut dans ma vie la ville d’Oakland, et, sur les rayons de sa bibliothèque municipale, je vis un monde immense surgir à l’horizon. Il y avait là des milliers de livres aussi bons que mes quatre merveilles, et même quelques-uns de meilleurs.

À cette époque, on n’écrivait pas de livres pour les enfante, et il m’advint d’étranges aventures. Je me rappelle avoir été impressionné, en consultant le catalogue, par ce titre : Les Aventures de Peregrine Pickle. Je remplis un bulletin et le bibliothécaire me remit la collection, in-extenso et sans coupures, des œuvres de Mollett en un énorme volume. Je lisais tout, mais je m’attachais surtout à l’histoire, aux aventures et aux anciens voyages sur terre et sur mer. Je lisais le matin, l’après-midi et la nuit. Je lisais au lit, à table, en allant à l’école et en en revenant, je lisais aux récréations, pendant que mes camarades s’amusaient. Je commençais à avoir les nerfs agités. Je répondais à tout le monde : « Allez-vous-en ! Vous m’agacez ! »

Et puis, à dix ans, me voila dans les rues à crier les journaux. Je n’avais plus le temps de lire. J’avais trop à faire : courir, apprendre à me battre, à devenir osé, insolent et vantard. Mon imagination et mon envie de tout connaître me firent un esprit plastique.

Les cabarets n’étaient pas la moindre des attractions qui excitaient ma curiosité. Combien en ai-je fréquentés ? En ce jour-là, je m’en souviens, — il y avait, à l’est de Broadway, entre la sixième et la septième rue, un énorme pâté de maisons dont les boutiques, d’un coin à l’autre, n’étaient que buvettes.

Les hommes élevaient la voix, riaient à gorge déployée, et il y régnait une atmosphère de grandeur. Cela tranchait sur l’existence quotidienne, vide d’événements. La vie était toujours mouvementée, parfois même tragique, lorsque les coups pleuvaient, que le sang giclait et que de solides policemen faisaient irruption en masse. Ces minutes mémorables, pendant les quelles défilaient dans ma tête les rixes sauvages et les valeureuses équipées de tous les aventuriers de terre et de mer, contrastaient avec les heures insipides où, cheminant le long des rues, je lançais mes journaux sur le pas des portes. Dans les tavernes, les abrutis mêmes vautrés sur les tables ou dessous, dans la sciure, prenaient pour moi un attrait mystérieux.

Les bars n’étaient pas seulement romanesques : ils étalent légaux, autorisés et sanctionnés par les pères de la cité. Était-ce donc là ces lieux terribles imaginés par les camarades qui n’avaient pas comme moi l’occasion d’y pénétrer ? Peut-être étaient-ils terribles, oui, mais terriblement merveilleux, et c’est précisément ce genre de terreur qu’un gosse aspire a connaître. Dans le même sens, les pirates, les naufrages et les batailles sont choses effrayantes, mais où est le jeune gaillard qui ne donnerait pas son âme au diable pour participer à de pareilles aventures ?

Dans les cafés, je rencontrais des reporters, des rédacteurs, des avocats, des juges dont le visage et le nom m’étaient familiers. Leur présence constituait une approbation sociale ; ils justifiaient cette fascination que les cafés exerçaient sur moi. Eux aussi devaient y découvrir ce quelque chose de différent, de lointain, que je sentais et cherchais à saisir. J’ignorais ce que c’était au juste, mais surement cela existait, car ici les hommes grouillaient comme des mouches bourdonnantes autour d’un pot à miel. Je n’avais aucun chagrin, le monde resplendissait à mes yeux ; comment aurais-je pu concevoir que ces hommes venaient chercher l’oubli leur surmenage et de leurs rancœurs ?

Je n’y venais pas pour boire, en temps-là. De dix à quinze ans, j’ai rarement touché un verre d’alcool ; mais j’avais constamment affaire avec des buveurs et dans les cabarets. La seule raison qui me retenait était mon dégoût pour les spiritueux. Au cours du temps, je fis divers métiers : j’aidai à décharger de glace, je relevai les quilles dans un lieu attenant à une auberge, je balayai les salles et les pelouses où les gens venaient le dimanche en pique-nique.

La grosse et réjouie Josie Harper tenait un débit, au coin du Telegraph Avenue et de la Trente-Neuvième Rue. Pendant une année, je lui ai porté un journal du soir, jusqu’au jour où mon itinéraire fut changé pour la plage et les quartiers riches d’Oakland. Le premier mois, Josie Harper, en réglant sa note, me versa un verre de vin. Honteux de refuser, je l’avalai. Mais, désormais, je profitai de son absence pour faire payer la facture par le garçon.

Le jour où je fus embauché au jeu de quilles, le patron, suivant la coutume, fit appeler tous les jeunes gens qui, pendant des heures, avaient ramassé les quilles, pour leur servir une consommation. Les autres demandèrent de la bière. Moi je pris du ginger-ale. Mes camarades ricanèrent et je vis l’hôtelier m’observer d’un œil étrangement scrutateur. Néanmoins, il déboucha une bouteille de ginger-ale. De retour dans les allées du jeu de quilles, pendant les pauses, mes jeunes compagnons m’ouvrirent les yeux. J’avais offensé l’aubergiste. Une bouteille de ginger-ale coûtait beaucoup plus à l’établissement qu’un bock, et, si je tenais à ma place, je n’avais qu’à faire comme eux. De plus, la bière était nourrissante. Elle me donnerait des forces pour travailler. Quant au ginger-ale, il ne contenait aucun aliment.

Après cela, quand je ne pouvais m’esquiver, je buvais de la bière et je me demandais ce que les hommes y trouvaient de si bon. Il me semblait toujours que je n’étais pas bâti comme tout le monde.

Franchement, ce que je préférais à tout, en ce temps-là, c’était le candi. Pour cinq cents, je pouvais en acheter cinq gros morceaux, que nous appelions des boulets de canon, et qui se laissaient savourer avec une lenteur délicieuse. Je m’arrangeais pour mâcher et triturer un de ces berlingots pendant une heure entière.

Il y avait aussi un Mexicain qui vendait de grosses plaques brunes de caramel mou, à cinq cents la pièce. Il fallait exactement le quart d’une journée pour en venir à bout. Et bien des fois je n’ai déjeuné qu’avec une de ces tablettes. À vrai dire, je trouvais cela plus nourrissant que

la bière.

CHAPITRE VI

Scotty et le harponneur

Cependant l’époque approchait où j’allais entreprendre ma seconde série de débauches en compagnie de John Barleycorn.

À l’âge de quatorze ans, la tête bourrée de récits d’anciens voyageurs, de visions d’îles tropicales et de rives lointaines, je passais mes loisirs à côtoyer la baie de San Francisco et l’estuaire d’Oakland sur un léger canot à dérive centrale[4].

Je voulais me faire marin, je voulais me libérer de la monotonie et des platitudes quotidiennes. J’étais dans la fleur de mon adolescence, l’esprit enfiévré de romans et d’aventures, rêvant de vie sauvage dans un monde inculte. J’étais loin de me douter du rôle prépondérant que joue précisément l’alcool dans un pareil milieu.

Un jour, tandis que je hissais la voile de mon bateau, je fis la connaissance de Scotty. C’était un solide gars de dix-sept ans. Il venait de déserter, me dit-il, en Australie, d’un vaisseau anglais, sur le quel il était mousse. Revenu à San-Francisco sur un autre bâtiment, il cherchait à s’embaucher maintenant à bord d’un baleinier.

De l’autre côté de l’estuaire, près des baleiniers, était amarré le sloop-yacht Idler. Le surveillant, un harponneur, avait l’intention de s’embarquer pour son prochain voyage sur le baleinier Bonanza. Voudrais-je bien le prendre, lui, Scotty, sur mon canot, et le conduire auprès de cet homme-là ?

Si je le voulais ! N’avais-je pas entendu toutes les histoires, vraies ou fausses, qui circulaient à propos de l’Idler, cet énorme sloop qui revenait des îles Sandwich, où il faisait là contrebande de l’opium ? Et le harponneur qui en avait la garde, combien de fois, en le voyant, j’avais envié sa liberté ! Rien ne l’obligeait à mettre pied à terre ; il dormait à bord toutes les nuits, tandis qu’il me fallait, moi, rentrer en ville pour me coucher. Ce harponneur (personne autre ne m’avait renseigné sur sa qualité) n’avait que dix-neuf ans ; mais c’était, à mes yeux, une personnalité trop brillante pour que j’eusse osé le questionner lorsque, à distance respectueuse, je pagayais autour de son yacht.

Voulais-je bien emmener Scotty, le mousse déserteur, rendre visite au harponneur, sur l’Idler, navire qui faisait la contrebande de l’opium ? Et on me le demandait !

Le harponneur parut sur le pont en réponse à notre appel, et nous invita à monter à bord. Je jouai au marin et à l’homme, écartant suffisamment mon youyou du yacht pour ne pas endommager la peinture blanche, le laissant filer à l’arrière au bout de son amarre, et nouant nonchalamment celle-ci par une double-clef.

Nous descendîmes. Pour la première fois je voyais l’intérieur d’un bateau. Les vêtements, sur les murs, sentaient le moisi. Mais qu’importait ? C’était l’attirail de matelots : vestes en cuir doublées de velours à côtes, paletots de drap bleu marine, bottes de caoutchouc, suroîts et surtouts de toile cirée.

L’économie, de place se manifestait dans les couchettes étroites, les tables à bascule, les tiroirs ménagés dans les endroits les plus invraisemblables. Je remarquai l’axiomètre du gouvernail, les lampes marines dans leurs cardans, les cartes au revers bleu roulées négligemment et rangées dans un coin, les signaux en ordre alphabétique et un compas de marinier piqué dans la cloison pour tenir un calendrier.

Enfin, je vivais, je me trouvais là sur mon premier bateau, un bateau de contrebandier, et traité en camarade par un harponneur et un marin déserteur anglais qui disait s’appeler Scotty.

La première chose que firent le harponneur de dix-neuf ans et le marin de dix-sept, pour prouver qu’ils étaient des hommes, fut de se conduire comme tels. Le harponneur suggéra qu’il serait éminemment désirable de prendre quelque chose, et Scotty chercha dans ses poches des pièces d’argent et de nickel. Puis l’autre s’éloigna avec un flacon rose pour le faire emplir dans quelque maison louche, car il n’y avait pas de débit autorisé aux environs. Nous absorbâmes l’immonde tord-boyaux dans des gobelets. Devais-je paraître moins fort, moins brave, que le harponneur et le marin ?

Ils étaient des hommes et en témoignaient par leur façon de boire, indice infaillible de virilité. Je bus donc avec eux, coup sur coup, sans hésiter, bien que la sale drogue ne pût se comparer avec une tablette de caramel ou un délicieux « boulet de canon ». À chaque lampée, je frémissais et je m’emportais la gorge, mais je dissimulais, comme un homme, symptôme de répugnance.

Le flacon fut rempli et vidé plusieus fois cet après-midi-là. Je possédais, en tout et pour tout, vingt cents, mais je les alignai bravement, regrettant au fond" l’énorme quantité de sucreries que représentait une telle somme.

L’alcool nous montait au cerveau. Scotty et le harponneur parlaient de tenir tête aux alizés, des tempêtes du Cap Horn, des pamperos[5] au large de La Plata, de brises à amener les perroquets, de coups de chien du Sud, d’ouragans du Pacifique nord et de baleinières fracassées dans les glaces arctiques.

— Impossible de nager dans cette eau glacée, me confiait le harponneur. En une minute, tu te replies en deux et tu coules. Quand une baleine démolit ton bateau, la seule chose à faire est de te plaquer le ventre le long d’un aviron, de façon que tu puisses flotter lorsque le froid t’enroule.

— Pour sûr, dis-je, remerciant de la tête d’un air assuré, que moi aussi je chasserais la baleine et verrais ma barque fracassée dans l’Océan Arctique.

De fait, j’enregistrai ce conseil comme un renseignement précieux et le classai dans mon cerveau, où il est resté jusqu’à ce jour.

Cependant je n’osais placer un mot… au début tout au moins. Grands dieux ! Je n’avais que quatorze ans et de ma vie je ne m’étais aventuré sur l’Océan. Je me contentais d’écouter les deux loups de mer et de démontrer ma virilité en levant le coude avec eux, rondement et crânement, coup sur coup.

L’alcool produisait son effet sur moi. Les paroles de mes deux compagnons emplissaient l’étroite cabine de l’Idler et passaient à travers mon cerveau comme de grandes rafales de vent frais ; en imagination je vivais mes années à venir et me laissais bercer aux flots de l’aventure dans un monde superbe, insensé et sauvage.

Nous devenions expansifs. Toutes contraintes et réserves s’évanouissaient. On aurait dit que nous nous connaissions de tout temps et nous nous jurâmes de voyager ensemble pendant des années. Le harponneur nous fit part de ses mésaventures et misères innombrables. Scotty fondit en larmes en parlant de sa pauvre vieille maman, à Edimbourg : une grande dame, insistait-il, de haute naissance, qui avait eu des revers de fortune, s’était privée afin de payer en une fois la somme exigée par les armateurs pour son apprentissage, et dont le rêve avait été de se sacrifier pour faire de lui un officier de marine marchande et un monsieur. Elle avait eu le cœur brisé en apprenant qu’il avait déserté son bateau en Australie et repris du service comme simple matelot. Et Scotty nous le prouva par une lettre qu’il sortit de sa poche, la dernière lettre de sa mère, tout empreinte de tristesse, et ses pleurs redoublèrent lorsqu’il la lut à haute voix.

Le harponneur et moi joignîmes nos larmes aux siennes, et nous jurâmes tous trois de nous embarquer sur la baleinière Bonanza, de rapporter une grosse paye et, toujours ensemble, d’accomplir un pèlerinage jusqu’à Edimbourg pour déposer notre trésor dans le giron de la vénérable dame.

À mesure que John Barleycorn s’insinuait dans mon cerveau et commençait à l’échauffer, il faisait fondre en moi toute réticence et s’évaporer toute modestie. De venu mon frère jumeau et mon alter ego, il m’inspirait les paroles qui sortaient de mes lèvres. J’élevai la voix, moi aussi, pour faire voir que j’étais un homme et un aventurier. Je me vantai, avec force détails, d’avoir traversé la baie de San-Francisco, dans un effroyable coup de suroît, sur mon esquif découvert, à l’ébahissement des matelots mêmes de la goélette-vigie.

Mieux encore : moi ou John Barleycorn — car nous ne faisions qu’un, — nous disions à Scotty qu’il pouvait bien être un marin de haute mer et connaître jusqu’à la moindre ficelle des grands navires, mais, pour ce qui était de la manœuvre d’un petit bateau, je me chargeais de le battre haut la main et de décrire des cercles autour de lui dans mon canot.

Le mieux est que mes affirmations et mes fanfaronnades étaient sincères. À l’état normal, je n’eusse jamais osé exprimer à Scotty le dédain que m’inspirait son ignorance en fait de petits bateaux. Mais John Barleycorn s’arrange toujours pour vous délier la langue et vous faire dégoiser vos pensées les plus secrètes.

Scotty ou John Barleycorn, ou tous les deux, se montrèrent naturellement fort offensés de mes remarques. Cela ne ne fit pas baisser le ton. Je me sentais capable de rosser d’importance un matelot déserteur de dix-sept ans. Scotty et moi fumions et ragions comme deux jeunes coqs ; heureusement, le harponneur versa une autre rasade pour nous faire oublier notre querelle.

Nous nous réconciliâmes sur-le-champ. Enlacés par le cou, nous échangeâmes des vœux d’amitié éternelle, tout comme Black Matt et Tom Morrisey, qu’il me semblait revoir dans la cuisine de San-Mateo. Ce souvenir me convainquit que j’étais enfin un homme — malgré mes piètres quatorze ans — un homme découplé et brave comme ces deux géants qui s’étaient chamaillés puis raccommodés en ce mémorable dimanche d’antan.

À ce moment, nous atteignions la phase lyrique de l’ivresse, Je joignis ma voix à celle de Scotty et du harponneur dans des bribes de romances et de chansons de matelots. C’est là, dans la cabine de l’Idler, que j’entendis pour la première fois « Blow the man down », « Flying Cloud » et « Whisky, Johnny, whisky ». Oh ! c’était superbe. Je commençais à saisir le sens de la vie. Ceci faisait oublier la banalité quotidienne, l’estuaire d’Oakland, la distribution fastidieuse de journaux aux portes, la livraison de la glace et le relèvement des quilles.

Le monde entier m’appartenait, j’en foulais toutes les routes, et John Barleycorn, se jouant de mon imagination, me permettait de devancer la vie aventureuse après laquelle je soupirais.

Nous n’étions pas des types ordinaires, mais trois jeunes dieux ivres, d’une sagesse incroyable, d’une félicité rayonnante, d’une puissance illimitée. Ah ! je l’affirme aujourd’hui après toutes ces années — si John Barleycorn pouvait vous maintenir à un tel pinacle, jamais plus on ne m’aurait vu sobre. Hélas ! tout se paye ici-bas, suivant une loi rigide ; toute force s’équilibre d’une faiblesse, toute ascension d’une descente. À chaque minute factice passée en compagnie des dieux correspond une autre minute où l’on patauge dans fange avec les reptiles ; et, lorsqu’on parvient par un tour de force à comprimer de longs jours et d’interminables semaines en des instants de folie magnifique, il faut les racheter par une vie abrégée, souvent avec une impitoyable usure.

L’intensité et la durée sont des ennemis aussi vieux que le feu et l’eau. Ils s’entre-détruisent et ne peuvent coexister. John Barleycorn, tout puissant nécromancien qu’il est, demeure esclave de la chimie organique tout comme nous autres mortel. Nous payons pour chaque surmenage posé à nos nerfs, et John Barleycorn ne peut intervenir pour nous éviter la juste échéance. Capable de nous transporter au sommets, il ne saurait nous y maintenir autrement, nous deviendrions tous ses modèles. Or, il n’en existe pas qui n’expient les folles sarabandes dansées au son de sa flûte.

L’enfant de quatorze ans que j’étais alors, assis dans la cabine de l’Idler, entre le harponneur et le matelot, ignorait toute cette sagesse acquise après coup. Ses narines palpitaient à l’odeur moisie des vêtements de marins, et il chantait en chœur avec les autres :

Un bateau yankee descend la rivière.
Hardi ! les petits, hardi !

Nous pleurions comme des Madeleines, nous parlions et nous criions tous à la fois. J’avais une constitution splendide, un estomac qui eût digéré de la ferraille, et j’étais encore en pleine possession de moi-même quand Scotty se mit à donner des signes d’épuisement dans cette course de Marathon. Sa conversation devint incohérente. Il cherchait des mots sans les trouver et ne pouvait articuler ceux qui arrivaient sur ses lèvres. Sa conscience commençait à lui faire défaut. L’éclat de ses yeux se ternissait et leur expression devenait aussi stupide que ses tentatives pour parler. Son corps s’affaissait, tout comme sa raison, car on ne peut se tenir droit que par un effort de volonté. Le cerveau vacillant de Scotty ne pouvait plus contrôler ses muscles. Toutes les coordinations de ses mouvements se détraquaient. Il essaya de boire encore, mais le gobelet échappa à sa main débile. Alors, je le vis, à ma grande surprise, pleurer amèrement, rouler sur le dos dans une couchette et, aussitôt, s’endormir en ronflant.

Le harponneur et moi, nous continuâmes à boire avec un ricanement d’êtres supérieurs, en regardant Scotty étalé devant nous.

Le dernier flacon fut vidé par nous deux aux sons des ronflements du vaincu. Puis ce fut au tour du harponneur de disparaître dans sa couchette, et je restai seul debout sur le champ de bataille.

J’étais très fier, et John Barleycorn aussi. Je pouvais supporter ma boisson. ; j’étais un homme. J’en avais enivré deux, verre pour verre, jusqu’à complet abrutissement. Et je tenais toujours sur mes jambes, bien droit, en gagnant le pont pour donner de l’air à mes poumons en feu.

C’est au cours de cette orgie sur l’Idler que me fut révélée l’endurance de mon estomac et de ma tête — petite découverte qui devait être une source d’orgueil pour les années à venir, mais que j’en suis venu à considérer, en fin de compte, comme une calamité. L’homme heureux est celui qui est incapable d’avaler deux verres sans être ivre ; le pauvre bougre à plaindre est celui qui peut en absorber beaucoup, avant de trahir les moindres symptômes d’ébriété et qui doit en boire des quantités pour être « mûr ».

Le soleil disparaissait quand je mis le pied sur le pont de l’Idler. Il ne manquait pas de couchettes en bas, je n’étais nullement obligé de m’en retourner chez moi. Mais je voulais me prouver à quel point j’étais un homme.

Mon bateau était amarré à l’arrière. Le jusant s’écoulait dans le chenal à la rencontre d’une brise de mer de quarante milles à l’heure. Je pouvais voir d’énormes moutons et distinguer la vitesse et la succion du courant sur le front et dans les intervalles des grosses vagues.

Je hissai la voile, je démarrai et pris ma place au gouvernail, l’écoute en main, puis je manœuvrai pour traverser le chenal. L’esquif se souleva et plongea furieusement. L’écume commença à voltiger au tour de moi. Je me sentais au paroxysme de l’exaltation. Je chantais « Blow the man down » en larguant la toile. Je n’étais plus le gosse de quatorze ans, vivant la vie insipide de la ville morte appelée Oakland. J’étais un homme, un dieu, et les éléments eux-mêmes me rendaient hommage tandis que je les matais à mon gré.

C’était la basse mer. Une distance d’au moins cent mètres de vase séparait l’eau de l’appontement. Je remontai ma quille mobile, courus grand’erre en plein dans la boue, amenai la voile et, debout à l’arrière, comme je l’avais fait souvent à marée basse, je me mis à godiller. C’est à ce moment que les rapports entre mon cerveau et mes muscles me firent faux-bond. Je perdis l’équilibre et plongeai, la tête en avant, dans la purée. Alors, pour la première fois, tandis que je me débat tais pour me remettre sur pied, couvert de boue, le sang coulant le long de mes bras écorchés contre un pieu incrusté de bernicles, je m’aperçus que j’étais ivre. Mais qu’importait ? De l’autre côté du chenal, deux solides matelots restaient étendus, sans connaissance, dans leurs couchettes où je les avais enivrés. J’étais un homme. Je tenais toujours sur mes jambes, même avec de la vase jusqu’aux genoux. Je repoussai dédaigneusement l’idée de remonter dans mon canot. Je me mis à patauger à travers la boue, poussant mon esquif devant moi et entonnant au monde l’hymne de ma virilité.

Je devais payer cette folie. Je restai deux jours malade, abominablement malade, et j’eus les deux bras infectés par les égratignures de bernicles. Ils me faisaient si mal que, pendant une semaine, je ne pus m’en servir, et j’éprouvais une torture à mettre et ôter mes habits.

Jamais plus on ne m’y reprendrait, j’en faisais le serment. Le jeu n’en valait pas la chandelle. Le prix était exorbitant. Cependant, je n’avais pas de nausées morales ; ma répulsion était purement physique. Les moments d’exaltation auxquels j’avais goûté ne compensaient nullement ces heures de misère et de souffrance.

Lorsque je retournai à mon canot, j’évitai l’Idler. Je faisais un détour de l’autre côté du chenal. Scotty avait disparu. Le harponneur se trouvait toujours dans les parages, mais je me gardais de le rencontrer. Une fois, il descendit sur le quai, je me cachai dans un hangar. Je craignais qu’il ne me proposât encore à boire, peut-être même avait-il une bouteille de whisky dans sa poche.

Et pourtant — ici entre en jeu la sorcellerie de John Barleycorn — cette beuverie à bord de l’Idler demeurait comme un jour marqué de rouge dans mon existence monotone. C’était un événement mémorable. Je ne faisais qu’y songer. J’en repassais tous les détails, sans me lasser. Entre autres choses, j’avais pu pénétrer les mobiles et ressorts cachés des actions humaines. J’avais vu Scotty verser des larmes sur son indignité et sur la pitoyable situation de sa mère, la dame d’Edimbouig. Le harponneur m’avait confié de terribles choses sur son propre compte. J’avais entrevu en foule les réalités séduisantes et passionnantes d’un monde au delà du mien et pour lequel je me sentais aussi apte que les deux jeunes gens avec qui je m’étais enivré. J’avais pu lire dans l’âme des hommes, j’avais fait le tour de la mienne et j’y découvrais des forces et des possibilités inouïes.

Oui, ce jour-là tranchait sur tous les autres. Aujourd’hui encore, il garde même relief à mes yeux. Le souvenir m’en reste gravé au cerveau. Mais cela coûtait trop cher. Je refusai de continuer ce jeu-là et j’en revins à mes boulets de canon et à mes plaques de caramel.

Le fait est toute la chimie de mon corps sain et normal m’éloignait de l’abominable alcool, qui ne convenait pas à mon organisme. Malgré cela, l’occasion devait me ramener vers John Baleycorn, m’y ramener sans cesse, jusqu’à ce que, après de longues années, l’heure vint où je le chercherais dans tous les lieux fréquentés par les hommes — je le chercherais et le saluerais joyeusement, comme un bienfaiteur et un ami. Et en même temps, je le détestais et haïssait de toute mon âme. Ah ! c’est un étrange ami,

ce John Baleycorn !

CHAPITRE VII

La reine des pilleurs d’huitres


À l’âge de quinze ans à peine, je travaillais de longues heures dans une fabrique de conserves. L’une dans l’autre, mes journées les plus courtes étaient de dix heures. Si à ces dix heures de travail effectif devant une machine l’on ajoute celle du déjeuner, le temps employé pour me rendre à l’usine et retourner chez moi, le matin à me lever, m’habiller et déjeuner, le soir à dîner, me dévêtir et me coucher, il ne restait des vingt-quatre heures de la journée que les neuf heures de sommeil nécessaires à un jeune gaillard comme moi.

Sur ces neuf heures, dès que j’étais au lit et avant que mes yeux s’alourdissent, je m’arrangeais pour voler un peu de temps que je consacrais à la lecture.

Mais bien souvent je ne quittais pas la fabrique avant minuit. Parfois je trimais dix-huit et vingt heures d’affilée. Une fois même je restai à ma machine trente-six heures consécutives. Il s’écoula des semaines entières durant lesquelles je ne lâchais pas ma besogne avant onze heures ; ces jours-là, je rentrais me coucher à minuit passé ; on m’appelait à cinq heures et demie pour m’habiller, manger, courir au travail et me retrouver à mon poste au coup de sifflet de sept heures. Impossible alors de dérober le moindre instant pour mes chers livres.

Mais, direz-vous, quel rôle pouvait jouer John Barleycorn dans cette tâche éreintante, stoïque, d’un gosse qui avait à peine atteint ses quinze uns ? Il en jouait un très large, et je vais vous le démontrer. Souvent je me demandais si le but de la vie était de nous transformer ainsi en bêtes de somme. Pas un cheval, dans la ville d’Oakland, ne peinait aussi longtemps que moi. Si c’était là l’existence, je n’en raffolais pas.

Je me rappelais mon petit bateau, amarré au quai et dont le fond s’incrustait maintenant de coquillages ; je me rappelais le vent qui soufflait tous les jours sur la baie, les levers et couchers de soleil que je ne voyais plus, la morsure de l’air salin dans mes narines et le l’eau salée sur ma chair quand je plongeais par-dessus bord ; je me rappelais toute la beauté, les merveilles et les jouissances sensuelles du monde dont on me privait.

Il n’y avait qu’un moyen d’échapper à ce métier abrutissant : partir au loin sur l’eau et y gagner mon pain. Or la vie de marin conduisait inévitablement à John Barleycorn. Je l’ignorais. Et, quand je m’en rendis compte, j’eus tout de même assez de courage pour ne pas me laisser happer à nouveau par l’existence bestiale que je menais à la machine.

Je voulais me laisser emporter par les vents de l’aventure. Or ils soufflaient sur les cotres des pirates et les éparpillaient d’un bout à l’autre de la baie de San-Francisco, depuis les bancs d’huîtres et les hauts-fonds sur lesquels on se battait la nuit jusqu’au marché matinal, le long des quais, où les revendeurs ambulants et les hôteliers descendaient acheter la marée.

Toute incursion sur les parcs à huîtres était une félonie, punie par la prison, la livrée infamante ou les fers. Et après ? Les bagnards fournissaient des journées moins longues que les miennes à l’usine. Et j’entrevoyais une existence cent fois plus romanesque comme pilleur d’huîtres ou même forçat qu’à demeurer esclave de la machine.

Derrière tout cela, ma jeunesse pétulante percevait le chuchotement du romanesque, l’invite de l’aventure. Je fis part de mes désirs à Mammie Jenny, la vieille négresse qui m’avait allaité. Plus prospère que mes parents, elle soignait des malades et gagnait d’assez bonnes semaines. Je lui demandai si elle consentirait à alléger son bas de laine en faveur de son « nourrisson blanc ». Si elle consentait ! tout ce qu’elle possédait était à moi.

Puis je me mis en quête de French Frank, un pilleur d’huîtres qui, disait-on, cherchait à vendre son sloop, le Razzie Dazzle. Je découvris celui-ci ancré dans la partie de l’estuaire voisine de l’Alameda, près du pont de Webster. À bord, se trouvaient des visiteurs qu’il régalait de vin. Il monta sur le pont pour discuter l’affaire. Il voulait bien vendre, mais c’était dimanche, et cet après-midi-là il recevait des invités. Le lendemain, me dit-il, il rédigérait l’acte de vente et je pourrais entrer en possession. Entre temps, il me pria de descendre pour me présenter à ses amis : je vis là deux sœurs, Mammie et Tess, une dame Hadley, qui les chaperonnait ; Whiskey Bob, un jeune pilleur d’huîtres de seize ans, et Healey, l’Araignée, un rat de quai à favoris noirs d’une vingtaine d’année.

Mammie, nièce de l’Araignée, et surnommée la Reine des Pilleurs d’huîtres, présidait parfois à leurs orgies. French Frank en était amoureux, mais je l’ignorais à ce moment-là. Et elle refusait obstinément de l’épouser.

French Frank versa un gobelet de vin rouge d’une énorme dame-jeanne pour sceller notre marché. Je me rappelai le vin rouge du ranch italien et frémis intérieurement. Le whisky et la bière me répugnaient encore moins. Mais la Reine des Pilleurs d’huîtres me regardait, tenant un verre à demi vide.

J’avais ma fierté. Moi, un homme, de quinze ans il est vrai, je pouvais du moins me montrer à sa hauteur. En outre, je voyais sa sœur et Mme Hadley le verre en main, ainsi que le jeune pilleur d’huitres et le rat de quai moustachu, et tout le monde. Allais-je passer pour une poule mouillée ? Non, mille fois non. Plutôt boire mille verres ! J’ingurgitai comme un homme le gobelet plein jusqu’au bord.

French Frank était enchanté du marché que je venais de conclure en lui remet tant, comme arrhes, une pièce d’or de vingt dollars. Il versa de nouvelles rasades. Je m’étais découvert une tête solide et un estomac à toute épreuve, et je me sentais de force à boire modérément avec eux, sans m’empoisonner pour toute une semaine. Je pouvais en supporter autant qu’eux, d’autant qu’ils avaient commencé avant moi.

L’heure des chansons arriva ; Léon entonna Le cambrioleur de Boston et Loulou la Négresse, la Reine nous fit entendre Si j’étais petit oiseau, et Tess, Oh ! ménagez ma pauvre fille ! L’hilarité se déchaîna en rafale. Je pus esquiver quelques rasades sans être remarqué ou rappelé à l’ordre. Et, comme je me tenais sous le capot, la tête et les épaules sorties, il m’était facile de lancer le vin par-dessus bord.

Voici à peu près comment je raisonnais : c’est par bizarrerie qu’ils aiment cet immonde breuvage. Tant pis pour eux ! Je ne tiens nullement à contrarier leurs goûts. Ma virilité exige, suivant leurs singulières notions, que je paraisse aimer le vin. Parfait, je lui ferai bonne figure. Mais je n’en boirai que la quantité inévitable.

Bientôt la Reine se mit à me faire la cour, à moi, dernier venu de la flotte des pirates — non pas simple matelot, mais capitaine propriétaire. Elle m’emmena prendre l’air sur le pont. Naturellement, elle n’était pas sans savoir que French Frank se mordait les poings de rage bas — ce que j’ignorais totalement.

Tess vint s’asseoir près de nous sur la cabine. Puis l’Araignée et Bob nous rejoignirent et, enfin, Mme Hadley et French Frank. Nous restâmes là à chanter, verre en main, tandis que circulait la dame-jeanne pansue. J’étais le seul de toute la bande qui pût se dire vraiment sobre.

Nul plus que moi n’était capable de savourer la situation. Dans cette atmosphère de bohème, je ne pouvais m’empêcher de comparer mon rôle actuel avec celui de la veille lorsque, assis devant ma machine dans une atmosphère renfermée et suffocante, je répétais sans relâche et, a toute vitesse les mêmes gestes d’automate.

Ici le verre en main, je partageais la chaude camaraderie de ces aventuriers qui, refusant de s’assujettir à la même routine, narguaient les contraintes légales et tenaient en leurs propres mains leur vie et leur liberté. C’est encore John Barleycorn qui m’avait mêlé à cette superbe compagnie d’âmes sans frein, sans peur et sans vergogne !

La brise de mer me picotait les poumons et frisait les vagues au milieu du chenal. Devant elle avançaient les gabares plates, à la file, réclamant à grands cris de sirènes l’ouverture des ponts-tournants. Des remorqueurs aux cheminées rouges passaient à toute vitesse, berçant le Razzle-Dazzle dans leur sillage. Un bateau sucrier sortait du « Boneyard », en remorque vers la mer. Le soleil miroitait sur la surface ondulée et la vie était grandiose.

L’Araignée chantait :

— Je te trouve enfin, Loulou-la-négresse !
Où donc étais-tu, ma belle maîtresse ?

J’étais en prison,

J’attendais ma rançon,
Espérant sans cesse

Ton retour, beau garçon !

Le voilà bien, le stimulant de l’esprit de révolte, d’aventure, de romanesque, des choses interdites et accomplies avec défi et noblesse. Je savais que le lendemain je ne reprendrais pas ma place à la machine, dans la fabrique de conserves. Demain, je serais un flibustier, aussi libre qu’on peut l’être dans notre siècle et dans les parages de San-Francisco. L’Araignée avait déjà accepté de constituer à lui seul tout mon équipage et de faire la cuisine pendant que j’accomplirais la manœuvre du pont. Dès Je matin, nous devions embarquer des vivres et de l’eau, hisser la grand voile (le plus gros morceau de toile sous lequel j’eusse jamais navigué), franchir l’estuaire à la première brise de mer, à la fin du jusant. Alors nous larguerions la toile, et, dès le retour du flot, nous descendrions la baie jusqu’aux îles des Asperges, où nous mouillerons à quelques milles du rivage.

Enfin mon rêve se réalisait ! J’allais dormir sur l’eau, m’éveiller sur l’eau, sur l’eau je passerais ma vie !

Au moment où French Frank, au coucher du soleil, se préparait à reconduire ses invités à terre, la Reine me pria de l’emmener dans mon canot. Et je ne compris pas pourquoi il modifiait si son plan, quand je l’entendis demander à Whisky Bob de ramer à sa place et le vis rester à bord du cotre. Pas plus, d’ailleurs que je ne compris la remarque détournée que m’adressa l’Araignée dans un ricanement confidentiel :

— Bigre ! tu vas vite en besogne, toi !

Comment pouvait-il entrer dans la tête d’un gamin de mon âge qu’un grison de cinquante ans fût jaloux de lui ?


CHAPITRE VIII

« À la dernière chance »

Le lundi matin, de bonne heure, nous nous retrouvâmes au rendez-vous, pour conclure le marché, chez Johnny Heinhold. « À la Dernière Chance » : un bar, naturellement, où les hommes traitaient leurs affaires. Je versai la somme convenue, French Frank me remit le contrat de vente et me régala. C’était évidemment l’usage en pareil cas, et il me paraissait logique : le vendeur, après avoir touché son argent, en liquide une partie dans l’établissement où la transaction s’est faite. Mais, à ma grande surprise, French Frank offrit une tournée générale. Lui et moi nous buvions ensemble, c’était tout naturel ; mais pourquoi Johnny Heinhold, ce propriétaire de taverne trônant derrière son comptoir, était-il invité ? Je me rendis compte aussitôt qu’il réalisait un bénéfice, sur la consommation même qu’il absorbait.

Je pouvais, à la rigueur, admettre que l’Araignée et Whisky Bob, en tant qu’amis et compagnons de bord, fussent de la fête, mais pourquoi diable les caboteurs Bill Kelley et Soup Kennedy ? Avec Pat, frère de la Reine, cela faisait au total huit personnes. Malgré l’heure matinale, tous commandèrent du whisky. Que pouvais-je faire, parmi tant de gens importants, qui tous buvaient la même chose ?

— Whisky ! dis-je avec l’air détaché de quelqu’un qui a déjà répété ce commandement un millier de fois.

Et quel whisky ! Je l’engloutis d’un trait. Brrr ! J’en sens encore le goût.

Je restai suffoqué devant le prix payé par French Frank : quatre-vingts cents. C’était une insulte à mes habitudes d’économie. Quatre-vingts cents, l’équivalent de huit longues heures de mon labeur à la machine, descendus dans nos gosiers et engloutis comme ça… en un clin d’œil, ne laissant qu’une saveur désagréable dans la bouche. Décidément, ce French Frank était un prodigue !

J’avais hâte de sortir, de fuir au soleil, sur la mer, dans mon splendide bateau. Mais personne ne bougeait, pas même l’Araignée, mon équipage. La tête trop lourde, je n’entrevoyais pas pourquoi ils s’attardaient ainsi. Depuis, j’ai souvent pensé à l’impression que j’ai dû leur faire, moi, le nouveau venu, admis parmi eux au comptoir, qui ne m’étais pas fendu d’une tournée !

À mon insu, French Frank ravalait sa rancœur depuis la veille. À présent qu’il tenait en poche l’argent du Razzle-Dazzle, sa conduite à mon égard devenait étrange. Je sentis ce changement d’attitude et je vis un éclair de haine briller dans ses yeux. Tout cela m’étonnait. Plus je connaissais d’hommes, plus les hommes me paraissaient bizarres. Johnny Heinhold se pencha vers moi à travers le comptoir et me coula dans l’oreille : « C’est à toi qu’il en veut. Prends garde ! » Je montrai par un signe de tête que je comprenais son insinuation et, que j’en tiendrais compte, avec l’air d’un homme.

Mais, en moi-même, j’étais intrigué. Grands dieux ! comment pouvais-je, moi qui n’avais fait que trimer et lire des romans d’aventure, moi, gamin de quinze ans qui ne songeais déjà plus à la Reine des Pilleurs d’huîtres et ignorais entièrement que French Frank éprouvait pour elle une passion méridionale, comment aurais-je pu deviner que je l’avais couvert de honte et que cette histoire de la Reine, dédaignant de monter avec lui dans son bateau à la minute où j’apparaissais en vue, était la risée de toute la côte ? Et, pour la même raison, comment discerner que les manières réservées de son frère Pat envers moi ne provenaient que d’une disposition naturelle à la mélancolie ?

Whisky Bob me prit à part :

— Ouvre l’œil, murmura-t-il. C’est moi qui te le dis. French Frank fait une sale tête. Je vais remonter la rivière avec lui, acheter une goélette pour la pêche aux huîtres. Quand il redescendra sur les bancs, fais bien attention ! Il se promet de te couler. À la nuit, dès que tu le sauras aux environs, change ton mouillage et amène ton fanal de position. Compris ?

Oh ! sûrement que je comprenais J’acquiesçai de la tête et, comme un homme en face d’un autre, je le remerciai de son tuyau. Puis je rejoignis indolemment le groupe au comptoir. Non, je ne régalai point. J’étais loin de supposer qu’on attendait cela de moi ! Je m’en allai avec l’Araignée et, maintenant encore, les oreilles me cuisent quand j’essaie de conjecturer les propos tenus sur mon compte.

Je demandai à l’Araignée, d’un air détaché, ce qui rongeait French Frank.

— Il est fou de jalousie contre toi, répondit-il.

— Tu crois ? dis-je, et je laissai tomber le sujet comme, dénué d’importance.

Mais quiconque voudra bien se mettre à ma place concevra l’orgueil d’un jeune coq de quinze ans en apprenant que French Frank, l’aventurier de cinquante ans, le matelot qui avait roulé sur toutes les mers du monde, était jaloux de lui — à propos d’une fille au nom romanesque de Reine des Pilleurs d’huîtres !

J’avais lu de ces choses dans les romans et je ne croyais pouvoir les vivre que dans une lointaine maturité. Oh ! je me faisais l’effet d’un jeune démon peu ordinaire ce matin-là, lorsque, ayant hissé la grand’voile et levé l’ancre, nous orientâmes au plus près et courûmes au vent sûr le chenal de trois milles qui débouchait dans la baie.

Voilà comment j’échappai à la tâche épuisante de la machine pour faire connaissance avec les pilleurs d’huîtres. Certes, la boisson avait présidé à cette connaissance et promettait de continuer à jouer son rôle dans cette vie. Mais devais-je m’en tenir à l’écart pour une aussi piètre raison ? Partout où les hommes menaient une existence libre et large, ils buvaient. Le romanesque et l’aventure semblaient toujours descendre la rue bras-dessus bras-dessous avec John Barleycorn. Pour connaître les deux premiers personnages, il me fallait fréquenter le troisième ; autrement je n’avais qu’à retourner à ma bibliothèque gratuite, lire les exploits d’autrui et borner les miens à rester l’esclave de la machine, à dix cents l’heure.

Non, je ne me laisserais pas détourner de cette vie intrépide sous prétexte que les hommes de mer nourrissaient un penchant bizarre et coûteux pour la bière, le vin et le whisky. Qu’importait, après tout, si Leur notion du bonheur impliquait le besoin étrange de m’associer à leurs beuveries. S’ils persistaient à acheter leur poison et à me l’imposer, eh bien ! je le boirais. Ce serait mon tribut à leur camaraderie. Et je n’étais point obligé pour cela de m’enivrer. N’avais-je pas gardé mes idées nettes, cet après-midi de dimanche ou j’avais décidé l’achat du Razzle-Dazzle, alors que les deux autres en avaient leur compte ? Eh bien ! je pouvais continuer ainsi à l’avenir : boire quand cela leur ferait, plaisir, mais éviter avec soin l’abus

de la drogue.

CHAPITRE IX

Mon « Razzle-Dazzle »


Mon aptitude à boire se développa graduellement en la compagnie des pilleurs d’huîtres. Si d’un jour à l’autre je devins véritablement un fort buveur, ce fut l’effet non pas d’un penchant pour l’alcool, mais d’une conviction intellectuelle.

Plus je voyais la vie, plus j’en étais épris. Je ne puis oublier mon émotion, la première nuit que je pris part à une incursion que nous avions concertée à bord de l’Annie. Il y avait là de rudes gaillards ne craignant ni dieu ni diable, des rats de quai au corps agile. Certains étaient des libérés, et tous, ennemis de la loi méritaient la prison. Ils portaient des bottes et accoutrements de matelots, et parlaient d’une voix basse et bourrue.

Un d’entre eux, le gros Georges, portait ses revolvers passés à la ceinture, afin de bien montrer qu’il n’était pas venu là pour rire.

Quand je revois tout cela, je sais parfaitement que c’était bas et stupide. Mais, à cette époque, je ne regardais pas en arriéré ; je coudoyais John Barleycorn et commençais à le tolérer. J’avais (levant moi une vie périlleuse et cruelle. Je vivais en fin les aventures dont j’avais lu tant de récits.

Nelson, surnommé « Le Jeune Griffeur » Young Scratch, pour le distinguer de son père « Le Vieux Griffeur » Old Scratch, naviguait sur la chaloupe Reindeer, en compagnie d’un certain « Le Peigne »[6].

Le Peigne était un risque-tout, et Nelson un fou furieux. Il avait vingt ans et le corps d un Hercule. Quand deux ans plus tard il fut fusillé à Benicia, le juge avoua qu’il n’avait jamais vu un homme si large d’épaules étendu sur les dalles de la morgue.

Nelson ne savait ni lire ni écrire, bon père l’avait traîné à sa suite sur la baie de San Francisco, et la vie de bord lui était devenue une seconde nature. Sa force était prodigieuse, et sa réputation de violence, parmi les gens de mer, n’était rien moins qu’exemplaire. Il lui prenait des rages de Berseker[7] et, à ces instants-là, il se laissait aller à des actes insensés et effroyables. Je fis sa connaissance lors de la première croisière du Razzle-Dazzle et je le vis mettre le Reindeer à la voile en un clin d’œil et draguer des huîtres aux yeux de nous tous, qui restions mouillés sur deux ancres, par crainte de nous échouer.

Quel type, ce Nelson ! Un jour qu’il passait devant le cabaret de la Dernier Chance, il m’adressa la parole. Mon orgueil ne connut plus de bornes. Ce fut bien autre chose lorsqu’il m’invita spontanément à entrer pour prendre quelque chose.

Devant le comptoir, je bus un verre de bière avec lui, et lui parlai, comme un homme, d’huîtres, de bateaux et de la mystérieuse décharge de gros plomb à travers la grand’voile de l’Annie. Nous continuâmes à bavarder. Il me parut étrange de nous attarder ainsi absorbé notre bière. Était-ce à moi de faire le premier geste pour sortir, alors ou grand Nelson préférait s’accouder au comptoir ?

À ma grande surprise, il m’offrit, quelques minutes après, une nouvelle consommation, que j’acceptai. Nous parlions toujours et Nelson ne semblait pas le moins du monde disposé à quitter le bar.

Permettez que j’explique ma manière de raisonner et mon innocence. Avant tout, je me sentais très fier en compagnie de Nelson, le personnage le plus héroïque parmi les pilleurs d’huîtres et les aventuriers de la Baie. Malheureusement pour mon estomac et mes muqueuses. Nelson, pensais-je, avait une bizarrerie de nature qui le rendait heureux de m’offrir de la bière. Je n’éprouvais aucune aversion morale contre cette boisson. Était-ce une raison parce que je n’en aimais ni Je goût ni la lourdeur pour me priver d’une compagnie honorable ? Il lui plaisait de boire de la bière et de m’en voir faire autant. Parfait. Je supporterais ce désagrément passager.

Nous continuâmes donc de bavarder au comptoir et d’absorber la bière commandée et réglée par Nelson. À présent, en évoquant cette scène, je crois que j’avais piqué la curiosité de Nelson. Je suis sûr qu’il voulait savoir au juste a quel « numéro » il avait affaire, et combien de fois je le laisserais payer sans rendre ma tournée.

Après une demi-douzaine de bocks, je décidai que cela me suffisait pour cette fois, car je ne perdais pas de vue ma politique de tempérance. Je prétextai qu’il fallait me rendre à bord du Razzle-Dazzle. amarré au quai de la Cité, à cent mètres de là.

Je pris congé de Nelson et descendis au quai. Mais John Barleycorn, jusqu’à concurrence de cinq verres, m’accompagnait. Le cerveau me fourmillait, en proie à une vive animation. Je me rendais, moi, vrai et indiscutable maraudeur d’huîtres, à tord de mon propre bateau, après avoir trinqué à La Dernière Chance avec Nelson, le plus grand d’entre nous ! Dans ma tête persistait avec force la vision de nous deux appuyés contre le comptoir, en train de boire de la bière. Quel curieux caprice de tempérament ! Certains hommes trouvaient leur bonheur à dépenser de bon argent pour offrir de la bière à qui n’en avait cure !

Tandis que je méditais là-dessus, je me souvins que, plusieurs fois, d’autres hommes, par couples, étaient entrés à La Dernière Chance et s’étaient invités réciproquement. Puis, le jour de notre orgie, sur l’Idler, Scotty, le harponneur et moi-même avions cherché au fond de nos poches. Les pièces d’argent et de nickel destinées à l’achat du whisky. Je songeai ensuite à notre code entre gamins : lorsqu’ « un copain offrait à un autre un boulet de canon » ou un morceau de caramel, il comptait bien, quelques jours après, en recevoir l’équivalent ».

Voilà pourquoi Nelson s’était attardé au comptoir. Ayant payé un verre, il attendait que je lui rende sa politesse. Je l’avais laissé payer six fois sans lui offrir une seule tournée. Lui le grand Nelson ! Je me sentis rougir. Je m’assis sur le parapet du quai et enfouis mon visage dans mes mains. La honte me brûlait le cou, m’empourprait les joues et le front. J’ai piqué bien des phares dans ma vie » mais jamais un pareil.

Là, sur ce parapet d’appontement, plongé dans mon infamie, je méditai longtemps et modifiai mes notions sur la valeur de l’argent. Né pauvre, pauvre j’avais vécu. Parfois, j’avais eu faim. Jamais je n’avais eu de jouets ni d’amusements comme les autres enfants. Mes premiers souvenirs de la vie étaient flétris par la gêne. Notre misère était passée à l’état chronique.

À huit ans je portai mon premier petit tricot, un simple tricot de dessous, mais un vrai, acheté dans un magasin. Quand il était sale, il me fallait endosser à nouveau l’horrible linge confectionné à la maison. J’en étais si fier que j’insistais pour le porter sans autre vêtement. Pour la première fois, je me révoltai contre ma mère, au point-de prendre, une crise de nerfs, jusqu’à ce qu’elle me permît de le porter ostensiblement.

Celui qui a connu la faim peut seul apprécier la nourriture à sa juste valeur ; seuls les marins et les habitants du désert savent le prix de l’eau fraîche. Et seul un enfant, avec son imagination, peut être amené à comprendre l’importance des choses dont il a été longtemps privé.

De bonne heure, je découvris que je ne posséderais rien sans me le procurer moi-même. Ma sordide enfance développa en moi des sentiments mesquins. Mes premiers biens furent des images, des réclames et des albums de photographies comme on en trouve dans les boîtes de cigarettes. Je ne pouvais disposer de mes gains ; aussi, pour acquérir ces trésors, devais-je vendre des journaux en supplément. Je trafiquais avec les autres garçons les images que j’avais en double et, comme je circulais dans tous les coins de la ville, les occasions ne me manquaient pas de pratiquer ce petit commerce.

Avant peu, j’eus complété les séries lancées par tous les fabricants de cigarettes — telles que : Grands chevaux de course, Beautés parisiennes, Femmes de tous les pays, Drapeaux de toutes les nations. Artistes célèbres, Champions de boxe, etc… Et je possédais chaque série sous les trois formes : la carte enclose dans le paquet de cigarettes, l’affiche et l’album.

Ensuite, je me mis à thésauriser les séries en double, ainsi que les albums. Je négociais d’autres objets que les gosses apprécient et que d’ordinaire ils achètent avec l’argent reçu de leurs parents. Naturellement, n’ayant jamais reçu d’argent pour acheter la moindre chose, je possédais, plus qu’aucun d’eux, le sens méticuleux des valeurs. Je troquais des timbre-poste, des minéraux, des curiosités, des œufs d’oiseaux, des billes (entre autres une magnifique collection d’agates dont je n’avais jamais vu la pareille entre les mains d’autres garçons et le clou de la collection consistait en une poignée de billes en marbre, valant au moins trois dollars, que je gardais comme garantie de vingts cents prêtés à un petit commissionnaire qui fut envoyé en maison de correction avant d’avoir pu racheter sa dette).

Je faisais commerce de tout ce qui est imaginable, j’échangeais mes articles une douzaine de fois, jusqu’à ce qu’ils eussent atteint une réelle valeur. J’étais renommé comme trafiquant, et célèbre pour ma ladrerie. J’en arrivais à faire verser des larmes à un fripier, quand nous avions affaire ensemble. Les autres gamins m’appelaient chez eux pour me confier la vente de leurs collections de bouteilles, de chiffons, de ferraille, de graines, de sacs de jute, de bidons à pétrole de cinq litres — oui, et ils me réservaient une commission pour ma peine.

Tel était le gosse, économe jusqu’à l’avarice, accoutumé à travailler comme un esclave à la machine pour dix cents par heure, qui restait assis sur le parapet et approfondissait cette question de bière à cinq cents le verre, disparu en un clin d’œil, sans la moindre compensation tangible.

Je me trouvais maintenant au milieu d’hommes que j’admirais et j’étais fier de leur compagnie. Ma lésinerie et mon épargne m’avaient-elles jamais procuré l’équivalent d’une des émotions ressenties depuis le jour où je faisais partie de la bande des maraudeurs d’huîtres ? Alors, qu’est-ce qui valait le mieux, de l’argent ou des émotions ?

Que représentaient pour ces aventuriers une ou plusieurs pièces de nickel ? Ils avaient un mépris si superbe de l’argent qu’ils n’hésitaient pas à inviter huit camarades pour boire du whisky à dix cents le verre, témoin French Frank. Mieux encore : Nelson venait de dépenser soixante cents de bière, rien que pour nous deux.

Que choisir ? Je saisissais la gravité de la décision que j’allais prendre. J’avais à opter entre l’argent et les hommes, entre la ladrerie et le romanesque. De deux choses l’une ; ou bien jeter par-dessus bord toutes mes vieilles conceptions sur la valeur de l’argent et ne plus songer qu’à lancer celui-ci par les fenêtres ; ou alors renoncer à la camaraderie de ces joyeux drilles qu’un caprice singulier attirait vers les boissons fortes.

Je rebroussai chemin jusqu’à La Dernière Chance, et je vis Nelson, toujours sur le pas de la porte.

— Allons prendre un bock ! lui dis-je.

De nouveau, nous nous trouvâmes devant le comptoir. Nous nous mîmes à boire et la conversation reprit. Cette fois, ce fut moi qui payai dix cents ! Dix cents ! Une heure entière de mon labeur à la machine pour un breuvage que je ne désirais nullement et dont le goût me parut immonde !

Après tout ce n’était pas difficile. J’avais réalisé un concept. L’argent ne comptait plus : seule importait la camaraderie.

— On remet ça ? demandai-je ;

Nous en avalâmes un deuxième et je payai. Avec la sagesse d’un buveur expérimenté, Nelson dit au tenancier :

— Un petit pour moi, Johnny.

Johnny acquiesça de la tête et lui donna un verre qui contenait seulement le tiers de ceux que nous avions bus. Pourtant j’eus à payer le même prix : cinq cents !

À ce moment-là, j’étais déjà pas mal éméché, et je ne ressentis guère cette extravagance. En outre, je m’instruisais. La quantité était d’importance secondaire dans cet achat de boissons : à un moment donné la bière ne comptait plus du tout, seul subsistait l’esprit de cordialité. Autre chose : moi aussi, je pouvais commander de petits verres et diminuer de deux tiers la détestable cargaison que m’imposait l’amitié.

— J’ai dû aller à bord chercher de l’argent, observai-je comme par hasard, tandis que nous buvions, espérant que Nelson accepterait cette excuse de l’avoir mis à contribution six fois de suite tout à l’heure.

— Ce n’était vraiment pas la peine, répondit-il. Johnny a confiance dans un type comme toi. Pas, Johnny ?

— Parbleu ! acquiesça Johnny avec un sourire.

— À propos, où en est arrête ton compte avec moi ? demanda Nelson.

Johnny sortit un livre placé derrière le comptoir, trouva la page réservée à Nelson et ajouta quelques dollars au débit. Aussitôt naquit en moi l’envie d’avoir aussi une page dans ce livre. Cela me semblait le suprême insigne qui pût m’être confère.

Après deux autres tournées que j’insistai pour régler, Nelson donna le signal du départ. Nous nous séparâmes en vrais copains. Je redescendis d’un pas incertain le quai, jusqu’au Razzle-Dazzle. L’Araignée était en train de, préparer le feu pour le souper.

— Où as-tu pris ça ? ricana-t-il en me regardant à travers le capot entr’ouvert.

— Oh ! j’ai été avec Nelson, répondis-je négligemment, essayant de dissimuler mon orgueil.

Alors il me revint une idée. J’avais encore affaire à un de ces lascars. Puisque j’avais formulé mon concept, pourquoi ne pas l’appliquer jusqu’au bout ?

— Viens prendre un verre chez Johnny, lui dis-je.

En remontant, le quai, nous croisâmes le Peigne. C’était l’associé, de Nelson, un superbe gars de trente ans, brave et moustachu, tout l’opposé, en somme, d’un « mollusque ». Je l’interpellai :

— Viens-tu avec nous ? C’est ma tournée.

Comme nous entrions au bar de La Dernière Chance, je vis Pat, le frère de la Reine, qui en sortait.

— Où te sauves-tu ? lui dis-je en manière de salutation. Nous allons boire un coup. Sois des nôtres.

— Je viens d’en prendre, répondit-il en hésitant.

— Et après ? Nous en prenons un autre, répliquai-je.

Pat consentit à se joindre à nous. Grâce à quelques verres de bière, je réussis à gagner ses bonnes grâces. Oh ! j’apprenais à connaître John Barleycorn cet après midi-là. Il compensait par d’autres avantages le mauvais goût qu’il vous laissait aux lèvres. Voyez donc ! Pour l’absurde somme de dix cents, il vous transformait en ami dévoué un individu mélancolique et grincheux qui menaçait de se changer en ennemi. Pat devint même enjoué, son expression se fit aimable et nos deux voix s’adoucirent pour parler du port et des bancs d’huîtres.

— Un petit pour moi, Johnny, dis-je lorsque les autres eurent commandé leurs gobelets. Je prononçai ces paroles comme un buveur consommé, négligemment, comme au hasard d’une idée soudaine. Je suis persuadé à présent que John Heinhold, de tous les individus réunis là, fut le seul à deviner que j’étais un novice au comptoir.

J’entendis l’Araignée demander confidentiellement à Johnny :

— Où a-t-il pris ça ?

— Oh ! il a siroté, ici toute l’après-midi, avec Nelson, répondit Johnny.

Je feignis de ne pas avoir entendu ces paroles, mais quelle fierté j’éprouvais ! Eh bien ! oui. Même le tavernier ajoutait à ma réputation d’homme. Il a siroté ici toute l’après-midi, avec Nelson. Mots magiques ! L’accolade donnée par un tavernier avec le verre en main !

Je me rappelai que French Frank avait régalé Johnny le jour de l’achat du Razzle-Dazzle, Les verres pétaient remplis et nous nous préparions à boire.

— Sens-toi aussi, Johnny, dis-je avec l’air d’avoir jusque là différé mon intention, trop absorbé que j’étais par ma conversation intéressante avec le Peigne et Pat.

Johnny me jeta un coup d’œil vif et pénétrant. Il, devinait, j’en suis sûr, les pas de géant que je faisais dans mon éducation. Il prit la bouteille de whisky qu’il mettait de côté pour lui et s’en versa. Ce geste réveilla pour une seconde mes sentiments d’épargne. Il s’était offert une consommation de dix cents, alors que tous nous en buvions à cinq cents ! Mais je repoussai immédiatement ce malaise, tant il me parut mesquin à la lueur de nouvelles conceptions, et je ne me trahis pas.

— Le mieux est de porter tout cela sur ton bouquin, dis-je à Johnny quand nous eûmes fini.

Et j’eus la satisfaction de voir une page blanche réservée à mon nom, puis une somme inscrite au crayon pour une tournée s’élevant à trente cents. Et j’entrevis, comme dans un nuage d’or, des jours à venir où cette page serait bien noircie puis barrée et noircie à nouveau.

J’offris une deuxième tournée. À ma stupéfaction, Johnny se racheta de cette affaire de sa rasade à dix cents la bouteille, derrière son comptoir, il nous offrit à tous un verre. J’en conclus qu’il s’était fort bien acquitté arithmétiquement envers moi.

Quand nous fûmes dehors, l’Araignée suggéra :

— Si nous allions faire un tour à la Maison de Saint-Louis ?

Pat, qui avait déchargé du charbon toute la journée, regagnait ses pénates, et le Peigne retournait à bord pour cuire le souper.

L’Araignée et moi nous nous dirigeâme vers la Maison de Saint-Louis. C’était ma première visite. J’entrai dans une immense salle où étaient assemblés une cinquantaine d’hommes pour la plupart des caboteurs. J’y rencontrai Soup Kennedey, pour la deuxième fois, et Bill Kelley. Bientôt Smith, de l’Annie — l’homme aux revolvers à la ceinture — entra indolemment. Nelson fit aussi son apparition. J’en vis d’autres encore, y compris les frères Vigy, patrons de l’établissement, et surtout Joe l’Oie, un type aux yeux mauvais, au nez tordu, avec une veste à fleurs, qui jouait de l’harmonica comme un ange tapageur et larmoyait les sentimentalités les plus atroces que l’on pût concevoir et admirer, même parmi les gens du port d’Oakland.

Tandis que je payais les tournées — les autres n’étaient pas en reste — une pensée vacillait dans mon esprit : Mammy Jenny allait recevoir un maigre acompte sur l’argent qu’avait gagné, cette semaine-là, le Razzle-Dazzle. « Mais qu’importe ? » pensai-je ensuite, ou plutôt John Baylercorn s’en chargea pour moi. « Tu es un homme et tu fais la connaissance d’autres hommes. Mammy Jennie n’est pas si pressée que tu le crois de toucher cet argent. Elle ne meurt pas de faim, tu le sais bien. Elle a un compte en banque. Laisse-la attendre, tu la rembourseras petit à petit. »

Voilà comment un nouveau trait de John Barleycorn me fut révélé. Il proscrit toute moralité : une mauvaise action, impossible à jeun, devient la chose la plus facile du monde dès qu’on a un verre dans le nez, paraît, en fait, la seule chose faisable ; car l’interdiction de John Barleycorn se dresse comme un mur entre nos désirs immédiate et la moralité depuis longtemps apprise.

Je refoulai le souvenir de ma dette envers Mammy Jannie et continuai à me faire des relations en me délestant de ces sommes insignifiantes et au prix de tintements d’oreilles qui commençaient à devenir fort désagréables.

J’ignore qui me ramena à bord et me coucha cette nuit-là, mais j’ai tout lieu de supposer que ce fut l’Araignée.

CHAPITRE X

Le « Vieux Griffeur »

Voilà comment j’obtins mes brevets de capacité.

Ma situation dans le monde maritime et mes relations avec les pilleurs d’huitres prirent aussitôt une excellente tournure. On me considéra dès lors comme un bon garçon qui n’a pas froid aux yeux. Et je dois avouer que, depuis le jour où, assis sur le parapet du quai d’Oakland, j’avais réussi à dégager ce fameux concept, jamais plus je ne me souciai des questions d’argent. Personne, à dater de cette époque ne m’a regardé comme un avare, ma prodigalité constitué même une source d’inquiétudes et d’ennuis pour ceux qui me commissent.

Je brisai si complètement avec mon passé de mesquinerie que j’écrivis à ma mère pour la prier de réunir les gosses du voisinage et de leur distribuer toutes mes collections. Je ne demandai même pas entre quelles mains elles étaient tombées. J’étais un homme, à présent, et je voulais faire table rase de tout ce qui me liait à mon enfance.

Ma renommée grandissait. Lorsqu’on se raconta, à la ronde, comment French Frank avait tenté de me couler avec sa goélette, comment je m’étais tenu sur le pont du Razzle-Dazzle, le menaçant d’un fusil à deux coups tout armé, manœuvrant mon bateau à l’aide de mes pieds et le maintenant en ligne droite, comment, enfin, je l’obligeai à donner un coup de barre et à s’écarter de ma route, tous les gens du port déclarèrent qu’il y avait de l’étoffe en moi. Je continuai à leur montrer de quel drap j’étais fait. Certains jours je rentrais avec le Razzle-Dazzle chargé à lui seul de plus d’huîtres que toutes autres embarcations à deux hommes. Une fois, nous avions poussé notre incursion jusque dans la baie inférieure, et mon bateau était le seul qui fût revenu dès l’aube au mouillage de l’île des Asperges. Certain jeudi nous fîmes une course de nuit pour arriver au marché ; le Razzle-Dazzle, bien qu’ayant perdu son gouvernail, arriva le premier de la flotte, et c’est moi qui écumai le meilleur de la vente, le vendredi matin. Enfin, il y eut la fois où je ramenai mon bateau de la baie supérieure avec un simple foc, parce que Scotty avait mis le feu à ma grande voile. Oui, c’était le Scotty de l’aventure de l’Idler. L’Irlandais avait succédé à l’Araignée, et Scotty, arrivant sur ces entrefaites, avait pris la place de l’Irlandais.

Cependant mes exploits sur l’eau comptaient peu. Ce qui couronna le tout et me fit mériter le titre de « Prince des Pilleurs d’Huîtres », c’est qu’une fois à terre je me montrais bon garçon et payais des verres comme un homme. J’étais loin de m’imaginer alors qu’un temps viendrait où les gens du port d’Oakland, qui tout d’abord m’avaient effrayé, seraient à leur tour scandalisés et inquiétés par mes farces démoniaques.

La vie et l’alcool ne faisaient qu’un. Les cabarets sont les clubs des pauvres, lieux de réunion de véritables congrégations. Nous nous y donnions rendez-vous, nous y célébrions nos bonnes fortunes et nous y déplorions nos peines. C’est là que nous faisions connaissance.

Pourrais-je oublier cet après-midi où je rencontra le Vieux Griffeur, le père de Nelson ? C’était à « La Dernière Chance ». Johnny Heinhold fit les présentations. Le vieux était déjà remarquable par le simple fait d’être le père de Nelson. Mais il y avait autre chose en lui. Il était patron d’une gabare à fond plat appelée l’Annie Mine, et quelque jour je pouvais bien partir avec lui comme matelot. Mieux encore : il ressemblait à un personnage de roman, avec ses yeux bleus, sa tignasse fauve, ses os rudes de Viking. Maigre son âge, il avait un corps puissant et des muscles d’acier. Et il avait bourlingué sur toutes les mers, dans des navires de toute nationalité, aux époques de navigation primitive. J’avais entendu raconter d’étranges histoires à son sujet, et je l’admirais à distance. Il fallut le bar pour nous rapprocher. Même alors, notre connaissance eût pu se borner à une simple poignée de mains et à un mot — c’était vieux type laconique — n’eût été la boisson.

— Prenez un verre, dis-je vivement, après la pause que je considérais comme de bon ton selon l’étiquette des buveurs.

Tandis que nous vidions nos chopes, que j’avais payées, il devait naturellement causer avec moi. Johnny, en bistro bien stylé, plaça à propos quelques mots qui nous suggéraient des sujets de conversation d’intérêt mutuel. Et, après avoir bu ma tournée, le capitaine Nelson m’en offrir une autre, ce qui prolongea notre bavardage. Johnny nous abandonna pour d’autres clients.

Plus nous absorbions de liquide, plus le capitaine Nelson et moi devenions amis. Il trouvait un auditeur attentif qui, grâce à ses lectures, en connaissait déjà long sur l’existence de matelot qu’il avait vécue.

Il se reporta à ses jours de fougueuse jeunesse et me gratifia de curieuses anecdotes. La bière ne cessait de couler, tournée après tournée, pendant, tout ce bel après-midi d’été. C’est encore à John Barleycorn que j’étais redevable de cette longue causerie avec le vieux loup de mer.

Johnny Heinhold se pencha sur le comptoir pour m’avertir discrètement que je commençais à m’émoustiller, et me conseilla de me modérer. Mais, tant que je voyais le capitaine Nelson absorber de grands verres, mon orgueil m’interdisait de demander autre chose. Lorsqu’il se décida enfin à en commander de petits, — et pas avant, — je suivis le mouvement.

Oh ! quand vint le moment des adieux, ils furent touchants, car j’étais ivre. Mais j’avais la satisfaction de voir que le Vieux Griffeur ne l’était pas moins que moi Et seule ma jeune modestie se refusa à admettre qu’il le fût encore plus.

Quelques jours après, l’Araignée, Pat, le Peigne, Johnny Heinhold et d’autres encore, me rapportèrent que le Vieux Griffeur m’avait dans sa manche et ne tarissait pas d’éloges sur mon compte. La chose était d’autant plus remarquable qu’on le connaissait pour un vieux bougre sauvage et querelleur, qui n’aimait personne. C’est à la suite d’un de ses tours de Berserker, lors d’une bataille avec un adversaire dont il avait labouré la face avec ses ongles, qu’on l’avait surnommé » le « Vieux Griffeur ». Si j’entrai dans ses bonnes grâces, j’en suis encore redevable à John Barleycorn.

J’ai simplement voulu montrer, par ce qui précède, comment celui-ci met en jeu tout l’attirail de charmes, séductions et bons offices dont il dispose pour s’attacher ses partisans.

CHAPITRE XI

Le Vol du canot de pêche


Cependant aucun goût pour l’alcool ne naissait encore en moi, et mon organisme ne réclamait pas cet ingrédient chimique. Des années d’ivrognerie n’étaient pas parvenues à m’en inculquer le désir. Boire était un des modes de l’existence que je menais, une habitude des hommes avec oui j’étais mêlé. Lorsque je partais en croisière sur la baie, je n’emportais aucun spiritueux ; au large, jamais l’envie de la boisson ne me tourmentait. Mais, une fois le Razzle-Dazzle à quai, et dès que je pénétrais dans ces lieux de réunion qui bordent la côte, où l’alcool coulait à flots, l’idée s’implantait chez moi que l’offrande et l’acceptation mutuelles de liquides constituaient un devoir social.

Parfois, lorsque mon bateau était amarre à quai ou mouillé de l’autre côté de l’estuaire, sur le banc de sable, la Reine, sa sœur, son frère Pat et Mrs Hadley venaient à bord. En ma qualité d’hôte, je ne pouvais offrir l’hospitalité que sous la forme admise par mes invités. Je dépêchais l’Araignée, l’Irlandais ou Scotty, ou qui conque composait mon équipage, avec le bidon pour la bière ou la dame-jeanne pour le vin rouge.

Il arrivait aussi, par certains jours embrumés, quand je me trouvais à quai en train de vendre mes huîtres, que d’énormes policemen ou des mouchards en civil montaient à bord du Razzle-Dazzle. Vivant dans la crainte constante des policiers, nous nous empressions d’ouvrir des huitres pour les offrir aux intrus, avec un jet de sauce au poivre, et nous envoyions quelqu’un remplir notre cruche de bière ou chercher du tord-boyaux en bouteille.

J’avais beau lever le coude, je ne parvenais pas à aimer John Barleycorn. Je le prisais fort pour les gens avec qui il frayait, mais je détestais son goût particulier. Pendant toute cette époque, je m’efforçais de paraître un homme parmi les hommes, tout en caressant le désir inavouable de sucer des sucreries. Je serais mort plutôt que de le laisser deviner. Les nuits où je savais que mon équipage allait dormir en ville, je m’octroyais une vraie débauche. Je filais jusqu’à la bibliothèque gratuite, j’échangeais mes livres, j’achetais pour vingt-cinq cents de bonbons de toutes sortes qui se mâchaient et duraient dans la bouche, puis, regagnant le Razzle-Dazzle, je m’enfermais dans ma cabine. Je me couchais et restais étendu de longues heures béates à lire et mastiquer mes friandises. Et c’étaient les seuls moments où j’avais conscience d’en avoir pour mon argent. Des dollars et des dollars gaspillés sur le zinc ne pouvaient me procurer la même joie que ces vingt-cinq cents dépensés chez un confiseur.

À mesure que je m’adonnais à l’alcool, je me confirmais dans l’opinion que les minutes les plus brillantes de la vie survenaient immanquablement au cours de ces débauches. Les saouleries restaient toujours mémorables. Elles enfantaient des événements extraordinaires. Des hommes tels que Joe l’Oie s’en servaient comme points de repère pour dater leur existence. Tous les caboteurs attendaient avec impatience leur noce du samedi. Nous autres, pilleurs d’huîtres, nous ne commencions vraiment notre bordée qu’une fois nos marchandises vendues ; cependant quelques verres, glanés çà et là, et la rencontre fortuite d’un ami précipitaient par fois la cuite.

Aussi bien ces cuites inattendues étaient les meilleures, car elles provoquaient des incidents plus bizarres et plus captivants encore, témoin ce dimanche où Nelson, French Frank et le capitaine Spink dépossédèrent Whisky Bob et Nicky le Grec d’un canot pour la pêche au saumon qu’eux-mêmes avaient volé. Des changements s’étaient produits dans les équipages de pilleurs d’huîtres. Nelson s’était battu avec Bill Kelley, à bord de l’Annie, et avait la main trouée d’une balle ; il s’était également querellé avec Le Peigne et avait rompu leur association. Le bras en écharpe, il avait mis le Reindeer à la voile, en compagnie de deux marins de haute mer ; ceux-ci furent tellement épouvantés par ses frénésies qu’ils ne tardèrent pas à le lâcher. Une fois à terre, ils répandirent sur sa témérité de telles histoires que personne du port ne voulait plus sortir avec lui.

Le Reindeer, sans équipage, restait donc ancré de l’autre côté de l’estuaire, sur le banc de sable. À proximité était mouillé le Razzle-Dazzle, avec son grand brûlé, et Scotty et moi à bord. Whisky Bob, maintenant brouillé avec French Frank, était parti pour faire une incursion en amont du fleuve, sous les ordres de Nicky le Grec.

Ils ramenèrent un canot de pêche neuf, venant de la Rivière Colombie, raflé à un pêcheur italien. Dans son enquête pour découvrir le voleur, l’Italien visite tous les pilleurs d’huîtres sans exception. Nous autres, nous étions convaincus, par ce que nous savions de leurs faits et gestes, que Whisky Bob et Nicky le Grec étaient les coupable. Mais où diable se trouvait le canot ? Des centaines de pêcheurs italiens et grecs avaient remonté le fleuve et descendu la baie, et fouillé en vain les moindres coins et recoins.

Lorsque le propriétaire, en désespoir de cause, offrit une récompense de cinquante dollars, notre intérêt s’accrut et le mystère s’épaissit.

Un dimanche matin, je reçus la visite du vieux capitaine Spink, qui désirait s’entretenir avec moi sous le sceau du secret. Il venait de pêcher dans son canot sur la vieille cale d’Alameda.

À marée descendante, il avait remarqué, sous l’eau, un cordage attaché à un pieu et incliné vers le fond. En vain Spink avait essayé de ramener à la surface l’objet accroché à l’autre bout. Un peu plus loin, à un deuxième pieu, se trouvait un autre cordage pareillement disposé, qu’il ne parvint pas davantage à hisser. Sans doute il s’agissait du canot de pêche au saumon.

— Si nous le rendions à son légitime propriétaire, ajouta-t-il, il y aurait cinquante dollars à partager.

Mais je professais à cette époque d’étranges notions sur l’honneur entre filous ; aussi je refusai de me mêler en quoi que ce soit à cette affaire.

D’autre part, French Frank s’était querellé avec Whisky Bob et ne s’entendait pas non plus avec Nelson. (Pauvre Whisky Bob ! C’était un être sans méchanceté, un caractère excellent et généreux. Né faible, élevé dans la pauvreté, incapable de résister aux exigences de son organisme pour l’alcool, il poursuivait encore sa carrière de pirate de la baie, quand son cadavre fut repêché, au bout de quelques jours, près du quai d’un bassin où il était tombé criblé de balles.)

Une heure ne s’était pas écoulée depuis mon refus d’accepter les propositions du capitaine Spink, que je vis celui-ci descendre jusqu’à l’estuaire, à bord du Reindeer avec Nelson. French Frank partait, de son côté, sur sa goélette.

Peu après, les deux embarcations remontaient l’estuaire, suivant des parallèles étrangement voisines. Comme elles se dirigeaient droit sur le banc de sable, on put bientôt apercevoir le canot submergé, dont les plats bords affleuraient la surface, suspendu par des cordes à la goélette et au sloop. La marée était à moitié basse. Ils s’avancèrent carrément sur le sable, et échouèrent leurs bateaux en ligne, le canot de pêche entre les deux.

Aussitôt, Hans, un des matelots de French Frank, sauta dans un canot et fila à toute allure vers la rive nord. Une grosse dame-jeanne à l’arrière expliquait le motif de sa course. Ces hommes ne pouvaient différer d’un instant leur hâte à fêter les cinquante dollars si facilement gagnés.

Ainsi procèdent les fidèles de John Barleycorn. Quand la fortune leur sourit, ils boivent. Si elle leur fait grise mine, ils boivent dans l’espoir d’un de ses retours. Est-elle adverse ? Ils boivent pour l’oublier. Ils boivent dès qu’ils rencontrent un ami ; de même s’ils se querellent avec lui ou perdent son affection. Sont-ils heureux en amour, ils désirent boire pour augmenter leur bonheur. Trahis par leur belle, ils boiront encore pour noyer leur chagrin. Désœuvrés, ils prennent un verre, persuadés qu’en augmentant suffisamment la dose les idées se mettront à grouiller dans leur cervelle, et ils ne sauront plus où donner de la tête. Dégrisés, ils veulent boire ; ivres, ils n’en ont jamais assez.

On ne manqua pas de nous convier à la beuverie, Scotty et moi, les inséparables du port. Nous contribuâmes à arrondir le trou pratiqué dans ces cinquante dollars, que personne n’avait touchés encore. Cet après-midi d’un dimanche tout ce qu’il y a de plus ordinaire devint une orgie somptueuse et noyée dans la pourpre. Tout le monde parlait, chantait, déclamait et se glorifiait à la fois. Et sans cesse, French Frank et Nelson faisaient circuler les verres.

Nous étions en pleine vue du port d’Oakland et notre vacarme attira des amis. Les canots, l’un après l’autre, traversaient l’estuaire et abordaient sur le banc de sable. Le rôle le plus ardu échut à Hans, obligé de ramer sans relâche, en quête de liquides.

Sur ces entrefaites arrivèrent Whisky Bob et Nicky le Grec. Ils n’étaient pas ivres, eux, et ils s’indignèrent de voir leur plan ainsi déjoué par des camarades en piraterie. French Frank, assisté de John Barleycorn, prôna hypocritement la cause de la vertu et de l’honnêteté ; bientôt, malgré ses cinquante ans, il provoqua Whisky Bob sur le sable, et se mit en de voir de l’étriller. Comme Nicky le Grec, armé d’une pelle à manche court, accourait à l’aide de Whisky Bob, Hans lui régla son compte en un tour de main. Et, quand les carcasses endommagées de Bob et de Nicky furent arrimées dans leur canot, il va de soi qu’on célébra ce dénouement par de nouvelles rasades.

Pendant ce temps les visiteurs avaient afflué, en un méli-mélo de nationalités et de tempéraments, tous stimulés par John Barleycorn, et libérés de la moindre retenue.

Les anciennes querelles, les haines à demi éteintes se ranimaient. Un vent de bataille soufflait dans l’air. Chaque fois qu’un caboteur se rappelait quelque grief contre un matelot de goélette, ou vice-versa, chaque fois qu’un pilleur d’huîtres ruminait en lui-même ou rallumait chez autrui une vieille rancune, un poing se tendait et donnait le signal d’une autre rixe. Toutes finissaient par une nouvelle tournée générale, et les combattants, soutenus et encouragés par La foule, s’embrassaient et se juraient une amitié éternelle.

Soup Kennedy choisit précisément cet instant pour venir reprendre une de ses vieilles chemises oubliées à bord du Reindeer lors de son voyage en compagnie du Peigne. Il avait pris le parti de celui-ci dans sa querelle avec Nelson. En outre, il venait de boire à la maison Saint-Louis, et c’est bien John Barleycorn qui l’amenait au banc de sable, à la recherche de sa liquette.

Après un bref échange de paroles, Soup Kennedy s’empoigna avec Nelson dans le poste du Reindeer ; au cours de la mêlée, il faillit avoir la cervelle fracassée par une barre de fer que brandissait French Frank. furieux de voir un homme possédant l’usage de ses deux bras en attaquer un autre dont une main était invalide. (Si le Reindeer flotte toujours, la marque de la barre de fer doit subsister dans la lisse en bois dur de son poste.)

Mais Nelson retira de l’écharpe sa main trouée d’une balle : tandis que nous le retenions, il hurlait en pleurant, sur sa foi de Bereker, qu’il viendrait à bout de Soup Kennedy avec une seule main. Nous les laissâmes se débrouiller sur le sable. À un moment où Nelson semblait avoir le des sous, French Frank et John Barleycorn, mauvais joueurs, intervinrent sournoisement dans la lutte ; aussitôt Scotty protesta et essaya d’atteindre French Frank, celui-ci fit volte-face et lui tomba dessus et, l’ayant fixé dans un corps-à-corps après une glissade de vingt pieds sur le sable commença à le marteler de coups de poings. Comme nous essayions de les séparer, une demi-douzaine de batailles particulières s’engagèrent entre nous.

Elles prirent fin de façon ou d’autre. Nous séparâmes mes combattants les plus enragés en leur offrant à boire. Cependant Nelson et Soup Kennedy continuaient à se colleter. De temps en temps, nous reformions le cercle autour d’eux, et, les voyant épuisés, sur le sable, incapables de frapper un autre coup, nous leur donnions des avis de ce genre : « Lance-lui du sable dans les yeux ! » Ils suivaient notre conseil, puis, reprenant des forces, s’empoignaient de nouveau. La bataille dura jusqu’à qu’à l’épuisement des adversaires.

Après toute cette description de scènes viles ridicules et bestiales, essayez de vous imaginer ce qu’elles signifiaient pour un enfant de seize ans à peine, consumé par le désir des aventures, la tête farcie d’histoires de boucaniers, de pilleurs d’épaves, de villes mises à sac, de rencontres à main armée, et surexcité par la drogue absorbée. J’avais devant moi la vie brutale et nue, sauvage et libre, la seule à laquelle ma naissance me permettait d’atteindre.

Bien plus : cette scène renfermait une promesse. Ce n’était qu’un début. Du banc de sable, la route menait, par la Porte d’Or, à l’immense aventure du monde, où se livraient des batailles non plus pour de vieilles chemises ou des canots de pêche volés, mais pour des desseins élevés et romanesques.

Finalement, comme je reprochais à Scotty de s’être laissé régler son compte par un vieux comme French Frank, nous nous disputâmes, ce qui redoubla encore la gaîté de la fête. Scotty abandonna ses fonctions d’équipage et disparut dans l’obscurité avec une paire de mes couvertures.

Or, pendant la nuit, tandis que les pilleurs d’huîtres étaient vautrés, abrutis, sur leurs couchettes, la goélette et le Reindeer flottèrent tout naturellement à ma rée haute et virèrent sur leurs ancres. Le canot de pêche, toujours rempli de pierres et d’eau, restait au fond.

De bonne heure, le lendemain, j’entendis des cris sauvages provenant du Reindeer, et je dégringolai de ma couchette, dans l’aube grise et froide, pour assister à un spectacle qui fit rire tout le port pendant plusieurs jours. Le magnifique canot de pêche au saumon gisait à même le sable, aplati comme une galette, et sur lui étaient perchés la goélette de French Frank et le Reindeer. Malheureusement, deux planches du Reindeer avaient été en foncées par la puissante étrave de chêne du canot. La marée montante s’était introduite par la brèche et venait d’éveiller Nelson en s’insinuant dans sa couchette. Je prêtai la main pour pomper l’eau du Reindeer la main et réparer les avaries.

Ensuite Nelson fit cuire le déjeuner et, tout en mangeant, nous examinâmes la situation. Il était sans le sou. Moi aussi. Il ne fallait plus escompter la récompense de cinquante dollars pour ce misérable tas de débris écrasés sur le sable. Nelson avait une main blessée et plus d’équipage. Moi j’avais ma grand’voile brûlée et pas de second.

— Si on partait ensemble, toi et moi ? demanda Nelson.

Je répondis :

— Je suis ton homme.

Et voilà comment je devins l’associé du Jeune Griffeur, Nelson, le plus farouche, le plus fou de la bande. Nous empruntâmes à Johnny Heinhold l’argent nécessaire pour une provision de vivres, nous emplîmes nos barils d’eau douce et cinglâmes le jour même vers les bancs d’huîtres.

CHAPITRE XII

Une farce macabre de John Barleycorn


Je n’ai jamais regretté ces mois de diabolique folie passés avec Nelson. Au moins, lui savait naviguer, bien qu’il effrayât tous ceux qui s’aventuraient à l’accompagner en mer. Le gouvernail en mains, il se plaisait à frôler la mort à chaque instant.

Il mettait son orgueil à accomplir ce que nul n’osait tenter. Sa manie était de ne jamais prendre un ris, et pendant tout le temps que je restai avec lui, que le vent soufflât en brise ou en tempête, pas un ris ne fut pris à bord du Reindeer. De même, il ne fut jamais à sec de toile. Nous naviguions toujours sous voile et toutes voiles dehors. Et nous abandonnions le front de mer d’Oakland pour élargir notre champ d’aventures

Je suis redevable à John Barleycorn de cette magnifique époque. Mon grief contre lui, c’est qu’en dehors de son intervention il n’existait aucun moyen de participer à cette vie farouche d’aventures pour laquelle j’étais dévoré de désirs. Tous les hommes du métier passaient par là. Si je voulais vivre cette même vie, je devais la vivre à leur manière.

C’est grâce à la boisson que je devins le camarade de Nelson et son associé. Eussé-je bu seulement la bière payée par lui, ou refusé son invitation, il ne m’aurait jamais choisi. Il lui fallait un compagnon avec lequel il pût se mettre sur pied d’égalité, aussi bien au point de vue social qu’au point de vue du travail.

Je me laissai aller à cette vie et me pénétrai de cette fausse conception que je découvrirais le secret de John Barleycorn en m’adonnant aux pires beuveries et, par une série de degrés que pouvait seule supporter une constitution de fer, en atteignant le complet abrutissement et l’inconscience du pourceau.

Je détestais le goût de l’alcool ; aussi le buvais-je dans le seul but de m’enivrer, à ne plus tenir debout et à rouler sous la table. Moi qui, jusqu’alors, économisais en avare, trafiquais comme un vrai Shylock et faisais pleurer de rage les fripiers, moi qui étais resté ahuri le jour où French Frank dépensa d’un seul coup vingt cents de whisky pour huit camarades, je me détachais aujourd’hui de l’argent avec plus de dédain que le plus prodigue d’entre eux.

Je me souviens d’une nuit passée à terre avec Nelson. J’avais en poche cent quatre-vingts dollars. Mon intention était d’abord de m’acheter des vêtements, puis d’aller au bar. Il me fallait absolument des habits ; je portais sur moi ma garde-robe ; elle consistait en une paire de bottes de caoutchouc qui, heureusement, refoulaient l’eau aussi vite Qu’elles l’aspiraient, deux combinaisons à cinquante cents, une chemise de coton de quarante cents et un suroît de pêcheur qui constituait mon uni ; que coiffure. On remarquera que je n’ai compris dans cette liste ni linge de dessous ni chaussettes, pour la bonne raison que je n’en possédais point.

Pour gagner les magasins où je me proposais de me remettre à neuf, nous devions passer devant une douzaine de tavernes. C’est là que je m’arrêtai d’abord, et j’y restai jusqu’au matin. Décavé, empoisonné, mais satisfait tout de même. Il revins à bord et nous mîmes à la voile. Je rapportais sur moi les frusques que j’avais en partant, et pas un cent ne restait des cent quatre-vingts dollars. Il peut paraître invraisemblable à ceux qui n’ont jamais fréquenté de tels milieux, qu’un gamin soit capable de dépenser en boissons une telle somme dans l’espace de vingt-quatre heures. Mais je sais à quoi m’en tenir.

Je n’éprouvais aucun regret. J’étais ne de moi-même. Je leur avais montré quel pouvais me mesurer avec le plus prodige, d’entre eux. Je m’étais révélé un fort parmi les forts. Je venais de confirmer, comme maintes fois déjà, mon droit au titre « prince ». Ma conduite peut s’expliquer en partie comme une réaction contre la gêne et le surmenage de mon enfance. Peut-être aussi ma pensée intime était-elle celle-ci : mieux vaut régner en prince parmi les ivrognes batailleurs que trimer devant une machine douze heures par jour, à dix cents.

Le travail de l’usine n’offre pas d’instants mémorables. Mais, si le fait de dépenser cent quatre-vingts dollars en douze heures ne marque pas une époque empourprée dans la vie d’un homme, je me demande ce qu’on peut faire de mieux.

Je laisse de côté nombre de détails sur mon commerce avec John Barleycorn pendant cette période, et ne mentionnerai que les événements susceptibles d’éclairer ses procédés.

Trois raisons me permettaient de ne pas m’arrêter en si beau chemin : d’abord, une magnifique constitution bien au-dessus de la moyenne ; puis ma vie saine, au grand air du large, et enfin le fait que je buvais irrégulièrement. Sur mer nous n’emportions pas de spiritueux.

L’univers m’ouvrait ses grandes portes. J’avais déjà parcouru plusieurs centaines de milles sur l’eau ; je connaissais des villes, des villages et des hameaux de pêcheurs sur les côtes. Bientôt une voix me conseilla de pousser plus avant mes aventures. Je n’avais pas encore songé que, derrière mon horizon, s’étendait un autre monde ; mais ce que nous en connaissions déjà paraissait trop vaste à Nelson. Il regrettait son bien-aimé Oakland. Aussi, quand il se décida à y retourner, nous nous séparâmes dans les meilleurs termes.

J’établis alors mes quartiers dans la vieille ville de Bénicia, sur le détroit de Carquiñez. Dans un groupe de vénérables arches de pêcheurs amarrées dans les criques du front de mer vivait une foule sympathique d’ivrognes et de vagabonds, auxquels je me joignis. Entre mes parties de pêche au saumon et les raids que j’accomplissais sur la baie et les rivières comme patrouilleur, je jouissais de plus longs loisirs que sur la côte, je buvais davantage et avec plus d’expérience. À quantité égale, je tenais tête à quiconque ; souvent même, j’en prenais plus que ma part.

Un matin, on dégagea ma carcasse inconsciente de l’enchevêtrement de filets à sécher, parmi lesquels je m’étais stupidement et aveuglément empêtré à quatre pattes la nuit précédente. Lorsque j’entendis les gens de la côte en parler en s’esclaffant devant leurs verres, j’éprouvai une vraie fierté de cet exploit.

Il m’arriva de ne pas me dégriser pendant trois semaines de suite. Cette fois-là, je crus bien avoir atteint le pinacle. Sûrement, dans cette direction, on ne pouvait aller plus loin. Le temps était venu pour moi de bifurquer. Ivre ou non, j’entendais toujours, au plus profond de ma conscience, une voix murmurer que ces orgies et ces aventures de la Baie ne représentaient pas toute la vie. Cette voix décida heureusement de mon destin.

J’étais ainsi constitué que je pouvais l’entendre m’appeler, m’appeler sans cesse vers les lointains du monde. Chez moi, ce n’était pas superstition, mais curiosité, désir de savoir, perpétuel tourment de chercher les choses merveilleuses qu’il me semblait avoir entrevues ou devinées. Qu’était la vie, me demandais-je, si elle n’avait rien de plus à m’offrir. Non, il y avait autre chose, là-bas et plus loin encore ! Si l’on veut bien comprendre de quelle manière je devins, beaucoup plus tard, le buveur que je suis actuellement il faut tenir compte de cet appel, de cette promesse de choses cachées au fond de la vie car cette voix devait jouer, un rôle terrible dans les luttes que j’allais entreprendre contre John Barleycorn.

Ce qui précipita ma décision de fuir, c’est un tour qu’il me joua — un tour monstrueux, incroyable, et montrant profondeur inouïe que j’avais déjà atteinte dans la voie de l’intoxication.

Une nuit, vers une heure, après une prodigieuse beuverie, j’essayais de me hisser à bord d’une chaloupe, à l’extrémité du quai, cherchant un coin pour dormir. Les marées se précipitent dans le détroit de Carquiñez comme l’eau dans un moulin, et le reflux battait son plein lorsque je tombai dans le bouillon. Il n’y avait personne sur le quai, personne sur la chaloupe. Je fus tout de suite emporté très loin par le courant, mais je n’éprouvais pas la moindre peur. Au contraire, je trouvais l’aventure délicieuse. J’étais bon nageur et, dans mon état fiévreux, le contact de l’eau me calma comme du linge frais.

John Barleycorn choisit ce moment pour me jouer sa farce diabolique. Je fus obsédé par une soudaine lubie de m’en aller avec la marée. Je n’étais pas d’un tempérament morbide, et jamais la pensée du suicide n’avait pénétré dans mon esprit. Maintenant qu’elle s’y insinuait, je songeais que ce serait l’apothéose glorieuse, Je splendide apogée d’une carrière courte, mais agitée. J’ignorais tout de l’amour d’une vierge, d’une épouse, ou de l’affection des enfants ; je ne m’étais jamais ébattu dans les vastes jardins des délices artistiques, ni élevé aux sommets étoilés de la froide philosophie ; mes yeux ne connaissaient du monde superbe qu’une sur face infinitésimale comme la pointe d'une aiguille. Je croyais que tout s’arrêtait là. Je croyais avoir tout vu, tout vécu, tout éprouvé de ce qui en valait la peine. Et maintenant je décidais qu’il était temps d’en finir.

Telle fut la farce de John Barleycorn. Il se servait de mon imagination pour m’enchaîner et, dans les fumées de l’ivresse, m’entraînait à la mort.

Oh ! il était persuasif ! Je connaissais vraiment tout de la vie, et cela ne pesait pas lourd ! L’ivrognerie immonde dans laquelle je me vautrais depuis des mois en était le nec plus ultra, et je l’appréciais moi-même à sa juste valeur. J’y rattachais un sentiment de dégradation et l’antique conception du péché. Puis défilaient tous les pochards et les fainéants sans le sou que j’avais régalés. Voilà ce qui restait de la vie. Voulais-je leur ressembler Non, mille fois non ! Et je versais douce ment des larmes de tristesse en songeant à ma splendide jeunesse oui s’en alla ; avec le reflux. Qui ne connaît l’ivrogne larmoyant et mélancolique ? On le trouve dans tous les caboulots : s’il ne rencontre personne autre, il vient conter ses chagrins au bistrot, payé pour l’écouter.

L’eau était délicieuse. J’allais mourir en homme. John Barleycorn changea l’air qu’il jouait dans mon cerveau abasourdi Adieu, les larmes et les regrets ! C’était la fin d’un héros, mourant par sa volonté et de ses propres mains. Aussi, j’entonnais à pleins poumons mon chant funèbre, quand tout à coup le gargouillent et le clapotis des remous dans mes oreilles me rappelèrent à la réalité immédiate.

Au-dessous de la ville de Bénicia, où se projette le quai Solano, un élargissement du détroit forme ce que les habitants de la baie nomment « l’anse du chantier Turner ». Je flottais à ce moment-là sur le courant de rivage qui s’engouffrait sous le quai pour se déverser dans l’anse. Je connaissais la force du tourbillon lorsque la marée, dépassant la pointe de l’île de l’Homme-Mort, s’élance droit vers le wharf. Je n’éprouvais nulle envie de traverser ces pilotis. Outre que cela ne me disait rien de bon, je pourrais perdre une heure dans l’anse et retarder d’autant ma fuite avec le reflux.

Je me dévêtis dans l’eau et me mis à [illisible] une coupe énergique pour traverser le courant à angle droit. Je ne m’arrêtai que lorsque je jugeai, d’après les lumières du quai, pouvoir sûrement dépasser la pointe. Alors je fis la planche pour me reposer. Cette manière de nager m’avait fatigué, et je mis quelque temps à reprendre haleine.

J’exultais, car j’avais réussi à éviter l’entonnoir. J’allais reprendre mon chant de mort, simple improvisation d’un gosse affolé par la drogue.

— Ne chante pas encore, me souffla John Barleycorn. Le Solano est en activité toute la nuit. Il y a des cheminots sur le quai. Ils vont t’entendre, venir à ton secours sur un bateau ; et tu sais bien que tu ne veux pas de cela !

Certainement non, je ne désirais pas être sauvé. Comment ? Me laisser frustrer de ma mort héroïque ? Jamais ! Je continuai à nager sur le dos sous la clarté des étoiles, regardant fuir les lueurs familières du quai — rouges, vertes et blanches — et j’envoyai à tout cela un sentimental adieu.

Quand je fus bien dégagé, au beau milieu du chenal, je me remis à chanter. Parfois, j’avançais de quelques brasses, mais la plupart du temps je me contentais de flotter et de me laisser aller à de longues rêveries d’ivrogne. Avant l’aube, la froideur de l’eau et l’écoulement des heures m’avaient suffisamment assagi pour éveiller ma curiosité sur l’endroit du détroit où je me trouvais. Je me demandai également si, avant d’avoir gagné la baie de San-Pablo, je ne serais pas saisi et ramené par le retour de la marée.

Ensuite, je découvris que j’étais éreinté, transi, redevenu tout à fait lucide, et que je ne désirais pas le moins du monde me noyer.

Je discernai la Fonderie Selby sur la Contra Costa et le phare de l’Ile de la Jument. Je commençai à nager vers la rive de Solano, mais j’étais affaibli et engourdi par le froid. J’avançais si peu et au prix de si pénibles efforts que j’abandonnai la partie et me contentai de me maintenir à flot, tirant de temps à autre une brasse pour conserver mon équilibre dans les remous de marée qui augmentaient de violence à la surface de l’eau. Et je connus la crainte. J’étais dégrisé à présent, et la mort ne me souriait plus du tout.

Je découvrais des tas de prétextes pour vivre. Et plus ils affluaient à mon esprit, plus j’entrevoyais l’imminence de ma noyade.

Après quatre heures passées dans l’eau, l’aube me surprit en piteux état dans les remous de flux, au large du feu de l’Ile de la Jument, où les rapides courants venus des détroits de Vallejo, et de Carquiñez se donnaient l’assaut ; à cet instant précis, ils entraient en lutte contre la marée qui fonçait sur eux depuis la baie de San Pablo.

Une brise opiniâtre s’était levée, et les petites vagues brisées se rabattaient obstinément. Je commençais à boire du bouillon. Mon expérience de nageur me disait que j’approchais de la fin.

À ce moment surgit un bateau : celui d’un pêcheur grec qui filait vers Vallejo. Une fois de plus, ma forte’constitution et ma vigueur physique m’avaient arraché aux griffes de John Barleycorn.

Et, en passant, laissez-moi vous dire que ce tour diabolique ne sort nullement de ses habitudes. Une statistique complète de la proportion des suicides dus à l’alcool serait effrayante. Dans le cas d’un jeune homme tel que moi, plein de la joie de vivre, l’idée de se détruire était peu banale, mais il faut tenir compte de son apparition à la suite d’une longue orgie, alors que mes nerfs et mon cerveau étaient abominablement empoisonnés. Le mirage romanesque avait paru délectable à mon imagination surchauffée.

Or, justement, les buveurs plus âgés, plus morbides, plus blasés et plus désillusionnés, qui se suicident, mettent généralement leur projet à exécution après une longue débauche, lorsque leurs nerfs et leurs

cerveaux sont sursaturés de poison.

CHAPITRE XIII

La route des tavernes


Je quittai donc Bénicia, où John Barleycorn avait failli m’avoir, et je parcourus un champ plus vaste à la poursuite de cette voix qui m’appelait du fond de la vie. Tous les chemins que je suivais étaient détrempés d’alcool. Partout les hommes continuaient à s’assembler dans les tavernes. C’étaient les clubs du pauvre, les seuls lieux où j’avais accès. Là, je pouvais nouer des connaissances, entrer et lier conversation avec quiconque. Dans lès villes ou villages inconnus où je vagabondais, je n’avais nul autre refuge : je cessais d’être un étranger dès que j’en avais franchi le seuil.

Ici, permettez-moi une, digression, pour vous narrer des expériences qui remontent seulement à l’année dernière. Un jour, j’attelai quatre chevaux à une petite voiture ; j’emmenai ma femme Charmian, et nous partîmes tous deux pour un voyage de trois mois et demi à travers les régions montagneuses les plus sauvages de Californie et d’Oregon. Tous les matins, j’abat tais régulièrement ma besogne de romancier. Cette tâche accomplie, je filais en voiture pendant toute la matinée et l’après-midi jusqu’à la prochaine halte. Mais l’irrégularité des étapes, jointe aux conditions extrêmement variées de la route, m’obligeait, la veille, à établir un itinéraire ainsi qu’un plan de travail pour la journée suivante. Je devais savoir l’heure de mon départ, afin de commencer à temps pour obtenir mon rendement journalier de production littéraire. Parfois, lorsque le trajet s’annonçait long, je me levais et me mettais au travail dès cinq heures du matin. Les jours où les circonstances étaient plus propices, je ne Page:London - La saoulerie américaine, trad Postif, paru dans L'Œuvre du 1925-11-03 au 1926-01-05.pdf/104 Page:London - La saoulerie américaine, trad Postif, paru dans L'Œuvre du 1925-11-03 au 1926-01-05.pdf/105 Page:London - La saoulerie américaine, trad Postif, paru dans L'Œuvre du 1925-11-03 au 1926-01-05.pdf/106 Page:London - La saoulerie américaine, trad Postif, paru dans L'Œuvre du 1925-11-03 au 1926-01-05.pdf/107 Page:London - La saoulerie américaine, trad Postif, paru dans L'Œuvre du 1925-11-03 au 1926-01-05.pdf/108 Page:London - La saoulerie américaine, trad Postif, paru dans L'Œuvre du 1925-11-03 au 1926-01-05.pdf/109 Page:London - La saoulerie américaine, trad Postif, paru dans L'Œuvre du 1925-11-03 au 1926-01-05.pdf/110 Page:London - La saoulerie américaine, trad Postif, paru dans L'Œuvre du 1925-11-03 au 1926-01-05.pdf/111 Page:London - La saoulerie américaine, trad Postif, paru dans L'Œuvre du 1925-11-03 au 1926-01-05.pdf/112 Page:London - 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La saoulerie américaine, trad Postif, paru dans L'Œuvre du 1925-11-03 au 1926-01-05.pdf/283 que les apparences et les illusions deviennent pour toi l’herbe sur les flots.

En versant le whisky et en le dégustant, je me souviens d’un autre philosophe chinois, Tchouang-Tzeu, qui, quatre siècles avant Jésus-Christ, dénonçait en ces termes la rêverie du monde :

« Qui sait si les morts ne se repentent pas de s’être attachés à la vie ? Ceux qui rêvaient d’un banquet s’éveillent avec tristesse et se lamentent. Ceux qui rêvaient de lamentation et de tristesse s’éveillent pour se joindre à la curée. Tant qu’ils rêvent, ils ne le savent pas. Certains interprètent même le songe auquel ils sont en proie ; c’est seulement en sortant de leur rêve qu’ils le reconnaissent pour tel… Les sots croient être actuellement éveillés et se flattent de savoir s’ils sont réellement princes ou paysans. Confucius et toi, vous êtes des songes ; et moi qui vous le dès j’en suis un moi-même.

« Une nuit, moi, Tchouang-Tzeu, j’ai rêvé que j’étais un papillon voletant de-ci de-là, un vrai papillon papillonnant. Je ne m’appliquais qu’à suivre ma fantaisie papillonne et j’étais inconscient de mon individualité humaine. Soudain, je me réveillai et me retrouvai moi-même, couche sur le dos. Je me demande si j’étais alors un homme rêvant qu’il était papillon, ou si je suis maintenant un papillon rêvant qu’il est homme. »

CHAPITRE XXXVII

Autres mensonges de la vie

— Allons, dit la raison pure, oublions ces rêveurs de l’Asie ancienne. Remplis ton verre, et examinons les parchemins des rêveurs d’hier, de ceux qui ont rêvé sur les tièdes collines qui t’appartiennent.

Je m’absorbe dans le sommaire des titres de propriété du vignoble dénommé To- kay, sur le ranch dit Pétaluma. C’est une liste monotone de noms d’hommes, commençant par un certain Manuel Micheltoreno, un Mexicain jadis « gouverneur, commandant en chef et inspecteur du département des Californies », attribuant au colonel Don Mariano Guadalupe Vallejo dix lieues carrées de terres volées aux Indiens, en récompense des services rendus à son pays et des soldes payées par lui à ses soldats pendant dix années.

Ce témoignage moisi de l’avidité de l’homme pour la terre dégage tout de suite une anxiété de bataille, de lutte hâtive contre lia poussière. Il y a des fideicommis, des hypothèques, des certificats de décharge, des transferts, des jugements, des forclusions, des séquestres, des ordres de vente, des oppositions fiscales, des pétitions de mandats de gestion et des décrets de dévolution. Cette terre assoupie au soleil d’été semble un monstre indomptable, et survit à tous ces hommes qui ont gratté sa surface avant de disparaître.

Qui était ce James King de William, au nom si bizarre ? Le plus vieux des colons de la Vallée de la Lune ne le connaît pas. Pourtant, voilà soixante ans seulement, il prêta à Mariano G. Vallejo une somme de dix-huit mille dollars garantie par certains terrains au nombre desquels se trouvait le futur vignoble qui devait prendre le nom de Tokay. D’où venait Peter O’Connor, et que devint-il, lorsque pour un jour il eut inscrit son nom vulgaire dans ces bois où il n’y avait pas encore de vignes ? A sa suite apparaît Louis Csomortanyi, avec son nom de grimoire, qui revient à plusieurs pages de cette histoire durable du sol.

Puis arrivent les Américains de vieille race, assoiffés par la traversée du désert, ayant franchi l’isthme à dos de mulet ou tenu tête au vent autour du cap Horn. Ils inscrivent leurs noms brefs et oubliés là où des milliers de générations d’Indiens ont été également oubliées — des noms comme Halleck, Hastings, Swett, Tall Denman, Tracy, Grimwood, Carlton, Temple, dont on ne retrouve plus les pareils

aujourd’hui dans la Vallée de la Lune.

CHAPITRE XXXVII

Autres mensonges de la vie (Suite.)

Les noms se multiplient et fulgurent comme des éclairs à chaque tapage de ce document, pour disparaître avec la même rapidité. Et toujours il reste de la place de nouveaux candidats pour s’inscrire sur ce sol persistant. Voici des noms d’hommes dont j’ai vaguement entendu parler sans les avoir jamais connus : Kohler et Frohling — qui construisirent le grand cellier de pierre sur le vignoble appelé Tokay ; mais ils le construisirent sur une hauteur, où les autres viticulteurs refusèrent de hisser leurs récoltes. Aussi Kohler et Frohling perdirent leur terrain. Le tremblement de terre de 1906 renversa le cellier ; et c’est dans ses ruines que j’habite actuellement.

La Motte. Celui-là retourna la terre, planta des vignes et des vergers, entreprit une affaire de pisciculture, construisit une résidence dont le souvenir persiste aujourd’hui, mais, vaincu dans sa lutte avec le sol, il disparut. Sur l’emplacement de ses vergers, de ses vignobles, de sa belle maison et même de ses étangs à poisson, j’ai à mon tour inscrit mon nom en y plantant cinquante mille eucalyptus.

Cooper et Grenlaw. Sur ce qu’on appelle le ranch de la Colline, ils ont laissé deux de leurs morts, « la petite Lillie » et le « petit David », qui reposent dans un bout de terrain entouré d’une palissade. En outre, ils avaient défriché un morceau de forêt vierge, trois champs de quarante ares. J’y ai fait semer des haricots canadiens, et, au printemps prochain, je ferai ressemer la terre pour y enterrer les herbes.

Haska. Figure vague et légendaire de la précédente génération, qui se retira dans la montagne et défricha six acres de brousailles dans la petite vallée qui porte son nom. Il laboura la terre, construisit des murs de pierre et une maison, et planta des pommiers. Et déjà, il est impossible de retrouver l’emplacement de cette maison, et c’est seulement d’après la configuration du paysage qu’on peut deviner l’endroit où était l’enclos. J’ai repris sa place dans la bataille, j’y ai mis des chèvres angoras pour qu’elles dévorent les broussailles qui ont envahi les champs de Haska et étouffé ses pommiers. Ainsi, à mon tour, je gratte la terre, je fournis mon bref effort, et j’ins cris mon nom sur une page de papier timbré ; puis je disparaîtrai et la page jaunira.

— Rêveurs et fantômes, ricane la Raison pure.

— Mais sûrement l’effort n’a pas été tout a fait inutile.

— Il était basé sur une illusion et un mensonge.

— Un mensonge nécessaire à la vie.

— Ce n’en est pas moins un mensonge.

Allons, remplis ton verre et examinons ces blagues nécessaires à la vie oui garnissent ta bibliothèque. Prenons un peu de William James.

— Un homme sain, celui-là. Il ne faut pas lui demander la pierre philosophale, mais il nous fournira quelques points d’attaches solides.

— Du rationalisme accouplé au sentimentalisme. Au terme de toute sa pensée, il reste attaché au sentiment de l’immortalité. Des faits transmués en profession de foi dans l’alambic de l’espérance. La raison produisant comme meilleur fruit sa propre dérision. Du sommet le plus élevé de la raison, James nous apprend qu’il faut cesser de raisonner et avoir confiance que tout est bien et finira pour le mieux — la vieille, très vieille pirouette acrobatique des métaphysiciens qui se mettent à déraisonner très raisonnablement pour échapper au pessimisme résultant de l’exercice honnête mais intransigeant de la raison.

« Cette chair qui est la tienne, est-elle toi-même, ou n’est-ce qu’une chose étrangère que tu possèdes ? Ton corps, qu’est ce que c’est ? Une machine à convertir des stimulations en réactions. Les unes et les autres persistent dans la mémoire et constituent l’expérience. Dans ta conscience, tu es donc ces expériences. Tu es à tout moment ce que tu penses à ce moment. Ton Moi est à la fois sujet et objet ; il affirme certaines choses sur lui-même, et il est ce qu’il affirme. Le penseur est la pensée, le connaisseur est ce qui est connu, le possesseur est la chose possédée.

« Après tout, et tu le sais bien, l’homme est un flux d’états de conscience, un écoulement de pensées passagères, chaque pensée de soi-même constituant un nouveau soi, des milliers de pensées, des milliers de soi, un devenir continuel qui n’est jamais, un feu follet dans une région de fantômes. Mais cela, l’homme ne veut pas l’accepter à propos de lui-même. Il refuse de se soumettre à sa propre disparition. Il ne veut pas passer. Il veut revivre, quitte à mourir dans ce but.

« Il mélange des atomes et des jets de lumière, les nébuleuses les plus lointaines et les gouttes d’eau, des effleurements de sensation, des suintements de vase et les masses cosmiques, le tout bien trituré avec les perles de la foi, l’amour de la femme, des dignités imaginaires, des conjectures alarmées et de l’arrogance pompeuse ; et, avec ce mortier, il se construit une immortalité de nature à étonner les cieux et à dérouter l’immensité. Il grimpe sur son fumier, et, comme un enfant perdu dans l’ombre parmi les lutins, il atteste les dieux qu’il est leur frère cadet, prisonnier d’un instant, destiné à devenir aussi libre qu’eux-mêmes ; eu, ces monuments d’égoïsme construits d’interjections et de superlatifs ; rêves et poussières de rêves qui s’évanouissent et cessent d’exister avec le rêveur lui-même.

« Ce n’est rien de nouveau, ces mensonges d’importance vitale que les hommes se transmettent en les marmottant comme des charmes et des incantations contre les puissances de la Nuit. Les sorciers, guérisseurs et exorcistes furent les ancêtres de la métaphysique. La Nuit et la Camarde étaient des ogres qui barraient la route à la lumière et à la vie. Et les métaphysiciens voulaient en triompher même au prix de mensonges. Ils étaient tourmentés de cette loi d’airain formulée par l’Ecclésiaste, que les hommes meurent comme les bêtes des champs et que leur fin est la même. Leurs crédos étaient les formules, leurs religions les philtres, leurs philosophies les ruses grâce auxquels ils espéraient à moitié duper la Camarde et la

Nuit.

CHAPITRE XXXVII

Autres mensonges de la vie (Suite.)

« Des feux-follets, des vapeurs de mysticisme, des résonances psychiques, des orgies d’âme, des lamentations parmi les ombres, de fantastiques gnosticismes, des voiles et des tissus de mots, des radotages de subjectivisme, des tâtonnements et des divagations, des fantaisies ontologiques, des hallucinations pan-psychiques, des fantômes d’espoir, — voilà ce qui garnit les étagères de la bibliothèque. Regarde-les, tous ces tristes spectres de désespérés, d’affolés, de rebelles passionnée, tes Schopenhauer, tes Strindberg, tes Tolstoï et tes Nietzsche.

« Allons, ton verre est vide. Remplis-le et oublie. »

J’obéis, car maintenant les larves éveillées par l’alcool grouillent bien dans ma cervelle ; et, en portant un toast aux tristes penseurs alignés sur mes rayons, je me souviens des paroles de Richard Hovey :

Ne nous abstenons pas. Car la vie et l’amour
S’offrent à nous, ainsi que la nuit et le jour,
A des conditions qui ne sont pas les nôtres.
Acceptons leurs faveurs, sans en exiger d’autres.

Avant d’être acceptés par les vers du tombeau.

— Je t’aurai ! me crie la Raison pure.
Les larves m’affolent. Je lui réponds :
— Non, je te connais pour ce que tu es,
et je n’ai pas peur. Sous ton masque d’hédonisme, tu es toi-même la Camarde et ta route mène à la Nuit. L’hédonisme n’a pas de sens. Cela aussi est un mensonge, ou tout au plus un compromis coquet de la lâcheté.

— Je vais t’avoir tout de suite ! interrompt la Raison pure.

Toutefois, si le jour ne te semble pas beau.
Pour que d’aucun réveil la nuit ne soit suivie,
Tu n’as, quand tu voudras, qu’à terminer ta vie.

Alors j’éclate d’un rire de défi. Car je viens de surprendre la Raison pure en flagrant délit d’imposture, en train de murmurer ses mortelles suggestions. Elle a eu le tort de se démasquer elle-même, elle s’est trahie par sa bienveillante chimie ; c’est la morsure de ses propres larves qui a réveillé les vieilles illusions, qui a rassuscité l’ancienne voix de par-delà ma jeunesse, et lui a fait proclamer que je suis encore maître de possibilités dont la vie et les livres m’avaient appris la non-existence.

Et, quand sonne le gong du dîner, j’ai retourné mon verre sens-dessus-dessous. Me gaussant de la Raison pure, je vais rejoindre mes invités à table, et avec un sérieux de commande je discute les revues d’actualité et les ineptes faits du jour, usant de tous les trucs et de toutes les ruses de la conversation pour exciter mes interlocuteurs au plus haut degré du paradoxe et du persiflage. Puis, quand l’humeur change, il est très facile et délicieusement déconcertant de jouer avec les respectables et timides fétiches bourgeois et d’accabler de railleries et d’épigrammes les dieux-fantômes et les débauches et les folies de la jeunesse.

C’est le clown qui a raison. Le clown ! S’il faut être philosophe, soyons Aristophane. Et personne à table ne croit que je suis ivre. Ils me jugent d’excellente humeur et disposé à m’occuper de bagatelles, voilà tout. Je suis fatigué de penser, et, à la fin du repas, je donne l’exemple de plaisanteries en action, et j’inaugure toutes sortes de jeux, que nous poursuivons dans un vacarme bucolique.

La soirée terminée, quand tout le monde s’est du bonsoir, je repasse à travers ma caverne murée de livres ; je regagne la véranda où je me couche. Je rentre en moi-même et je retrouve la Raison pure, qui, jamais battue, ne m’a jamais quitté. Et, en m’abandonnant à un sommeil d’ivrogne, j’entends la jeunesse se lamenter, comme l’entendait Harry Kemp :

Ma jeunesse a crié dans cette nuit profonde :
— J’ai perdu tout le goût que je trouvais au monde.

Comment me réjouir, sachant, dès le départ
Que mes pieds ne pourront s’arrêter nullepart ?

Le matin, sitôt né, perd sa fraîcheur première,
Parce qu’il doit remplir le monde de lumière.
C’est quand il est paré des plus riches couleurs
Que l’arc-en-ciel s’efface et se résout en pleurs.

Ma jeunesse a le prix fragile d’une rose
Qui commence à mourir le jour qu’elle est éclose.

CHAPITRE XXXVIII

Les seuls remèdes


Ce qui précède est un échantillon de mes divagations crépusculaires avec la Raison pure. J’ai essayé de mon mieux de faire entrevoir en quelques minutes l’intimité d’un homme qui partage sa demeure avec John Barleycorn : mais le lecteur devra se souvenir que cet état d’esprit n’est qu’une des mille humeurs diverses de ce personnage, fantaisies dont la procession peut se dérouler pendant des heures et des jours, des semaines et des mois.

Mes mémoires alcooliques tirent à leur fin. Je puis affirmer, comme tous les soli­des buveurs, que, si je suis encore en vie sur cette planète, je dois cette chance peu méritée à ma large poitrine, à mes fortes épaules, à ma saine constitution. J’ose dire qu’une bien faible proportion de jeu­nes gens de quinze à dix-sept ans auraient pu résister aux débordements d’intempé­rance auxquels je me suis livré, précisé­ment dans cette période de formation, et qu’une faible proportion d’hommes faits, s’adonnant à l’alcool avec autant de fou­gue que je m’y suis abandonné dans ma virilité, auraient survécu pour raconter leur histoire. Je m’en suis tiré, non pas grâce à une vertu personnelle, mais parce


que je possédais un organisme extraordinairement résistant aux ravages de John Barleycorn. Et, ayant survécu, j’ai vu mourir les autres, moins fortunés, tout le

long de cette lamentable route.

CHAPITRE XXXVIII

Les seuls remèdes (Suite.)

C’est grâce à une bonne fortune sans défaillance, à une chance sans pareille, à une veine absolue, crue j’ai pu échapper aux feux de John Barleycorn. Ma vie, ma carrière, ma joie de vivre n’ont pas été détruites : il est vrai qu’elles ont été roussies. Pareilles aux rescapés d’une lutte désespérée, elles ont survécu par miracle et peuvent s’étonner devant le tableau des victimes.

Les survivants des grandes tueries d’autrefois criaient qu’il ne fallait plus de guerres. Moi je crie que nos jeunes gens ne doivent plus avoir à se battre contre le poison. Pour qu’il n’y ait plus de guerres, il faut empêcher les batailles. Pour supprimer l’ivrognerie, il faut empêcher de boire. La Chine a mis fin à l’usage général de l’opium en en interdisant la culture et l’importation. Les philosophes, les prêtres et les docteurs de la Chine auraient pu prêcher jusqu’à extinction de voix, prêcher pendant mille ans, et l’usage de la drogue aurait continué sans ralentisse ment tant qu’il était possible de s’en procurer. Les hommes sont ainsi faits, voilà tout.

Nous nous sommes appliqués, et nous avons parfaitement réussi, à ne pas laisser trainer de l’arsenic et de la strychnine ou des germes de typhoïde et de tuberculose à portée de nos enfants. Traitez John Barleycorn de la même façon. Arrêtez-le. Ne le laissez pas s’embusquer sous la protection légale des licences, pour sauter à la gorge de notre jeunesse. Ce n’est pas pour les alcooliques que je plaide, c’est pour nos jeunes gens, pour ceux qui sont stimulés par un esprit aventureux et un caractère sympathique, prédisposés à une sociabilité virile : ce sont ceux-là que notre civilisation barbare déforme en les alimentant de poison à tous les coins de rue : et c’est pour eux que j’écris, pour ces garçons sains et normaux, nés ou à naître.

C’est pour cette raison, plus que pour toute autre, et plus sincèrement que pour toute autre, que je ; suis descendu à cheval dans la Vallée de la Lune, fortement éméché, et que j’ai voté pour l’égalité des suffrages. J’ai voté pour que les femmes puissent voter, sachant que les épouses et les mères de la race voteront la mort de John Barleycorn et sa relégation aux limbes de l’histoire, où sont toutes les coutumes de la sauvagerie disparue. Et, si l’on trouve que je crie comme un écorché, qu’on veuille bien se souvenir que j’ai été effectivement fort malmené et qu’il me répugne de penser que quelqu’un de nos fils ou de nos filles, à vous ou à moi, puisse être traité de la même façon.

Les femmes sont les vraies conservatrices de la race. Les hommes en sont les enfants prodigues, aventuriers et joueurs, et, en fin de compte, c’est par leurs femmes qu’ils sont sauvés. L’une des premières expériences chimiques de l’homme a été la fabrication de l’alcool et, de génération en génération, jusqu’à ce jour, l’homme a continué à fabriquer et à absorber cette drogue. Et il ne s’est pas écoulé un seul jour où les femmes n’aient déploré cette habitude de l’homme, bien qu’elles n’aient jamais eu le pouvoir de traduire leur ressentiment en action. Du jour où les femmes auront le droit de vote dans la communauté, la première chose qu’elles feront sera de fermer les bars, ce que les hommes ne feraient pas d’eux-mêmes d’ici un millier de générations : autant vaudrait s’attendre à ce que les victimes de la morphine présentent une loi pour en prohiber la vente.

Les femmes savent à quoi s’en tenir. Les habitudes alcooliques de l’homme les ont soumises à un lourd tribut de sueurs et de larmes. Toujours sur le qui-vive pour défendre la race, elles légiféreront au bénéfice des petits-fils de leurs enfants encore à naître ; et dans l’intérêt de leurs petites-filles aussi, de celles oui seront les mères, les épouses et les sœurs de cette postérité.

Et ce sera facile. Les seuls qui en pâtiront sont les ivrognes et les buveurs invétérés de la génération actuelle. Or je suis l’un de ceux-là, et je puis affirmer avec toute l’assurance basée sur un long commerce avec John Barleycorn qu’il ne me serait pas excessivement pénible de cesser de boire le jour où personne autre ne boirait plus et où il serait impossible de se procurer de la boisson. D’autre part, l’énorme majorité des jeunes hommes se compose normalement de sujets non alcooliques ; et cette jeune génération, n’ayant jamais eu accès à l’alcool, ne s’en trouvera nullement privée. Ils ne connaîtront les bars que comme souvenirs historiques, et considéreront l’ivrognerie comme une vieille coutume analogue aux combats de taureaux et aux autodafés de sorcières.

CHAPITRE XXXIX

Conclusions

Naturellement, une autobiographie n’est complète que si elle poursuit jusqu’au dernier moment l’histoire de son héros. Mais mon histoire à moi n’est pas celle d’un ivrogne converti. Je n’ai jamais été un ivrogne, et je ne me suis pas converti.

Par hasard, voilà quelque temps, j’ai fait en voilier, autour du cap Horn, un voyage de 148 jours. Je ne m’étais pas muni d’une provision particulière d’alcool, et je m’abstins de boisson, bien que n’importe quel jour de cette longue navigation j’eusse pu en demander au capitaine. Et-je m’en abstins parce que je n’en avais pas envie. Personne autre ne buvait à bord. L’atmosphère n’était pas favorable à la boisson, et mon corps n’éprouvait aucun besoin d’alcool ; ma chimie organique n’en réclamait pas. Alors se posa dans ma conscience une question claire et simple : cette abstention est tout ce qu’il y a de plus facile, pour quoi ne pas y persévérer une fois revenu à terre ? Je pesai soigneusement le pour et le contre de ce problème. Je l’approfondis pendant cinq mois de stricte tempérance. Et j’arrivai à certaines conclusions grâce aux données de mon expérience passée.

Tout de suite, je fus convaincu que pas un homme sur dix mille, ni même sur cent mille, n’est un véritable dipsomane par suite d’une prédisposition chimique. L’ivrognerie, comme je la comprends est presque exclusivement une habitude mentale. Ce n’est pas comme le tabac, la cocaïne, la morphine ou toute autre de ces drogues pernicieuses dont la liste est si variée. Le désir d’alcool, tout particulièrement, est engendré dans l’esprit. C’est une affaire d’entraînement mental et de croissance mentale, et c’est une plante qui est cultivée dans le terrain social. Sur un million de buveurs, pas un n’a commencé à boire tout seul. Toute ivrognerie est d’origine sociable, et est accompagnée d’un millier d’implications sociales.

Il est question de l’East-End de Londres dans la conversation ou dans un livre : tout de suite, sous mes paupières, se profilent des visions de bars brillamment éclairés, et à mes oreilles résonnent les ordres des consommateurs, « deux de bitter », « trois de scotch ». S’il s’agit du Quartier Latin[8], je me trouve immédiatement dans les cabarets d’étudiants, entouré de visages joyeux et d’esprits alertes, humant des absinthes fraîches et savamment diluées ; et les voix montent et dominent avec une ardeur toute latine, pour trancher la question de Dieu, de l’art, de la démocratie et autres problèmes non moins simples de l’existence.

Dans un coup de vent sur le Rio de la Plata, nous formons le projet, si nous sommes désemparés, de nous réfugier à Buenos-Ayres, « le Paris de l’Amérique », et me voilà assailli de visions ; je me représente les salles illuminées où s’assemblent les hommes, la gaîté avec laquelle ils lèvent leurs verres pour trinquer, les chants, les applaudissements et le bourdonnement des voix joyeuses. Au cours d’un voyage dans le Nord du Pacifique, lorsque nous eûmes rencontré les alizés, nous essayâmes de décider notre capitaine, qui était mourant, à cingler vers Honolulu, et, tout en le persuadant, je me revoyais en train de boire des cocktails sous les lanais et des breuvages pétillants à Waikiki, où le ressac se précipite.

Quelqu’un parle de la façon dont on fait cuire le canard sauvage dans les restaurants de San-Francisco, et immédiatement je suis frappé par l’éclat et le bruit de tables nombreuses, et je regarde de vieux amis à travers le rebord doré d’une coupe à long pied pleine de vin du Rhin.

Et c’est ainsi que je me suis posé le problème. Je n’aimerais pas revoir tous ces beaux coins du monde autrement que dans mes précédentes visites, c’est-à-dire autrement que le verre en main. Il y a dans cette expression même une sorte de magie ; elle en dit plus long que n’importe quel assemblage de mots du dictionnaire. C’est une coutume mentale à laquelle j’ai été entraîné toute ma vie, et qui a fini par s’incorporer à ma substance. J’aime le pétillement des bons mots, les rires énormes, le retentissement des voix d’hommes qui, le verre en main, ont fermé la porte sur la grisaille du monde et se tapent la cervelle pour accélérer leur pouls, leur bonne humeur et leur folie.

Non, c’est une affaire décidée. Je continuerai à boire quand j’en trouverai l’occasion. Devant tous les livres rangés sur mes étagères, devant toutes les pensées des hommes accommodées à mon propre tempérament, j’ai pris la résolution froide et bien arrêtée de persister à faire ce qui est devenu un besoin pour moi. Je boirai donc, mais plus savamment, plus discrètement que jamais. Jamais plus je ne serai une conflagration ambulante. Jamais plus je n’invoquerai la raison pure. J’ai appris à ne pas l’évoquer.

La raison pure gît maintenant, décemment ensevelie, côte à côte avec la longue maladie. Ni l’une ni l’autre ne m’affligeront désormais. Voilà bien des années que j’ai enterré la longue maladie ; elle dort bien ; et le sommeil de la raison pure n’est pas moins profond.

Cependant, pour conclure, je puis l’avouer, j’aurais bien voulu que mes ancêtres eussent banni John Barleycorn avant mon temps. Je regrette que ce personnage ait été partout florissant dans le système social où je suis né ; sans quoi je n’aurais pas fait sa connaissance, et il m’a fallu du temps pour le juger à sa valeur.

FIN

Copyright by Louis Postif, 1924.

  1. John Barleycorn est la personnification humoristique de l’alcool, particulièrement du whisky, très populaire dans toute l’Amérique du Nord. Les Irlandais l’appellent La Créature (The Creature). — N. D. T.
  2. Biscuit mince et sec, souvent dur et cassant, particulier aux États-Unis. (N. D. T.).
  3. Célèbre hygiéniste américain qui préconisait la mastication des aliments, (N. D. T.)
  4. Quille mobile qu’on relève ou qu’on abaisse selon la profondeur de l’eau. (N.D.T.)
  5. Vent violent et froid de l’ouest ou du sud-ouest qui balaye les pampas de l’Amérique du Sud depuis les Andes. — N. D. T.
  6. Clam, mollusque du genre peigne, au quel appartiennent les coquilles Saint-Jacques (N. D. T.)
  7. Guerriers de la mythologie scandinave, revêtus de peaux de bêtes, qui se comportaient à peu près comme des loups-garous. D’une force énorme, ils étaient invulnérables au feu et au fer. (N. D. T.).
  8. Au cours de l’année 1902, après avoir écrit Le Peuple de l’Abîme, à Londres, Jack London en profita pour faire une brève visite aux principales villes d’Europe et s’arrêta quelque temps à Paris. (N.D.T.)