Traduction par Louis Postif.
L’Œuvre (p. 58-62).

CHAPITRE VIII

« À la dernière chance »

Le lundi matin, de bonne heure, nous nous retrouvâmes au rendez-vous, pour conclure le marché, chez Johnny Heinhold. « À la Dernière Chance » : un bar, naturellement, où les hommes traitaient leurs affaires. Je versai la somme convenue, French Frank me remit le contrat de vente et me régala. C’était évidemment l’usage en pareil cas, et il me paraissait logique : le vendeur, après avoir touché son argent, en liquide une partie dans l’établissement où la transaction s’est faite. Mais, à ma grande surprise, French Frank offrit une tournée générale. Lui et moi nous buvions ensemble, c’était tout naturel ; mais pourquoi Johnny Heinhold, ce propriétaire de taverne trônant derrière son comptoir, était-il invité ? Je me rendis compte aussitôt qu’il réalisait un bénéfice, sur la consommation même qu’il absorbait.

Je pouvais, à la rigueur, admettre que l’Araignée et Whisky Bob, en tant qu’amis et compagnons de bord, fussent de la fête, mais pourquoi diable les caboteurs Bill Kelley et Soup Kennedy ? Avec Pat, frère de la Reine, cela faisait au total huit personnes. Malgré l’heure matinale, tous commandèrent du whisky. Que pouvais-je faire, parmi tant de gens importants, qui tous buvaient la même chose ?

— Whisky ! dis-je avec l’air détaché de quelqu’un qui a déjà répété ce commandement un millier de fois.

Et quel whisky ! Je l’engloutis d’un trait. Brrr ! J’en sens encore le goût.

Je restai suffoqué devant le prix payé par French Frank : quatre-vingts cents. C’était une insulte à mes habitudes d’économie. Quatre-vingts cents, l’équivalent de huit longues heures de mon labeur à la machine, descendus dans nos gosiers et engloutis comme ça… en un clin d’œil, ne laissant qu’une saveur désagréable dans la bouche. Décidément, ce French Frank était un prodigue !

J’avais hâte de sortir, de fuir au soleil, sur la mer, dans mon splendide bateau. Mais personne ne bougeait, pas même l’Araignée, mon équipage. La tête trop lourde, je n’entrevoyais pas pourquoi ils s’attardaient ainsi. Depuis, j’ai souvent pensé à l’impression que j’ai dû leur faire, moi, le nouveau venu, admis parmi eux au comptoir, qui ne m’étais pas fendu d’une tournée !

À mon insu, French Frank ravalait sa rancœur depuis la veille. À présent qu’il tenait en poche l’argent du Razzle-Dazzle, sa conduite à mon égard devenait étrange. Je sentis ce changement d’attitude et je vis un éclair de haine briller dans ses yeux. Tout cela m’étonnait. Plus je connaissais d’hommes, plus les hommes me paraissaient bizarres. Johnny Heinhold se pencha vers moi à travers le comptoir et me coula dans l’oreille : « C’est à toi qu’il en veut. Prends garde ! » Je montrai par un signe de tête que je comprenais son insinuation et, que j’en tiendrais compte, avec l’air d’un homme.

Mais, en moi-même, j’étais intrigué. Grands dieux ! comment pouvais-je, moi qui n’avais fait que trimer et lire des romans d’aventure, moi, gamin de quinze ans qui ne songeais déjà plus à la Reine des Pilleurs d’huîtres et ignorais entièrement que French Frank éprouvait pour elle une passion méridionale, comment aurais-je pu deviner que je l’avais couvert de honte et que cette histoire de la Reine, dédaignant de monter avec lui dans son bateau à la minute où j’apparaissais en vue, était la risée de toute la côte ? Et, pour la même raison, comment discerner que les manières réservées de son frère Pat envers moi ne provenaient que d’une disposition naturelle à la mélancolie ?

Whisky Bob me prit à part :

— Ouvre l’œil, murmura-t-il. C’est moi qui te le dis. French Frank fait une sale tête. Je vais remonter la rivière avec lui, acheter une goélette pour la pêche aux huîtres. Quand il redescendra sur les bancs, fais bien attention ! Il se promet de te couler. À la nuit, dès que tu le sauras aux environs, change ton mouillage et amène ton fanal de position. Compris ?

Oh ! sûrement que je comprenais J’acquiesçai de la tête et, comme un homme en face d’un autre, je le remerciai de son tuyau. Puis je rejoignis indolemment le groupe au comptoir. Non, je ne régalai point. J’étais loin de supposer qu’on attendait cela de moi ! Je m’en allai avec l’Araignée et, maintenant encore, les oreilles me cuisent quand j’essaie de conjecturer les propos tenus sur mon compte.

Je demandai à l’Araignée, d’un air détaché, ce qui rongeait French Frank.

— Il est fou de jalousie contre toi, répondit-il.

— Tu crois ? dis-je, et je laissai tomber le sujet comme, dénué d’importance.

Mais quiconque voudra bien se mettre à ma place concevra l’orgueil d’un jeune coq de quinze ans en apprenant que French Frank, l’aventurier de cinquante ans, le matelot qui avait roulé sur toutes les mers du monde, était jaloux de lui — à propos d’une fille au nom romanesque de Reine des Pilleurs d’huîtres !

J’avais lu de ces choses dans les romans et je ne croyais pouvoir les vivre que dans une lointaine maturité. Oh ! je me faisais l’effet d’un jeune démon peu ordinaire ce matin-là, lorsque, ayant hissé la grand’voile et levé l’ancre, nous orientâmes au plus près et courûmes au vent sûr le chenal de trois milles qui débouchait dans la baie.

Voilà comment j’échappai à la tâche épuisante de la machine pour faire connaissance avec les pilleurs d’huîtres. Certes, la boisson avait présidé à cette connaissance et promettait de continuer à jouer son rôle dans cette vie. Mais devais-je m’en tenir à l’écart pour une aussi piètre raison ? Partout où les hommes menaient une existence libre et large, ils buvaient. Le romanesque et l’aventure semblaient toujours descendre la rue bras-dessus bras-dessous avec John Barleycorn. Pour connaître les deux premiers personnages, il me fallait fréquenter le troisième ; autrement je n’avais qu’à retourner à ma bibliothèque gratuite, lire les exploits d’autrui et borner les miens à rester l’esclave de la machine, à dix cents l’heure.

Non, je ne me laisserais pas détourner de cette vie intrépide sous prétexte que les hommes de mer nourrissaient un penchant bizarre et coûteux pour la bière, le vin et le whisky. Qu’importait, après tout, si Leur notion du bonheur impliquait le besoin étrange de m’associer à leurs beuveries. S’ils persistaient à acheter leur poison et à me l’imposer, eh bien ! je le boirais. Ce serait mon tribut à leur camaraderie. Et je n’étais point obligé pour cela de m’enivrer. N’avais-je pas gardé mes idées nettes, cet après-midi de dimanche ou j’avais décidé l’achat du Razzle-Dazzle, alors que les deux autres en avaient leur compte ? Eh bien ! je pouvais continuer ainsi à l’avenir : boire quand cela leur ferait, plaisir, mais éviter avec soin l’abus de la drogue.