Traduction par Louis Postif.
L’Œuvre (p. 29-37).

CHAPITRE V

L’attrait des bars


Je n’ai jamais pu surmonter ce dégoût physique. Mais je l’ai dompté et, aujourd’hui encore, je le réprime chaque fois que je prends un verre. Le palais ne cesse pas de se révolter ; on peut s’en rapporter a lui de ce qui est bon ou mauvais pour le corps. Cependant, les hommes ne boivent pas pour savourer l’effet produit sur l’organisme ; c’est l’excitation du cerveau qu’ils recherchent et, si le corps doit en souffrir, tant pis pour lui.

Malgré toute ma répugnance pour la boisson, j’avoue que les moments les plus ensoleillés de ma vie d’enfant, je les ai passés dans les débits.

Juché sur les lourds chariots de pommes de terre, je disparaissais dans le brouillard et j’avais les pieds engourdis faute de mouvement ; les chevaux martelaient, sans se presser, le chemin creux dans les collines de sable, et j’entrevoyais une vision radieuse qui m’empêchait de trouver le temps long : c’était la salle d’auberge de Colma, où mon père et, à défaut, l’homme qui conduisait ne manquaient jamais de s’arrêter. Je descendais aussi pour me chauffer près du gros poêle et manger un soda cracker[1]. On ne m’en donnait qu’un, mais quel luxe fabuleux pour moi ! Les hôtelleries au moins servaient à quelque chose !

Quand je reprenait ma place derrière les chevaux de trait, je faisais durer une heure cet unique cracker. J’en recueillait méticuleusement les moindres bribes les mâchais jusqu’à les réduire à la plus fine et la plus délectable des pâtes, que je n’avalais jamais de mon propre gré. Je me contentais d’y goûter, et je continuais à la savourer en la retournant sur ma langue, en l’étalant contre une joue, [illisible] l’autre, jusqu’à ce qu’enfin elle s’échappât en gouttelettes et suintements qui me glissaient dans la gorge.

Je n’avais rien à apprendre d’Horace Fletcher[2] en matière de soda crackers.

J’aimais les estaminets, en particulier ceux de San Francisco. Là s’étalaient les plus délicieuses friandises : pains de fantaisie, crackers, fromages, saucisses, sardines, toutes sortes de mets étonnants que je n’avais jamais vus sur notre pauvre table.

Je me souviens qu’une fois un tenant de bar mélangea, pour moi, une boisson hygiénique de sirop et de soda-water ; Mon père ne la paya pas. C’était la tournée du bistro, je l’idéalisai depuis comme le type du brave homme. Pendant des années, ce personnage hanta mes rêveries Je n’avais que sept ans à l’époque et je puis encore me le représenter nettement bien que je n’aie jamais levé les yeux sur lui que ce jour-là.

La taverne était située au sud de Market Street, à San-Francisco, du côté ouest de la rue. Le bar se trouvait à gauche en entrant. À droite, contre le mur, le comptoir où l’on pouvait se servir à volonté une « collation à toute heure ».

C’était une pièce longue et étroite, au fond de laquelle, plus loin que les barils de bière sous pression, on apercevait de petites tables rondes et des chaises. Le tenancier avait des yeux bleus et des cheveux blonds et soyeux qui débordaient d’une casquette de satin noir. Je me rappelle qu’il portait un gilet tricoté de laine brune et je sais l’endroit précis, parmi cet arsenal de bouteilles, d’où il retira celle qui contenait le sirop rouge.

Lui et mon père causèrent longtemps ; pendant ce temps-là, je dégustais mon délicieux breuvage tout en vénérant l’homme. Et, pendant des années, j’ai respecté sa mémoire.

Malgré mes deux expériences désastreuses, je me retrouvais ici avec John Barleycorn. Il y régnait en maître, comme partout ailleurs, montrant à tous mine accueillante. Il essayait de m’attirer, moi aussi. La buvette, avec tout ce qui s’y rapportait, laissait des traces profondes dans mon esprit juvénile. L’enfant que j’étais formait ses premiers jugements sur le monde, et le cabaret lui paraissait un lieu exquis. Ni les magasins, ni les édifices publics, ni aucune des demeures humaines ne s’étaient jamais ouverts devant moi, ne m’avaient admis à me chauffer au coin du feu ou permis de consommer les divines nourritures rangées sur d’étroits rayons contre le mur. Je voyais leurs portes toujours closes, et celles des cafés toujours béantes. En tout temps, et partout, sur les grandes routes ou les chemins de traverse, dans les ruelles ou les carrefours mouvementés, je rencontrais des auberges joyeuses, resplendissantes de lumières, chaudes en hiver, sombres et fraîches en été. Oui, le bar était un endroit délectable, et quelque chose de mieux encore.

Au moment où j’atteignais l’âge de six ans, ma famille abandonna la campagne pour la ville. À dix ans, je débutai dans la vie comme crieur de journaux. Une des raisons, c’est que nous avions besoin d’argent. Une autre, c’est que je voulais faire de l’exercice.

Mais je dois dire d’abord que j’avais découvert la bibliothèque publique, et que je me plongeais dans la lecture jusqu’à, complète prostration nerveuse.

Dans les pauvres fermes où j’avais vécu, les livres n’existaient pas. Par un pur miracle, on m’en avait prêté quatre, des ouvrages merveilleux, que j’avais dévorés. L’un traitait de la vie de Garfield ; le second, des voyages en Afrique de Paul du Chaillu ; le troisième, un roman de Ouida, où manquaient les quarante dernières pages ; le quatrième, les Contes de l’Alhambra, de Washington Irving. Ce dernier je le tenais d’une institutrice. Je n’étais pas un gosse avancé. À l’inverse d’Oliver Twist, je me sentais incapable de réclamer plus que mon compte. Quand je lui rendis l’Alhambra, je m’attendais à ce qu’elle m’en prêtât un autre. Et, comme elle ne m’en offrit point — sans aucun doute, elle me croyait inapte à les apprécier — je pleurai à chaudes larmes pendant les trois milles qui séparaient l’école du ranch. J’attendais avec anxiété qu’elle revînt sur sa décision. Plus de vingt fois, je fus sur le point de m’enhardir à le lui demander, mais je n’atteignis jamais le degré de toupet nécessaire.

Alors apparut dans ma vie la ville d’Oakland, et, sur les rayons de sa bibliothèque municipale, je vis un monde immense surgir à l’horizon. Il y avait là des milliers de livres aussi bons que mes quatre merveilles, et même quelques-uns de meilleurs.

À cette époque, on n’écrivait pas de livres pour les enfante, et il m’advint d’étranges aventures. Je me rappelle avoir été impressionné, en consultant le catalogue, par ce titre : Les Aventures de Peregrine Pickle. Je remplis un bulletin et le bibliothécaire me remit la collection, in-extenso et sans coupures, des œuvres de Mollett en un énorme volume. Je lisais tout, mais je m’attachais surtout à l’histoire, aux aventures et aux anciens voyages sur terre et sur mer. Je lisais le matin, l’après-midi et la nuit. Je lisais au lit, à table, en allant à l’école et en en revenant, je lisais aux récréations, pendant que mes camarades s’amusaient. Je commençais à avoir les nerfs agités. Je répondais à tout le monde : « Allez-vous-en ! Vous m’agacez ! »

Et puis, à dix ans, me voila dans les rues à crier les journaux. Je n’avais plus le temps de lire. J’avais trop à faire : courir, apprendre à me battre, à devenir osé, insolent et vantard. Mon imagination et mon envie de tout connaître me firent un esprit plastique.

Les cabarets n’étaient pas la moindre des attractions qui excitaient ma curiosité. Combien en ai-je fréquentés ? En ce jour-là, je m’en souviens, — il y avait, à l’est de Broadway, entre la sixième et la septième rue, un énorme pâté de maisons dont les boutiques, d’un coin à l’autre, n’étaient que buvettes.

Les hommes élevaient la voix, riaient à gorge déployée, et il y régnait une atmosphère de grandeur. Cela tranchait sur l’existence quotidienne, vide d’événements. La vie était toujours mouvementée, parfois même tragique, lorsque les coups pleuvaient, que le sang giclait et que de solides policemen faisaient irruption en masse. Ces minutes mémorables, pendant les quelles défilaient dans ma tête les rixes sauvages et les valeureuses équipées de tous les aventuriers de terre et de mer, contrastaient avec les heures insipides où, cheminant le long des rues, je lançais mes journaux sur le pas des portes. Dans les tavernes, les abrutis mêmes vautrés sur les tables ou dessous, dans la sciure, prenaient pour moi un attrait mystérieux.

Les bars n’étaient pas seulement romanesques : ils étalent légaux, autorisés et sanctionnés par les pères de la cité. Était-ce donc là ces lieux terribles imaginés par les camarades qui n’avaient pas comme moi l’occasion d’y pénétrer ? Peut-être étaient-ils terribles, oui, mais terriblement merveilleux, et c’est précisément ce genre de terreur qu’un gosse aspire a connaître. Dans le même sens, les pirates, les naufrages et les batailles sont choses effrayantes, mais où est le jeune gaillard qui ne donnerait pas son âme au diable pour participer à de pareilles aventures ?

Dans les cafés, je rencontrais des reporters, des rédacteurs, des avocats, des juges dont le visage et le nom m’étaient familiers. Leur présence constituait une approbation sociale ; ils justifiaient cette fascination que les cafés exerçaient sur moi. Eux aussi devaient y découvrir ce quelque chose de différent, de lointain, que je sentais et cherchais à saisir. J’ignorais ce que c’était au juste, mais surement cela existait, car ici les hommes grouillaient comme des mouches bourdonnantes autour d’un pot à miel. Je n’avais aucun chagrin, le monde resplendissait à mes yeux ; comment aurais-je pu concevoir que ces hommes venaient chercher l’oubli leur surmenage et de leurs rancœurs ?

Je n’y venais pas pour boire, en temps-là. De dix à quinze ans, j’ai rarement touché un verre d’alcool ; mais j’avais constamment affaire avec des buveurs et dans les cabarets. La seule raison qui me retenait était mon dégoût pour les spiritueux. Au cours du temps, je fis divers métiers : j’aidai à décharger de glace, je relevai les quilles dans un lieu attenant à une auberge, je balayai les salles et les pelouses où les gens venaient le dimanche en pique-nique.

La grosse et réjouie Josie Harper tenait un débit, au coin du Telegraph Avenue et de la Trente-Neuvième Rue. Pendant une année, je lui ai porté un journal du soir, jusqu’au jour où mon itinéraire fut changé pour la plage et les quartiers riches d’Oakland. Le premier mois, Josie Harper, en réglant sa note, me versa un verre de vin. Honteux de refuser, je l’avalai. Mais, désormais, je profitai de son absence pour faire payer la facture par le garçon.

Le jour où je fus embauché au jeu de quilles, le patron, suivant la coutume, fit appeler tous les jeunes gens qui, pendant des heures, avaient ramassé les quilles, pour leur servir une consommation. Les autres demandèrent de la bière. Moi je pris du ginger-ale. Mes camarades ricanèrent et je vis l’hôtelier m’observer d’un œil étrangement scrutateur. Néanmoins, il déboucha une bouteille de ginger-ale. De retour dans les allées du jeu de quilles, pendant les pauses, mes jeunes compagnons m’ouvrirent les yeux. J’avais offensé l’aubergiste. Une bouteille de ginger-ale coûtait beaucoup plus à l’établissement qu’un bock, et, si je tenais à ma place, je n’avais qu’à faire comme eux. De plus, la bière était nourrissante. Elle me donnerait des forces pour travailler. Quant au ginger-ale, il ne contenait aucun aliment.

Après cela, quand je ne pouvais m’esquiver, je buvais de la bière et je me demandais ce que les hommes y trouvaient de si bon. Il me semblait toujours que je n’étais pas bâti comme tout le monde.

Franchement, ce que je préférais à tout, en ce temps-là, c’était le candi. Pour cinq cents, je pouvais en acheter cinq gros morceaux, que nous appelions des boulets de canon, et qui se laissaient savourer avec une lenteur délicieuse. Je m’arrangeais pour mâcher et triturer un de ces berlingots pendant une heure entière.

Il y avait aussi un Mexicain qui vendait de grosses plaques brunes de caramel mou, à cinq cents la pièce. Il fallait exactement le quart d’une journée pour en venir à bout. Et bien des fois je n’ai déjeuné qu’avec une de ces tablettes. À vrai dire, je trouvais cela plus nourrissant que la bière.

  1. Biscuit mince et sec, souvent dur et cassant, particulier aux États-Unis. (N. D. T.).
  2. Célèbre hygiéniste américain qui préconisait la mastication des aliments, (N. D. T.)