L’Étoile du nord (p. 311-317).

II

L’ÉTRANGE MIRACLE


Que deviennent, depuis si longtemps, la mère de notre héros, cette pauvre aveugle à l’âme si patriotique, et cette terrible Angèle, avec son cœur d’or ?

On ne pourrait douter de l’anxiété mortelle et de l’intérêt immense qui les tenaient en haleine en suivant, au jour le jour, les péripéties de la grande guerre.

Et dans les journaux ce qu’elles lisaient d’abord avec une terrible appréhension, c’était la funèbre liste des morts et des blessés.

Or, un jour, elles avaient lu — Ah ! avec quel choc effroyable !… avec quelle mortelle angoisse ! — que Jules Marion, lieutenant au bataillon St-Louis, avait été sérieusement blessé.

Et depuis — ah ! avec cette inquiétude crucifiante qui croissait de jour en jour — elles avaient attendu une lettre… un mot qui leur apportât la joie de revoir le cher absent, — ou qui les plongeât dans un désespoir de deuil éternel.

Et ce mot… cette lettre tant désirée et tant redoutée à la fois arriva !

L’abbé Marcotte écrivait de longues pages dans lesquelles avec bien des ménagements et toute la délicatesse possible et force réticence il annonçait aux deux femmes éplorées la triste aventure du cher enfant. Mais il n’eût garde de leur dire le monstrueux attentat dont Jules avait été la victime. Il s’était dit tout simplement, le brave abbé : Dieu arrangera cela mieux que moi ! Et il terminait sa lettre en donnant à la mère et à la sœur l’espérance de revoir le pauvre blessé vivant.

Ce fut avec cette espérance qu’elles vécurent des semaines interminables.

Puis, quelque temps, plus tard, une autre lettre — d’une écriture féminine celle-là — apportait une immense joie au cœur de ces deux femmes généreuses.

Violette écrivait en appelant l’aveugle du doux nom de mère et Angèle du tendre nom de sœur comment elle avait juré à Jules de se constituer pour toujours sa gardienne en devenant sa femme. Cette lettre, pleine de poétique candeur, d’éternel amour et d’angélique dévouement, avait ému au plus haut degré les saintes âmes de l’aveugle et d’Angèle.

Dès lors, les semaines devinrent des siècles dans l’attente du retour de Jules, de Violette et de l’abbé Marcotte.

Ce bienheureux jour était enfin venu !

Angèle avait lu dans le journal qu’il y aurait d’abord parade. Cette nouvelle l’avait indignée.

— Maintenant, gronda-t-elle, voilà qu’on veut nous les promener dans les rues comme les bêtes curieuses d’un cirque ! Est-ce que cela a du bon sens ?… Voilà plus d’un an que notre Jules est parti — et quel voyage, Seigneur ! — Or, quand il revient, au lieu de l’amener dans les bras de sa mère qui s’impatiente à en mourir les monstres vont le trimbaler tout le jour à travers les rues.

L’aveugle avait poussé un lourd et profond soupir tandis que ses doigts maniaient distraitement les broches d’un tricot.

Or, ce jour-là, où nos héros devaient parader avant de rentrer dans leurs foyers respectifs, Angèle était très occupée. Et il y avait de quoi ! D’abord, il fallait mettre les choses en ordre dans le petit logis ; car c’était de la grande visite qui arrivait ce jour-là ! Et puis il fallait préparer une soupe… un peu de rôtissage… un peu de gâteaux… et quoi encore !

Et puis, cette Angèle n’était pas restée en arrière de l’enthousiasme général : elle aussi elle avait décoré, pavoisé l’extérieur du petit logis. On voyait sur le balcon des pots de fleurs et des banderoles, — sous la véranda des lanternes vénitiennes se balançaient dans la brise, — et çà et là des petits pavillons aux couleurs françaises, aux couleurs canadiennes. Mais au bout du petit mât qui surplombait la tourelle de la maisonnette, c’était un beau Tricolore qui flottait au vent, et sur ce Tricolore Angèle avait collé une belle feuille d’érable qu’elle avait découpée dans un beau papier doré !… Et elle était satisfaite ! Elle aussi, elle savait faire son devoir !…

Or, le matin de ce jour si impatiemment attendu l’aveugle avait demandé à Angèle :

— Te rends-tu avec nos voisines pour assister à la parade ?

— Moi ? Ah ! bien non… répliqua Angèle renfrognée. Vous figurez-vous par exemple, que je vais aller me montrer à un spectacle que je condamne ?… Ont-ils seulement un cœur, ces gens-là qui ont organisé leur parade ? S’ils savaient seulement ce qu’on a hâte de revoir les nôtres !… Je vous répète, moi, qu’ils sont des monstres !…

Et Angèle, plus rouge qu’une pivoine, ses yeux noirs chargés d’éclairs fulgurants, se leva brusquement et, fort boitant, ronchonnant, maugréant gagna sa cuisine d’où s’échappaient les odeurs fort appétissantes d’une rôtissoire.

Il approchait onze heures quand dans la salle à manger où tricotait l’aveugle, une commère du voisinage entra comme un coup de vent, criant d’une voix aigre :

— Ah ! Mame Marion, Mamzelle Angèle !… Ah mon Dieu !… quelle nouvelle j’ai à vous apprendre !…

— Dieu du Ciel ! s’écria l’aveugle épouvantée par l’accent étrange de la commère, est-ce encore une mauvaise nouvelle que vous venez nous apprendre ?

— Hélas ! pauvre femme… gémit la commère en essuyant ses yeux secs du coin de son tablier.

— Eh bien ! quelle est votre nouvelle, madame Jodoin ? demanda Angèle qui accourait de sa cuisine.

— Ah ! Jésus-Marie !… j’sais pas comment vous dire ça !…

— C’est donc bien grave ! murmura l’aveugle très inquiète. Est-ce de nous qu’il s’agit ? demande-t-elle encore, en braquant ses yeux éteints et grands ouverts sur la voisine.

— Au moins, fit Angèle à son tour il ne s’agit plus de Jules, j’espère ?

— Ah ! pauvre Mamzelle Angèle… c’est justement de lui !…

Elle fut interrompue par l’aveugle qui venait de pousser un cri sourd et se dresser debout, les bras étendus chancelante, livide.

— De Jules… de lui encore… bégaya-t-elle ! Que lui est-il donc arrivé. Mais parlez… parlez vite… Mon Dieu… mon Dieu ! comme j’ai peur !…

La commère, comme si elle eût regretté sa démarche, se taisait maintenant toute tremblante.

Angèle lui saisit un bras, la secoua rudement et lui dit d’une voix farouche :

— Allons ! vous en avez trop dit pour vous arrêter-là. Du reste, nous sommes habitués à tous les malheurs, n’est-ce pas, mère ? Parlez donc !… Ah ! nous sommes courageuses… Vite parlez, dites ce que vous savez !…

— Parlez… Parlez… balbutia l’aveugle cherchant à se faire forte.

La commère se décida.

— Ah ! mes chères âmes, dit-elle d’une voix larmoyante, on ne vous avait pas tout appris au sujet de votre pauvre Jules !

— Seigneur !… il est mort !… gémit l’imprudente Angèle en pâlissant.

— Mort… râla l’aveugle en retombant dans sa chaise comme foudroyée.

— Mais non… s’écria aussitôt la commère, je n’ai pas dit qu’il était mort. Au contraire, il est vivant.

— Vivant !… Cette exclamation d’espoir et de joie soulagea la poitrine suffoquée de la mère et celle de la fille.

— Oui, il est vivant, puisque je l’ai vu, reprit Mme Jodoin. Mais… Ah ! Saints des saints !… Je ne pourrai jamais vous dire ça — Et pourtant, il le faut bien ! Tenez, mes chères âmes prenez tout votre courage à deux mains.

— Eh bien ?… haletèrent l’aveugle et sa fille.

— Eh bien !… votre Jules, Mame Marion… il est comme vous !

— Comme moi ?… fit l’aveugle sans comprendre.

— Oui pauvre Mame Marion comme vous… Jules est aveugle.

— Aveugle !…

Ce mot tomba des lèvres de la mère comme un râle d’agonie.

Quant à Angèle, elle regardait la commère bouche bée, les yeux exorbités, comme frappée du vertige de l’épouvante.

Puis la voisine reprenait avec toute sa loquacité :

— Et puis maintenant, tout le monde connait l’histoire. Vous ne pouvez vous imaginer comment tout ça est arrivé. Je vais vous le dire. Vous savez bien cet Anglais très riche qui avait chassé Monsieur le curé de l’école après avoir envoyé Monsieur Jules…

— Oui… Spalding… fit durement Angèle qui se remettait peu à peu.

— C’est ça… Spalding… Eh bien ! il parait que c’est lui qui a jeté du vitriol à la figure de Monsieur Jules pour se venger, parce que Jules aimait sa fille à ce richard d’Angleterre possédé.

— Spalding… fit encore Angèle, la voix dure, tandis que ses yeux noirs s’illuminaient de rapides éclairs.

L’aveugle demeurait confondue et sans voix dans sa grande berceuse — elle demeurait tout abimée dans sa douleur.

Déjà la commère allait poursuivre… allonger l’histoire, quand de nombreux bruits de pas et de voix se firent entendre au dehors.

— Jules !… cria soudain d’une voix délirante de joie l’aveugle, qui venait de se dresser debout pour la seconde fois.

Et chose étrange, cette aveugle qui ne pouvait jusqu’alors faire un pas sans qu’elle fût guidée par la main d’Angèle — cette aveugle se dirigea vers la fenêtre, plongea ardemment ses regards vers la rue, et s’écria :

— Oui, c’est Jules !… Jules aveugle et qu’on emmène sur une chaise roulante.

— Sainte-Marie ! s’écria Angèle en courant à sa mère, comment pouvez-vous voir cela ?

— Comment ? répondit la veuve Marion avec un sourire tranquille… de mes yeux Angèle !

— Vos yeux !

— Mais quoi, puisque je vois !

— Vous voyez !

Et Angèle, se prenant la tête à deux mains murmura avec désespoir :

— Elle est folle, maintenant… ou bien c’est moi !…

Et la commère qui, un instant, était demeurée saisie de stupeur s’écriait en joignant les mains :

— Miracle ! elle voit…

Et elle ajoutait naïvement en regardant Angèle qui n’en pouvait plus revenir :

— On sait bien qu’elle voit, puisque je vois comme elle moi aussi.

Mais à ce moment la porte de la salle à manger s’ouvrait et les trois femmes se précipitaient à la rencontre de ceux qui leur ramenaient le cher blessé.

À la vue de son frère poussé dans la chaise roulante, avec le bandeau noir passé sur les yeux du blessé, Angèle ne put retenir un éclat de colère et elle s’écria :

— Ah ! maudit Spalding !

Harold Spalding, qu’Angèle ne connaissait pas, courba la tête sous la malédiction.

Mais déjà l’abbé Marcotte disait à l’impétueuse Angèle d’une voix rapide et basse :

— Tais-toi, malheureuse ! C’est lui qui pousse la chaise. Il est vaincu… il est pour nous maintenant… C’est la victoire de Jules !

Et alors Angèle, toute rougissante toute confuse, demandait pardon à Harold, Jules et Violette.

Et la mère maintenant, serrait son fils dans ses bras et disait d’une voix pleine de larmes :

— Ah ! mon cher enfant, tu me reviens aveugle, et moi, ta mère — ah ! que le bon Dieu en soit béni ! oui, Jules, je te vois !… Je vois ton malheur… le bon Dieu vient de me rendre soudain la vue.

Le lecteur peut facilement s’imaginer la scène qui suivit — scène que nous ne saurions décrire proprement.

Seulement, après les effusions du fils et de la mère, du frère et de la sœur ce fut Violette qui tombait dans les bras de celle qui, à l’avenir, allait lui servir de mère, de celle qui serait sa sœur.

Et dans la joie du retour, l’abbé Marcotte disait :

— Comment peut-il être des hommes encore pour douter de la bonté et de la toute-puissance de Dieu !…