L’Étoile du nord (p. 307-311).

QUATRIÈME PARTIE
LE RETOUR

CHAPITRE I

LES GRANDS MUTILÉS


Ce matin de la fin de juillet 1916, la ravissante capitale du Dominion émerge toute mignonne de son nid de verdure, toute toilettée, et toute décorée toute tapissée de couleurs éclatantes et triomphales : couleurs des Nations Alliées… couleurs d’espérances et de victoire chantées par la rumeur de fête qui s’élève en mélodie sublime jusqu’aux grands cieux pâles et rêveurs.

Les rues, les avenues, les squares et les édifices disparaissent sous un flot de feuillage riant et de fleurs multicolores, sous les arcs de triomphe que supportent des colonnes enguirlandées et enrubannées, sous les drapeaux et les étendards qui se déploient avec fierté — tandis que très haut, dans la brise qui voltige et sourit à la tête d’en bas, les Tricolores, les Unions-Jacks et les Feuilles d’Érables se saluent et s’inclinent avec une majestueuse aisance.

Et dans un pêle-mêle féerique de scintillations d’azur et de pourpre, de paillettes d’or et d’argent qu’ébauchent à grands traits les rayons du soleil levant, la foule endimanchée gaie, rieuse, emplit les rues par où vont défiler nos glorieux blessés revenus ce matin-là, sur le vieux sol de la Patrie.

Les autorités civiles et militaires d’Ottawa avaient voulu faire une grandiose réception à ceux qui, si vaillamment et si généreusement avaient versé leur sang, sur la grande terre française, pour la défense des droits de la civilisation. La population prévenue à l’avance, s’était préparée à cette fête avec une activité fébrile ; et, maintenant, postée sur les rues décorées, pavoisées enguirlandées, elle attend avec une impatience agitée.

Neuf heures sonnent !

À l’instant, du côté de Rideau-Hall (résidence du gouverneur) une salve de vingt et un coups de canon résonne sur la capitale comme un roulement de tonnerre, et en même temps de nombreuses fanfares éclatent en salves de bienvenue, en musiques guerrières et en marches triomphales.

Une clameur imposante — clameur sortie de cinquante mille poitrines qui domine le bruit des fanfares — monte jusqu’aux cieux pour saluer le retour des héros.

Et ces héros, si impatiemment attendus, apparaissent enfin précédés et suivi de fanfares qui jouent avec un enthousiasme entrainant des airs militaires. Et alors, ces héros — au nombre de deux cents — ces guerriers, glorieux descendants du grand peuple français dont ils portent les couleurs sur leurs poitrines, frémissent d’une joyeuse émotion.

Ils défilent, tous beaux, tous superbes, tous héroïques.

En tête marchent les derniers « Terribles » survivants du bataillon Saint-Louis, précédés du lieutenant Marcil portant son bras droit en écharpe — du sergent Ouellet marchant à l’aide de béquilles — et du caporal Bédard qui, non encore remis de ses coups de baïonnette, se jure de retourner là-bas pour régler son compte avec les Boches.

Et suivent deux cents autres tous blessés presque tous des infirmes ; les uns s’appuyant sur des cannes, d’autres sur des béquilles, d’autres encore soutenus par des camarades et d’aucuns ne sont plus que des ruines humaines ! Et cette troupe de glorieux blessés — les Grands Mutilés de la nation Canadienne-française — avance lentement, péniblement… mais fièrement !

Et malgré leurs souffrances et leurs fatigues qu’on voit peintes sur leurs traits hâlés et amaigris, tous gardent à leurs lèvres un sourire d’indomptable énergie !

On les avait trouvés beaux nos soldats quand, au départ, ils avaient défilé devant le Tout-Québec délirant de folle joie patriotique ; mais combien plus beaux ils revenaient des fonds baptismaux du champ de bataille !

Mais ce qu’il y a de plus beau chez nos braves, ce ne sont pas ces visages bronzés et maigres — ce ne sont pas ces habits déchirés et rapiécés qui gardent le souvenir des luttes immortelles — ni ces membres perdus, ni ces bras en écharpe, ni ces bandeaux d’éclatante blancheur — ce ne sont pas, non plus, ces barbes hérissées, ni ces moustaches relevées en pointes menaçantes — Non !… Ce qu’il y a de plus beau chez nos troupes de glorieux mutilés, ce sont les yeux ! Oui ces yeux qui lancent les farouches éclairs — ces yeux chargés de regards ardents et terribles — regards qu’on dut leur voir au moment des grandes charges, lorsque, d’un impétueux élan, ils fonçaient dans la fournaise !

Oui ce sont ces yeux-là que regarde la foule — ces yeux-là qui la regardent.

Et ils passent ces beaux blessés ces Grands Mutilés emportant avec eux les louanges et l’admiration de tout un peuple ivre d’orgueil national !

Ils n’ont pas eu peut-être les honneurs du communiqué ? Qu’importe !… Ils ont mieux l’hommage sincère de leur race !


Fermant la marche triomphale, un spectacle de sublime beauté s’offre aux regards attendris.

Une chaise roulante suit lentement. Dans la chaise un jeune homme, aux traits blêmes encadrés d’une barbe noire bien taillée que rehausse la moustache aux pointes soigneusement affilées, porte haut, sa tête fière, tandis que ses lèvres sourient à la foule émue.

Ce jeune homme avec l’unique bras et l’unique jambe, qui lui restent, n’est plus qu’un pitoyable lambeau. Ses yeux, qu’on devine éteints à la lumière du jour, sont couverts d’un bandeau de soie noire ; c’est le seul aveugle — le premier peut-être — qui revient dans sa patrie.

Et cet aveugle, c’est le lieutenant Marion.

Poussant la chaise, tandis qu’un sourire de triomphe illumine sa physionomie un peu fatiguée, la capitale reconnaît avec une profonde surprise le riche Harold Spalding. Oui, le millionnaire pousse le glorieux véhicule dans lequel se dresse, beau, superbe et héroïque celui qui avait été sa victime.

Mais plus sublime encore et plus touchant tableau, c’est cette jeune fille portant le costume des infirmières de la Croix-rouge, marchant à la droite de la chaise roulante et tenant dans sa main fine et blanche l’unique main du glorieux mutilé.

Ah ! jamais comme à cette heure Violette n’avait été plus belle sous sa cornette blanche, — plus ravissante dans sa candeur et son triomphe, — plus exquise dans l’attendrissement de ses yeux bleu-de-ciel qui s’abaissaient de temps à autre sur le cher, l’adoré, le plus aimé que jamais !

Et à la gauche de la chaise, droit et majestueux, rajeuni même, marche le grand et vénérable prêtre : l’abbé Marcotte.

Enfin formant l’arrière-garde de cette troupe immortelle, vient l’ami Pascal, titubant sous les éclats des fanfares qui le suivent et l’assourdissent, remerciant, avec force sourires, la foule qui acclame nos héros, sautillant, jubilant et murmurant :

— Cré gué !… que j’suis content !…

Maintenant sous un immense arc de triomphe, la chaise roulante passe très lentement ; et alors une puissante clameur s’élève, des applaudissements frénétiques éclatent de toutes parts, et la foule, saisie d’une pieuse émotion s’incline, se prosterne…

Puis, sur le groupe de nos héros tombent des gerbes de fleurs !… Il tombe des roses, des marguerites des violettes, — il tombe de toutes les fleurs… il tombe des sourires, il tombe des pleurs, il tombe des baisers !…

Dans cette foule où toutes les croyances, tous les cultes, toutes les nationalités se coudoient, on voit d’abondantes larmes couler !…

On voit des femmes s’agenouiller, tenant dans leurs bras tendus des enfants qui balbutient avec ivresse :

— Ah ! que c’est beau !

On voit des vieillards se découvrir respectueusement, et de leurs regards attendris et humides, on peut voir de furtives larmes rouler sur leurs barbes blanches comme des perles glissant sur des marbres !

Puis, sous l’avalanche de gerbes fleuries de sourires, de pleurs, d’ovations enthousiastes, on voit des fronts d’airain s’incliner à leur tour !

Les fanatismes sont ébranlés, les haines de race s’éclipsent, les préjugés s’envolent, et tous les fronts s’inclinent, émus, saisis, tous les cœurs s’élèvent à l’unisson pour chanter la gloire des grands mutilés de la vaillante race française !…

Car c’est une France qui passe… ce sont des poilus… et les enfants ont bégayé avec ivresse :

— Ah ! que c’est beau !

Oui ils étaient beaux ceux qui venaient de lutter là-bas, pour la liberté et la civilisation, tout en donnant un peu de leur sang et un peu de leur chair pour la sauvegarde de leur foi et de leur langue.

Oui, ils étaient beaux ceux qui, pour répondre à leurs persécuteurs qui les avaient appelés déloyaux et dégénérés, à ces persécuteurs qui s’acharnaient à leurs droits les plus chers, les plus sacrés, s’étaient héroïquement jetés sous la pluie de mitraille meurtrière !

Et cela, c’était leur revanche à ces héros de notre race… c’était la revanche d’une race !

Comme l’avait dit Jules Marion, comme l’avait répété l’abbé Marcotte, comme l’avait proclamé Harold Spalding, de même la nationalité canadienne-française pouvait dire dans un cri de triomphe : Voilà ma revanche !…

C’était la revanche et c’était la victoire…