L’Étoile du nord (p. 298-302).

VI

LE DERNIER MOT DE L’ABBÉ MARCOTTE


Harold avait repris sa vie de plaisirs. Sa luxueuse habitation de la rue d’Anjou était devenue le rendez-vous d’une foule de galantes qui, pour la plupart — disons-le à l’honneur de la Française — n’étaient que des aventurières venues des pays étrangers.

Tous les jours, il y avait, rue d’Anjou, grands festins. Tout ce que l’argent peut procurer de mets délicats et raffinés de vins recherchés, fines liqueurs, champagnes mousseux — tous ces divins nectars du dieu-homme — tout cela s’empilait sur la table de ce nouveau Sardanapale qui cherchait d’oublier dans les orgies sa monstrueuse infamie.

Pendant trois semaines le demi-monde parisien assiégea la rue d’Anjou.

Pendant trois semaines on raffola du millionnaire canadien… on se le disputa avec furie. C’était l’ancienne folie des chercheurs d’or sentr’égorgeant pour la possession d’un lingot !

Et Spalding, enivré par cette lutte furieuse dont il était le prix, finissait par oublier ses bassesses, ses crimes, sa fille et Jules Marion, sa victime.

C’était encore grande fête ce soir-là, rue d’Anjou : c’était toujours l’effrayante libation, l’orgie infernale au sein de laquelle naissent, s’unissent et vivent toutes les passions humaines.

La resplendissante compagnie de Harold Spalding s’étalait autour des tables surchargées de la vaste salle à manger. Le grand salon également, bien que désert à cette heure, s’incendiait sous les feux éclatants de ses lustres d’argent.

Au moment où Harold semblait jouir au suprême degré de son triomphe un serviteur vint l’informer qu’une personne désirait l’entretenir pour affaire de grave importance.

Oubliant ou négligeant de s’enquérir du nom de la personne, Harold commanda :

— Conduisez le visiteur dans le grand salon où je le rejoindrai bientôt.

Dans son orgueil, il se plaisait à laisser seuls ses visiteurs pour leur permettre d’admirer plus à leur aise la somptuosité de son habitation comme la munificence qu’il déployait.

Or, le personnage qui venait d’être conduit au grand salon, c’était l’abbé Marcotte.

Jamais l’abbé n’était apparu aussi superbe, aussi beau, aussi imposant, comme à ce moment même sous l’incendie des lustres.

Vêtu d’une longue redingote noire qu’il portait avec une remarquable aisance avec sa figure blême pleine d’énergie puissante à laquelle se mêlait une sorte de mélancolique douceur, avec sa chevelure léonine dont les mèches, sous l’ardeur des lustres, scintillaient et glissaient sur la nuque comme des lames d’argent, l’abbé Marcotte, ce soir-là, paraissait grandi.

Et quand Harold parut, — quand il reconnut son visiteur, il demeura un moment ébloui, comme saisi d’une admiration respectueuse.

L’abbé s’inclina froidement, et d’une voix plus froide encore dit :

— Monsieur Spalding, pardonnez-moi de venir troubler la grande fête dont retentit votre somptueuse demeure. Mais comme a dû vous dire votre valet, il s’agit d’affaire grave.

— Monsieur, répondit Harold d’une voix aussi glaciale que celle de l’abbé, je croyais qu’entre nous il ne devrait plus y avoir aucun rapport, je suis forcé de vous faire reconduire.

En même temps il s’approcha de la table avec le petit marteau d’argent ciselé et l’éleva au-dessus du timbre d’or.

Le marteau ne retomba pas. L’abbé vivement s’était élancé vers Spalding et avait retenu la main prête à descendre.

— Monsieur l’abbé, prononça Harold sur un ton courroucé, il me semble que je suis le maître ici.

— Je ne vous nie point ce titre ; mais j’ai à vous parler, et vous m’écouterez.

— Ah ! vous me commander maintenant, gronda Harold frémissant.

— Ce n’est pas moi qui commande.

— Et qui donc, alors ? ricana Harold.

La vie de Violette ! répliqua l’abbé d’une voix grave.

— Vous voulez parler de celle qui fut ma fille ?

De celle qui est encore votre fille !

— Je l’ai reniée !

— Vous n’en avez pas le droit !

— Quoi le prouve ?

— Sa soumission à votre volonté !

— N’a-t-elle pas épousé son cul-de jatte ?

— N’insultez pas un héros ! tonna l’abbé d’une voix terrible.

— Qu’importe ! Vous me dites que Violette a épousé son lieutenant…

— Je ne vous ai rien dit de tel, reprocha l’abbé de sa voix sévère et profonde.

— Alors, que voulez-vous ?

— Je veux que vous sauviez votre fille !

— Expliquez-vous !

— Je veux que, bon gré mal gré, vous veniez dire à Violette ceci : « Je t’autorise à devenir l’épouse du lieutenant Marion ! »

— Jamais !… cria Harold d’une voix forte.

— Eh bien ! répliqua l’abbé avec calme, préparez-vous à envoyer chercher le cadavre de votre fille !

Harold pâlit et sa main échappa le petit marteau d’argent sur l’épais tapis du salon.

— Que se passe-t-il donc ? interrogeait-il saisi tout à coup d’inquiétude.

— Il se passe que votre fille Violette, malade depuis deux semaines, est à la dernière agonie[illisible]

Un moment, Harold considéra curieusement la figure grave et solennelle de l’abbé ; puis il prononça ces paroles outrageantes :

— Je me demande si vous ne mentez pas pour un motif que j’ignore !

Les yeux gris de l’abbé s’illuminèrent d’éclairs rapides et terribles. Il s’approcha tout près de Harold saisit son bras qu’il serra avec force, et articula à voix ardente et basse :

— Harold Spalding, est-il possible que tu aies perdu tout cœur et toute âme ?

Harold frémit et se troubla.

— Que voulez-vous que je fasse ? balbutia-t-il, dompté…

— Que vous me suiviez, d’abord !

— Où ?

— Chez moi… où ta fille sera morte parce que nous serons arrivés trop tard ! Les secondes sont précieuses… décide-toi !

Un changement subit s’opéra dans toute la personne du millionnaire. Un tremblement convulsif l’agita, et il répondit d’une voix méconnaissable :

— Je vous suis !

Et sans perdre une seconde, il se baissa rapidement, ramassa le petit marteau d’argent, et frappa rudement le timbre d’or qui résonna comme un coup de clairon.

Un domestique parut.

— Commander l’auto… et vite ! ordonna Spalding d’une voix très rude.

Et saisissant la main de l’abbé, il dit :

— Venez, monsieur l’abbé… ah ! fasse Dieu que nous n’arrivions pas trop tard !

L’instant d’après, la machine commandée roulait à toute vitesse, vers la rue Saint-Lazare, emportant le millionnaire et l’abbé.