L’Étoile du nord (p. 293-298).

V

RUE SAINT-LAZARE


Jules Marion avait quitté l’hôpital, et depuis quinze jours il était installé chez l’abbé Marcotte, rue Saint-Lazare.

L’abbé avait mis son petit salon à la disposition de son cher convalescent.

C’est là que Jules Marion passait ses longues journées, fumant des cigarettes, causant avec l’abbé écoutant ses lectures et songeant beaucoup à Violette demeurée à l’hôpital et très malade — à Violette qu’il n’avait pas revue durant ces quinze jours — quinze siècles d’agonie — à Violette qu’il désespérait de revoir !…

Pourquoi ce désespoir ?

D’abord Violette était très malade, nous l’avons dit et cette pensée plongeait notre héros dans une vive et profonde inquiétude.

Ensuite, l’abbé avait reçu, deux jours après la sortie de Jules de l’hôpital, une petite note très brève, très précise et sans appel, ainsi conçue :

Monsieur l’abbé. — Après un entretien que j’ai eu ces jours derniers avec ma fille, j’ai décidé d’entreprendre la présente démarche. Vous me paraissez être l’intermédiaire entre Jules Marion et Violette ; or, comme tel, je vous somme d’empêcher à l’avenir tout rapprochement entre eux. Le jour où j’apprendrai que ma fille s’est donnée à votre protégé, ce jour-là, je la déshériterai et la maudirai. Et vous serez responsable des catastrophes qui pourront éventuellement atteindre soit ma fille, soit votre protégé, ou tous les deux à la fois.

Cette note, l’abbé l’avait comprise en frémissant : c’était le dernier mot de Harold.

Le prêtre en avait donné lecture à Violette et à Jules. Violette était tombée malade.

Un sombre désespoir s’était emparé de Jules. Mais le vénérable et dévoué prêtre n’abandonnait pas son protégé… son fils, comme il se plaisait de dire souvent.

Un soir, un peu après huit heures, au moment ou l’abbé Marcotte donnait lecture au lieutenant des rapports militaires du jour, le timbre de la porte d’entrée vibra violemment.

De sa cuisine Pascal courut ouvrir.

Devant lui il trouva une inconnue en grand deuil, la figure cachée derrière un long voile noir.

L’inconnue demanda à voir l’abbé.

Pascal, sans réflexion, introduisit la visiteuse dans le petit salon.

Jules était à demi couché sur un sofa. L’abbé Marcotte, assis en un fauteuil placé près du jeune homme, lisait tout haut.

À la vue de l’inconnue en grand deuil, l’abbé surpris se leva vivement et s’inclinant avec une grande courtoisie, dit :

— Madame je regrette de me voir forcé de vous recevoir plus dans la chambre d’un malade que dans un salon… soyez la bienvenue.

Alors, l’inconnue releva son voile, et en même temps elle posait un doigt sur ses lèvres tristement souriantes.

L’abbé étouffa une exclamation de [illisible] en reconnaissant Violette Spalding.

Au même instant, avant qu’un seul mot [illisible] sorti de la bouche de la jeune fille ou de celle de l’abbé — qui expliquera ce fait étrange ? — Jules avait bondi et s’écriait avec une joie exaltée :

— Violette !…

Et elle, aussitôt, se précipitait vers le bien-aimé, elle tombait à genoux et saisissait [illisible] que main sur laquelle elle déposait des baisers ardents… des baisers humides de larmes [illisible]lantes.

Devant, ce spectacle inattendu et touchant l’abbé demeurait saisi, incapable d’une parole ni d’un mouvement.

Mais soudain la lettre menaçante de Spalding brûla son souvenir.

Il fit un effort pour se retrouver lui-même, puis il marcha à Violette qui se relevait.

— Mademoiselle, prononça-t-il d’une voix sévère, mais douce et tendre pourtant, il est de mon devoir de vous rappeler la lettre de votre père.

À ces mots la physionomie de Violette prit une expression d’énergie presque farouche, et ces paroles tombèrent, impétueuses, de ses lèvres [illisible]les :

— Monsieur l’abbé allez dire à mon père [illisible] j’attends sa malédiction. Car, fille maudite de mon père, je ne pourrai souffrir plus que je n’ai souffert séparée de celui que j’aime plus pardessus tout !

— Merci, Violette !… s’écria Jules, ivre de bonheur.

— L’abbé pencha sa tête sombre et pensive [illisible] demeurer muet.

— Monsieur l’abbé, poursuivit Violette d’une voix suppliante, vous ne voudrez pas que je [illisible]re, n’est-ce pas ?… Eh bien ! je peux [illisible]… je mourrai peut-être ! Ce sera ma douleur, mes tourments, mon amour anéanti, mon cœur brisé qui me tueront. Aujourd’hui il ne tient qu’à vous que je vive et que je sois heureuse… que nous soyons heureux, Jules et moi !

Et joignant les mains, elle ajouta avec un accent de prière irrésistible :

— Moniteur l’abbé, unissez-nous… bénissez-nous !

Les brai croisés, la tête penchée, la figure toujours, sombre et méditative, l’abbé garda le silence.

Jules aussi demeurait silencieux. Il n’osait appuyer les paroles… la troublante supplication de Violette par crainte de la terrible responsabilité qu’il savait peser sur le vaillant prêtre.

Et c’est vers lui, Jules, qu’alors Violette se retourna toujours suppliante.

— Jules, dit-elle il vous appartient aussi de revendiquer notre bonheur. Un mot de vous… un seul mot, et je suis assurée que monsieur l’abbé s’empressera de se rendre à nos vœux !

Un lourd soupir souleva la poitrine du jeune homme, qui répondit sur un ton morne et découragé :

— Violette, avec mes infirmités et mon impotence, je dois rester neutre dans cette lutte entre votre amour et la volonté de votre père. Je vous aime trop, Violette pour vous pousser à la révolte contre l’autorité paternelle… je serais un misérable ! un misérable !

— Ah ! vous aussi, Jules m’abandonnez ! s’écria Violette avec désespoir. Ah ! vous m’abandonnez tous… vous tous qui vous disiez mes amis…

Elle se laissa choir dans le fauteuil auquel le blessé s’appuyait.

Dans le court silence qui suivit un hoquet monta aux lèvres de Violette. On entendit ces mots à peine balbutiés :

— Oh !… Dieu… Dieu…

Puis, de suite comme une plainte qui expire sur la bouche vagissante de l’enfant, ces paroles :

— Se peut-il que je souffre ainsi… toujours !

Elle se leva brusquement, avec agitation, puis, approchant vivement son visage altéré et douloureux près de Jules elle prononça ces paroles désespérées :

— Ah ! Jules… Jules… c’est impossible que je vive sans vous désormais… sans votre amour !

Elle s’écarta violemment du jeune homme dont la tête se penchait sous l’accablement de la souffrance, et elle marcha rudement vers la porte.

Mais elle s’arrêta tout à coup devant le prêtre qui masquait la sortie du salon. Elle le considéra un instant avec une sorte de maladive curiosité. Elle releva son voile qu’elle venait de laisser tomber, et lentement, comme pieusement, elle se prosterna aux pieds de l’abbé qui très ému, faisait d’inouïs efforts pour ne pas pleurer.

— Monsieur l’abbé dit Violette d’une voix si tremblante de larmes qu’elle était à peine distincte, monsieur l’abbé, vous seul — Je le sens, mon cœur me le crie tout haut — vous seul dis-je pouvez décider de mon sort.

L’abbé fit un geste comme pour la relever.

— Non non… de grâce écoutez moi, monsieur l’abbé ! ne me renvoyez pas ! Pourquoi ne pas me donner à Jules, puisqu’il veut être à moi… puisqu’il souhaite que je sois à lui ? Vous ne pouvez pas nous refuser ce bonheur !… Je vous supplie, monsieur l’abbé, à genoux. Ne voyez-vous donc pas que je pleure maintenant ? Mais entendez donc les sanglots qui brisent ma poitrine déjà malade… si malade ! Oui, oui, j’en mourrai, c’est certain… Car j’allais mourir, hier, à l’hôpital, quand à mon âme un dernier espoir est venu ! Cet espoir monsieur l’abbé, c’était vous-même ! Et c’est vous seul à cet heure qui pouvez ou réaliser cet espoir ou me condamner ! Monsieur l’abbé, monsieur l’abbé… vous ne voudrez pas être cause de ma mort ?

Mains jointes, la figure baignée de pleurs et ravagée par la souffrance, Violette à cet instant suprême représentait la Vierge de Douleurs.

— Mademoiselle, dit enfin l’abbé Marcotte, la voix brisée, votre père, seulement, peut décider dans cette affaire. Je ne veux pas me rendre responsable de la terrible malédiction qui pèserait désormais sur votre tête. Comme vous, comme notre cher blessé, je suis désespéré. Je vous aimais déjà, comme j’eusse aimé une fille, mademoiselle… laissez-moi donc vous aimer encore par la vaillance dont vous ferez preuve dans l’affreuse situation où nous met tous la volonté de votre père.

Livide, Violette se releva. Ses regards se promenèrent éperdument autour d’elle. Une sorte de râle tomba de ses lèvres… puis, deux ou trois mots qui semblèrent une imprécation. Elle fit trois pas saccadés vers Jules, s’arrêta, comme indécise, une seconde ; puis elle pivota et chancelante elle marcha sur l’abbé, le repoussa et l’écarta avec une rudesse et une vigueur étranges. Et dans la porte qu’elle allait franchir maintenant elle jeta ces paroles comme avec une sorte de bravade folle :

— Adieu… tous ! Adieu, Jules ! Adieu monsieur l’abbé ! et ces derniers adieux je vous autorise à les porter à celui que l’appelle mon père !

Et elle franchit la porte en éclatant d’un rire amer.

Mais tout à coup elle tituba et s’appuya au mur du petit vestibule, un soupir douloureux l’étouffa, et avant que le prêtre épouvanté n’eût pu faire un geste, un mouvement, Violette s’abattit sur la place, comme foudroyée.

Jules poussa un cri terrible :

— Violette… morte !

Il s’était dressé sur son unique jambe et de sa main crispée sur le dossier du fauteuil dans lequel Violette un moment s’était assise il s’accrochait.

Et il demeurait le buste penché en avant, le visage livide, les lèvres serrées par un désespoir intense, dardant ses yeux éteints vers l’endroit où il savait Violette tombée, perdant que l’abbé enlevait le corps inanimé de la jeune fille et le déposait sur le lit blanc de Jules.

— Ah ! elle est morte, n’est-ce pas ? râla la voix méconnaissable de Jules.

— Non…… pas encore ! répondit la voix sourde de l’abbé.

— Elle va mourir ! monsieur l’abbé, dit Jules la voix frémissante, les dents serrées.

— J’en ai peur.

— Mais il faut la sauver !

— Comment ? demanda l’abbé découragé.

— En me la donnant !

— Mais son père ?

— Ah ! le misérable… l’infâme ! rugit le jeune homme, je regrette à présent…

— Jules ! tonna la voix du prêtre.

Le jeune homme se tut, agité, plus livide que la lividité du cadavre.

— Mon fils, reprit l’abbé gravement, prends garde de te laisser aller à des sentiments indignes de ta générosité !

— Pourtant, monsieur l’abbé, vous savez bien qu’il faut sauver Violette ?

— Oui, je le sais… il faut la sauver ! dit l’abbé réfléchissant.

— Eh bien ! sauvez-la ! cria Jules avec exaltation.

— Soit, je la sauverai… je vous sauverai tous deux ! répliqua le prêtre avec une sombre énergie.

Et sans plus un mot, brusquement il saisit son chapeau et sa canne et se dirigea vers la porte.

— Où allez-vous ? demanda Jules frémissant de joie et d’espoir.

Chez Spalding ! répondit l’abbé en s’éloignant.