L’Étoile du nord (p. 189-195).

X

LES EXPLICATIONS DE L’ABBÉ


Jules et Violette ne revenaient pas de l’étonnement dans lequel les avaient jetés les paroles énigmatiques de l’abbé Marcotte au général ; et lui, l’abbé, considérait maintenant les deux amants de ses yeux gris où pétillait une certaine joie maligne.

Enfin, Jules parvint à secouer sa torpeur. Il tendit la main à l’abbé et, d’une voix qui tremblait de l’émotion violente qui ne l’avait pas quitté durant toute la scène précédente, il dit :

— Monsieur l’abbé, je vous remercie d’abord de ne m’avoir pas cru coupable du crime déshonorant dont on vient de m’accuser, — ensuite d’avoir pris si vaillamment ma défense.

— Mon fils, un homme qui travaille à la revanche de sa race, ne peut manquer à l’honneur… Je n’eusse pas ajouté foi à cette accusation contre mille preuves accumulées — contre les preuves les plus évidentes.

— Merci encore !

— Mais, heureusement, il n’y a pas de preuves encore… On t’accuse, c’est vrai, mais on ne prouve rien… et l’on ne prouvera rien. D’ailleurs, je suis là…

— Que voulez-vous dire ? demanda Jules, surpris encore de ces paroles.

Violette écoutait, émue et silencieuse.

— Je veux dire, répondit l’abbé, que j’ai à vous donner, à mademoiselle Violette et à toi-même, des explications d’une très grave importance. Cependant, ajouta-t-il en fixant Violette très émue, je ne puis le faire à vous en même temps. Et si mademoiselle veut bien nous laisser seuls un moment… je lui parlerai ensuite.

Violette inclina la tête et s’éloigna, après avoir jeté à Jules un regard d’encouragement.

L’abbé Marcotte, alors, se pencha vers Jules et lui dit d’une voix très basse :

— Jules, sais-tu d’où vient l’accusation ?

— Cette accusation comme la lettre qui semble l’appuyer sont pour moi encore une énigme.

— Eh bien, l’énigme n’est plus indéfrichable — l’énigme s’appelle… Harold Spalding !

Jules sursauta sur son lit, pâlit affreusement et demeura comme frappé d’épouvante. Puis ses lèvres s’agitèrent avec ce nom :

— Harold Spalding !…

— Tu te rappelles, poursuivit l’abbé, la lettre de congé que t’avait adressée Harold à Ottawa, et tu te souviens que je gardai cette lettre. Tu me demandas alors ce que j’en voulais faire. Je répondis que je n’en savais rien. Était-ce instinct ? Était-ce pressentiment ou hasard ? Peut-être était-ce Dieu qui me guidait ?… Eh bien, cette lettre aujourd’hui te sauve d’un danger terrible…

— Ah !… souffla Jules dont la stupéfaction grandissait.

— L’écriture de la lettre d’accusation m’a frappé. Il me semblait avoir vu déjà quelque part ce griffonnage, bien qu’il eut été quelque peu modifié. Mais la forme des caractères demeure la même. Et j’ai pu me convaincre de cette certitude en comparant les deux lettres qui, je l’affirme, sont toutes deux de la même main.

— De la main de Harold Spalding ?… prononça Jules tout bouleversé par cette découverte.

— Oui… Et puis, rien d’étonnant après le coup de Randall ! Randall et Spalding… ajouta l’abbé comme se parlant à lui-même, cela se touche… cela se tient et pour abattre l’un, il faut abattre l’autre en même temps. Allons, Jules, il est temps de prendre l’offensive avant qu’il ne soit trop tard. Ces deux coquins ont l’air déterminé à tout… nous serons là !…

Cette fois, au lieu de leur douceur accoutumée, les yeux gris de l’abbé s’illuminèrent de lueurs terribles.

— Qu’allez-vous faire, monsieur l’abbé ? demanda Jules la gorge crispée.

— Je n’en sais rien encore. Mais puisque Spalding est à Paris, c’est à Paris que j’irai !

— Pourtant, il y a encore une chose que je ne comprends pas, fit observer Jules.

— Quoi donc ?

— Cette autre lettre que m’a adressée personnellement cet individu qui se dit arrêté…

— L’espion allemand ?

— Oui.

— Quel est ton avis ?

— Que Spalding et Randall sont en rapports avec cet espion de quelque façon.

— Ceci n’est pas très clair en effet, dit l’abbé pensif.

— Et le mystère est loin d’être éclairci encore, comme vous le voyez.

L’abbé garda le silence. Son front s’était barré d’un pli sombre et profond, et ses sourcils terriblement froncés indiquaient la nature peu calme des pensées du prêtre.

Enfin il releva la tête et dit :

— Décidément, tu as raison. Il y a là un mystère profond… une intrigue savamment machinée. Mais bah ! Dieu aidant, nous trouverons bien le dernier mot de l’énigme !

— Ainsi, vous irez à Paris ?

— Je le pense. Mais avant toute décision, je verrai Violette.

— Allez-vous la mettre au courant de votre découverte ? demanda Jules avec une inquiétude que l’abbé devina.

— Parfaitement. Il faut qu’elle sache tout ce que nous savons nous-même. Du reste, c’est une fille courageuse ; et puisqu’elle semble vouloir combattre à nos côtés, et pour notre cause, il est bon de la prévenir.

L’abbé fut interrompu par le chirurgien-major, qui venait de rentrer à l’hôpital.

La figure du chirurgien — un anglo-canadien qui s’était épris d’une vive sympathie pour Jules et Violette depuis qu’il connaissait leurs infortunes — exprimait tous les indices d’une profonde stupéfaction.

Il regarda l’abbé et Jules tour à tour comme pour demander s’il ne s’agissait pas de quelque mauvaise plaisanterie.

C’est à Jules qu’il adressa la parole.

— Savez-vous que je viens d’apprendre une nouvelle extraordinaire ?

— Que je suis arrêté comme affilié à une bande d’espions allemands… répondit Jules en souriant.

— Et que je suis responsable de votre personne… Je me demande si ce n’est pas là une comédie dont on veut me faire le bouffon ?

— Il n’est que trop vrai, affirma l’abbé, que notre ami a été accusé d’espionnage et mis en état d’arrestation.

— Mais l’accusation est fausse assurément ? s’écria le chirurgien avec indignation.

— Oui… et nous le prouverons bientôt, dit l’abbé sur un ton résolu.

— Ah ! je le souhaite ardemment pour notre blessé, répliqua avec une grande sincérité le chirurgien-major.

— Merci, monsieur, répondit Jules avec reconnaissance.

Les trois hommes causèrent quelques minutes encore, puis le chirurgien, après avoir serré la main de l’abbé et celle de Jules, se retira.

Alors l’abbé se dirigea vers Violette qu’il attira à l’écart.

— Avez-vous une minute de loisirs ? demanda-t-il.

— Oui, répondit Violette.

— En ce cas prêtez-moi une oreille attentive, car j’ai à vous donner les explications que j’ai données à Jules tout à l’heure.

— Je vous écoute, monsieur l’abbé.

— Mademoiselle, commença l’abbé, j’ai à vous apprendre une nouvelle très grave, d’abord, — une nouvelle qui va vous causer une très grande douleur. Je vous demande pardon à l’avance. J’aurais pu me taire… mais je vous sais trop partisan de notre cause pour vous cacher la vérité.

— Monsieur l’abbé, répondit Violette d’une voix calme, depuis longtemps je suis prête à toutes les douleurs. Mon cœur a déjà saigné par tous ses pores, il ne peut saigner davantage. Parlez donc sans crainte.

En dépit de sa résolution de tout avouer à Violette, l’abbé hésita un moment. Sa délicatesse se révoltait, et, par l’aveu d’une vérité, il pouvait être cause qu’une jeune fille répudiât son père, qu’elle le méprisât, qu’elle le maudit même. C’était là une grosse responsabilité. Pourtant, il sentait que c’était nécessaire… il croyait qu’il était nécessaire que Violette pût lire ouvertement dans le jeu de Randall dont il savait les projets ambitieux, et pour lire dans le jeu du docteur il fallait qu’elle lût aussi dans celui de Harold.

Son hésitation ne fut pas longue.

— Mademoiselle, continua-t-il, il s’agit de la lettre adressée au général, — de cette lettre que j’ai lue et qui accuse Jules Marion de faire partie d’une bande d’espion dont le chef a été arrêté à Paris.

— Eh bien !… fit Violette haletante.

— Eh bien, je sais quel est l’auteur de cette accusation…

— Ah ! s’écria tout à coup la jeune fille avec indignation, je m’en doutais un peu… C’est encore lui, cet infâme Randall, n’est-ce pas ?…

— Oui, lui… mais il y en a un autre encore ! C’est-à-dire celui, qui de sa propre main a écrit l’accusation.

Violette pâlit… elle avait deviné. Et ce fut d’une voix sourde saccadée, qu’elle répliqua :

— Vous voulez parler de mon père, Monsieur l’abbé ?… Oh !… vous pouvez tout me dire, car je vous l’ai déclaré, je suis prête à tout. Du reste, je m’étais habituée à songer qu’un malheur quelconque me frapperait tôt ou tard, — qu’une douleur nouvelle viendrait s’ajouter à toutes celles dont je souffre. La vérité que vous m’apprenez ne me surprend donc qu’à demi. Oui, je vous comprends maintenant : l’autre homme qui s’acharne à Jules… c’est mon père !…

L’abbé pencha la tête.

Un sourire d’amertume crispa les lèvres de la jeune fille. Elle reprit :

— Monsieur l’abbé je vous crois. Il se peut que mon père, poussé par le perfide Randall, se soit laissé aller à une action blâmable. Mais je suis là… j’irai à Paris… je verrai mon père… je sais qu’il m’aime… je le ramènerai dans la bonne voie… il fera disparaitre l’odieuse accusation qui pèse sur Jules.

Et la jeune fille s’animant à mesure qu’elle parlait, ajouta :

— Il le fera parce que je lui démontrerai que Jules mérite son estime… Parce que je lui dirai que Jules se bat vaillamment pour la défense de notre Empire, — qu’il lutte pour les droits de la civilisation comme pour ceux de sa nationalité, — qu’il combat côte à côte avec nos compatriotes comme avec nos cousins d’Angleterre, — qu’il verse son sang et offre sa vie pour la victoire définitive Et je lui dirai — oui, je lui dirai, monsieur l’abbé, que la vie de Jules c’est ma vie que sa mort serait ma mort !… Et je le supplierai… je me trainerai à ses pieds… je lui dirai toutes mes douleurs, toutes mes souffrances et il verra mes pleurs et il entendra mes gémissements… et il me sauvera ! Oui il faudra bien qu’il me sauve, et pour me sauver il sauvera Jules !… Et quant à Randall… oh !… ce démon… il faudra bien pourtant le démasquer… son châtiment viendra ! C’est un monstre qu’il faut à tout prix écraser !… Ah !… si Dieu le voulait…

Violette s’arrêta haletante et pâle.

L’abbé excessivement ému et les yeux humides de larmes qu’il cherchait à retenir demeura silencieux.

Plus calme Violette reprit :

— Monsieur l’abbé, je vous le répète, j’irai à Paris… Vous m’aiderez auprès du chirurgien-major pour que j’obtienne un congé de quatre ou cinq jours. Cela m’est suffisant pour faire rétablir l’innocence et l’honneur de Jules.

— Mademoiselle, voulez-vous me permettre de vous accompagner à Paris avec mon fidèle Pascal ?

— Quoi ! s’écria Violette avec un élan joyeux, vous feriez cela ?

— Je vous en supplie.

— Ah ! merci… merci… Mais, pour des raisons que je passe sous silence, je veux voir mon père, seule. Il ne faut pas qu’il vous voit… Vous me comprenez peut-être…

— Je vous comprends, répondit l’abbé avec un sourire de mélancolie, et je me conformerai à vos désirs, à vos ordres. Mais je veux être là pour veiller sur vous, non que je redoute quelque chose de la part de monsieur Spalding, — mais Randall est aussi à Paris, et voilà le danger !

— Merci encore. Donc il ne nous reste plus qu’à obtenir un congé, et nous allons en parler immédiatement au major. Venez.

— Pardon, une question seulement.

— Faites, monsieur l’abbé.

— Quand voulez-vous partir pour Paris ?

— Ce soir le plus tard, si c’est possible.

— Bien, je serai prêt.

Ce fut avec plaisir que le chirurgien-major se rendit à la demande de Violette et de l’abbé en accordant à la jeune fille un congé illimité.

Et Violette s’était écriée avec une exaltation joyeuse :

— À Paris, monsieur l’abbé !…