L’Étoile du nord (p. 177-188).

IX

LA LETTRE MYSTÉRIEUSE


Que le lecteur nous pardonne de le transporter aussi brusquement et aussi souvent d’un lieu à un autre ; mais cela est indispensable pour la bonne intelligence de ce récit.

Nous retournerons à l’hôpital provisoire où nous avons laissé Jules Marion blessé et évanoui, Violette sanglotante et désespérée, l’abbé Marcotte et le brave Marcil très consternés auxquels étaient venus se joindre le chirurgien-major d’abord, et Raoul Constant, ensuite.

Quelques jours s’étaient passés durant lesquels une foule de blessés, y compris Raoul Constant, avaient été dirigés sur des hôpitaux d’évacuation pour de là, plus tard, être envoyés dans les hôpitaux permanents où auxiliaires. De la sorte on empêche l’encombrement tout en faisant une place pour les nouveaux blessés qui, chaque jour, sont apportés de la ligne de feu. Et Jules allait suivre le même chemin… mais l’abbé Marcotte et Violette avaient obtenu du chirurgien-major que le cher blessé demeurât quelques jours encore sous les soins dévoués et attentifs de Violette.

La blessure de Jules n’était pas très grave, car la balle de l’espion boche n’avait fait qu’atteindre l’épaule gauche en déchirant les chairs et s’arrêtant contre l’omoplate. Mais l’énorme perte de sang avait excessivement affaibli le jeune homme, — sans compter que son bras gauche devait, pour quelques jours garder une stricte immobilité.

Chaque jour, l’abbé Marcotte venait passer une couple d’heures avec Jules.

L’abbé racontait les incidents du front et lui donnait lecture du Bulletin des Armées.

Mais Jules ne l’écoutait qu’à demi, tant ses yeux et sa pensée suivaient de près Violette qu’il voyait aller çà et là, remplissant avec une merveilleuse ardeur ses devoirs de garde-malade. Et elle, chaque fois qu’elle passait près du lit du cher blessé, elle avait pour lui un sourire de tendresse, un regard d’ineffable amour…

Et Jules exultait…

L’abbé, qui voyait parfaitement bien tout ce petit manège des amoureux, se taisait et souriait intérieurement.

Six jours encore se passèrent quand, un matin, Violette vint remettre à Jules une lettre qu’un courrier spécial apportait de Paris.

Depuis son arrivée à l’hôpital, Jules n’avait pu entretenir Violette des choses qui lui brûlaient les lèvres. Cela avait été impossible par le fait que Violette avait trop de besogne, — une besogne sans cesse accrue par l’arrivée constante de blessés ; par le fait aussi que ces lits trop rapprochés ne permettaient pas de causer de choses, comme Jules en avait à dire, qui fussent tombées dans l’oreille des blessés voisins. Et malgré toute leur envie de causer de ces choses-là, Jules et Violette avaient dû se résigner au silence et attendre le moment propice. Et durant ce temps leurs regards et leurs sourires avaient entretenu des relations non moins exquises.

Ce matin-là, l’hôpital était presque désert : dans la grande salle on pouvait à peine compter dix ou douze malades, et les lits voisins de Jules étaient vacants. C’était pour le personnel un répit bien mérité.

Aussi Jules se promit-il de profiter de ce répit pour avoir avec Violette la conversation tant souhaitée.

La jeune fille lui avait remis la lettre en disant simplement :

— Quelqu’un apporte cette lettre de Paris pour vous.

Et elle allait s’éloigner aussitôt, lorsque Jules la retint en murmurant :

— Violette… attendez !…

La jeune fille s’arrêta, rougit légèrement et demanda d’une voix très douce :

— Désirez-vous quelque chose, monsieur Jules ?

— Oui, Violette… je désire, je souhaite ardemment, depuis ces huit jours que je vous vois, vous demander quelque chose.

— Quoi donc ? fit Violette en tressaillant.

— Violette, continua le jeune homme d’une voix qui tremblait très fort, m’avez-vous pardonné ?

— Vous pardonner quoi, Jules ?

— Ma conduite odieuse à votre égard… là-bas à Ottawa.

— Vous êtes trop sévère pour vous-même, — votre conduite a toujours été celle d’un vrai gentilhomme.

— Pourtant… vous savez bien que je vous ai soupçonnée indignement…

— Mais vos soupçons n’ont pas duré, et cela vous pardonne.

— Merci, Violette, répondit Jules avec un tressaillement de joie intérieure. Et il ajouta :

— Et même si vous ne m’aviez pas pardonné encore, vous ne pourriez me refuser ce pardon plus longtemps… car j’ai tant souffert, quand j’ai été convaincu que vous aviez dit vrai… que l’homme, que vous savez, était mon ennemi et le vôtre, — oui, quand j’ai compris que vous ne pouviez être l’amante de cet homme, — quand, enfin, quelques jours après, cet homme-là voulut m’assassiner…

— Ah ! le misérable !… il avait donc osé !… balbutia Violette en se rapprochant de Jules.

— Oui… et c’est grâce à un ami dévoué à ce brave Pascal que vous connaissez que j’ai été sauvé. Et alors… ah ! Violette… c’est alors que j’ai compris mon infâme conduite envers vous…

— Et vous avez la deuxième preuve que cet homme, tant qu’il vivra, sera un danger continuel pour vous.

— Le misérable !… murmura Jules avec mépris. Dire que j’aurais pu, ce jour-là, le livrer à la justice…

— Jules, soyez assuré que cet homme recevra le châtiment qu’il mérite.

À ce moment, le jeune homme jeta autour de lui un regard rapide pour s’assurer que personne ne les observait.

Il ne restait dans l’hôpital que deux infirmiers ; les autres avec les deux gardes-malades et le chirurgien-major étaient pour une cause ou pour une autre, sortis de l’hôpital. Jules vit les deux infirmiers en train de causer avec quelques blessés à l’autre bout de l’hôpital.

Lui et Violette étaient pour ainsi dire seuls.

Le jeune homme alors saisit l’une des mains de Violette et attira la jeune fille plus près de lui. Elle ne résista pas, — elle eut même un sourire encourageant.

— Violette, dit le jeune homme d’une voix suppliante, dites-moi, voulez-vous ?… dites-moi que vous ne m’avez pas oublié… que vous m’avez gardé un petit coin dans votre généreux cœur… Ah ! Violette, vous ne savez pas quel bien cela me ferait !…

— Ne vous souvenez-vous pas de mes paroles ? dit la jeune fille d’une voix grave… que je ne pourrais « jamais oublier ! ».

— Oui, je me rappelle, Violette… Mais cela ne me suffit pas… il faut que vous me disiez autre chose… une chose que vous m’avez déjà dite !…

— Quelle chose donc ? demanda Violette avec un sourire qui prouvait qu’elle comprenait.

— Vous savez bien et, dois-je vous l’avouer ?… il n’y a que cela qui me fera croire que vous m’avez vraiment pardonné. N’est-ce pas, Violette ?… dites… et il lui souriait ardemment, et ses yeux, un peu ternes la suppliaient.

Et elle alors, avec ce charme magnétique qui la rendait belle, — elle, cette charmeuse, alla jusqu’à se pencher à l’oreille du cher blessé et murmura avec un doux reproche :

— Méchant !… vous voulez absolument savoir de mes lèvres ce que vous devinez dans mon cœur !… Eh bien… oui… puisque je vous ai suivi… puisque je…

Elle s’arrêta souriante et un peu rougissante…

Et lui, haletant et serrant plus fort la main qu’elle lui abandonnait volontiers, lui bégaya :

— puisque je… ah ! finissez… finissez…

— Oui, je vous le répète… puisque je vous…

Jules comprit… il eut un vertige… il s’écria avec un accent de joie délirante :

— Vrai, Violette ? …dois-je croire ?… — …que vous m’ai…

— Oui, méchant, croire… croire bien fort ! vous m’ai…

— Chut !… souffla Violette en posant sa main libre sur la bouche de Jules ; et toujours à son oreille elle ajouta, pendant que lui frissonnait sous ce souffle ardent, chaud et pur :

— Oui… beaucoup… beaucoup… toujours !… Puis se redressant tout à coup :

— Ah ça ! comme vous êtes tout pâle !… Je vous fatigue… et puis, vous avez votre lettre à lire… je me sauve… à tout à l’heure !…

Et elle s’esquiva après avoir retiré sa main moite de la main fiévreuse et frissonnante de Jules.

Lui, brûlant d’une joie intense, d’un bonheur nouveau, la suivit d’un regard d’extase.

Et sous l’empire de cette joie, de ce bonheur, il ferma les yeux et demeura quelques minutes absorbé dans une contemplation de ciel, dans des pensées de rêves sublimes.

Il se rappela soudain la lettre apporté de Paris.

Pour la première fois, il s’en étonna.

Qui donc pouvait lui écrire de Paris ?

La main qui avait tracé la suscription lui était inconnue.

Fiévreusement, il brisa l’enveloppe, en retira une feuille de papier jaune qu’il déplia, et ce fut avec une stupeur indéfinissable qu’il lut les lignes suivantes :

« Je suis arrêté. On n’a pas saisi de papiers compromettants. Mon lieutenant, Hans, vous fera parvenir mes instructions, avec la somme promise pour vos services. Soyez prudent… car je crains qu’on ait des soupçons à votre égard… Quelqu’un nous trahit… Soyez sur vos gardes… Défiez-vous de votre ombre !…

Que Dieu garde l’Empereur !…

Von S.

Déchirez et brûlez.

Jules échappa la lettre sur la couverture de son lit et demeura médusé.

Puis il relut l’étrange et mystérieux lettre écrite de la même main que la suscription.

Et il examina encore l’enveloppe portant :

À monsieur Jules Marion,

Hôpital Provisoire,

Section Canadienne.

— C’est bien mon nom ! murmura-t-il sous l’empire du plus profond étonnement.

Puis, après avoir réfléchi un moment.

— Je ne vois qu’une chose : cette lettre a été insérée par erreur dans cette enveloppe qui porte mon nom. Mais encore, qui aurait donc intérêt à m’écrire de Paris ?

Il en était à ces réflexions, lorsqu’il vit paraitre l’abbé Marcotte.

D’un mouvement rapide et irréfléchi il glissa la lettre énigmatique sous son oreiller et attendit, calme et souriant, l’approche de l’abbé.

— Allons ! s’écria ce dernier en arrivant près de Jules, il parait que ça va bien ce matin, mon garçon ?… même très bien, avec cette physionomie rayonnante, ce sourire aux lèvres.

Puis, apercevant Violette qui lui envoyait un salut amical avec un sourire exquis :

— Bon… bon… ajouta-t-il sur un ton badin, je sais maintenant d’où vient le bonheur, et d’où viendra la guérison.

Et tout en serrant la main de Jules il ajoutait encore :

— Ah ! ah ! mon gars, il parait que monsieur et mademoiselle se sont raconté en cachette leurs petites affaires !… Voyez-vous ça, maintenant, un blessé qui courtise sa garde-malade, — qui lui raconte des choses à lui faire tourner la tête… à lui faire administrer à ses patients une dose d’arsenic pour une limonade… Et vous riez de ça, malheureux ?… Mais savez-vous que vous seriez aussi coupable qu’elle d’une telle méprise ?… Que dis-je !… mais ce serait un crime dont — puisqu’il y aurait de votre faute — un crime dont vous auriez à prendre la plus grosse responsabilité !…

Décidément, l’abbé était en verve taquine, ce matin-là, et Dieu sait s’il allait encore en débiter à son cher malade, s’il n’eût été soudain interrompu par Violette elle même, qui apportait à Jules sa potion bi-quotidienne ; une tasse toute pleine et toute tiède exhalant un arôme exquis.

— Décidément, mademoiselle Violette, vous allez me le gâter tout à fait !

— À l’arsenic !… dit Jules en riant et en clignant de l’œil à Violette qui ne pouvait comprendre.

— Oui, à l’arsenic ! appuya l’abbé avec un demi-sourire plein de malice. Mademoiselle Violette, ajouta-t-il tout bas, pendant que Jules sirotait sa potion, savez-vous que vous êtes une charmeuse ?…

— Comment l’entendez-vous, monsieur l’abbé ?

— En ce sens que vous allez mettre ce garçon sur pied en moins de quinze jours, — quand, sans vous, il en aurait eu pour au moins quatre semaines.

— Vous me le reprochez ? demanda Violette en riant.

— Assurément, puisque vous allez me le renvoyer au feu ric-rac et que… diable !… c’est que j’y tiens à ce garçon que j’ai élevé…

Et moi, donc, monsieur l’abbé !… dit Violette avec un sourire qui émut fort le bon abbé.

— Ainsi, dit-il, en entrainant Violette un peu plus loin, c’est donc vrai que je ne suis pas seul à l’aimer ?

— C’est vrai, dit Violette rougissante.

— Ah !… vous êtes la grande âme que j’avais toujours pensé, — et je regrette beaucoup mes torts à votre égard.

— Des torts ?… répéta Violette surprise.

— Oui… puisqu’il faut en convenir… puisque je fulminais contre ces amours à vous deux…

— Pourquoi ?

— Pourquoi ?… Pour toutes espèces de raisons… c’est-à-dire pour ce que je croyais des raisons…

— Mais encore ?

— Tenez ! poursuivit l’abbé en baissant la voix davantage, il y avait bien au moins une raison valable…

— Laquelle ?

— …qu’il est canadien et français !

— Et que je suis canadienne et anglaise ?…

— Vous voyez bien…

— C’est que aussi je suis française… par la langue et le cœur !

— Vrai ? s’écria l’abbé ravi. Mais… il y a encore — oh ! je ne veux pas froisser vos sentiments, ni vos opinions… mais… (ici il hésitait) mais… vous n’êtes pas catholique !… ceci, c’est une grave raison…

— C’est vrai… mais je le serai quand il voudra !… répondit Violette avec ardeur.

— Vraiment ?… s’écria l’abbé avec admiration.

— Si bien, monsieur l’abbé, poursuivit Violette avec un petit air demi fâché, que, pour avoir douté de moi, — pour avoir fulminé contre moi, comme vous disiez, — si bien que je vous imposerai la pénitence de m’instruire dans votre religion et de me baptiser ensuite.

— Ah ! mademoiselle Violette, s’écria l’abbé profondément ému, quelle douce et sublime pénitence !… Ce jour-là sera le plus beau de ma vie, et j’en remercierai le bon Dieu éternellement !…

L’entrée de quatre personnages militaires mit fin à cette conversation. L’abbé au premier coup d’œil reconnut deux officiers supérieurs de l’État-major anglais accompagnés de deux officiers subalternes des régiments canadiens.

Violette, l’abbé Marcotte et Jules considérèrent curieusement les nouveaux venus.

Ils virent un officier canadien s’approcher d’un infirmier et lui dire quelques mots, et, à leur grande surprise, ils virent cet infirmier indiquer à l’officier le lit où reposait Jules Marion.

Une même pensée de joie anxieuse vint à l’esprit de Jules, de Violette et de l’abbé : c’était une décoration qu’on apportait au cher blessé !

Les quatre officiers s’approchèrent. Violette et l’abbé s’écartèrent respectueusement.

Et à ce moment, l’abbé qui venait de lire sur les physionomies graves et solennelles des quatre officiers, tressaillit d’une émotion inquiète : ces quatre physionomies étaient de mauvais augure.

Jules, tremblant de joie ou de crainte — il n’eût certes pu le dire — les regardait venir.

Trois des officiers s’arrêtèrent au pied du lit de Jules, tandis que le quatrième, dont on reconnaissait le grade de général, s’avança jusqu’au chevet.

Un moment, il considéra le blessé d’un regard dur et froid, puis il demanda d’une voix rude.

— Vous êtes Jules Marion ?

— C’est moi-même, répondit Jules très surpris de ce ton.

— Jules Marion, dit le général, vous êtes accusé d’espionnage au profit des Allemands !

— Moi ?… cria Jules avec une stupeur infinie.

— Jules Marion, poursuivit le général sur le même ton, vous êtes accusé d’entretenir des rapports secrets avec des agents ennemis ; Jules Marion, vous êtes traître à l’Empire, traître à votre pays, traître à la France, traître aux Alliés ; Jules Marion, acheva le général, vous êtes notre prisonnier !

En entendant formuler ces accusations Jules, contre l’attente des officiers, ne s’était pas troublé ; croyant à une méprise et fort de son innocence il demeurait calme et presque souriant.

Mais Violette était devenue excessivement pâle, et, saisie d’une faiblesse subite, elle s’était laissée choir sur le lit voisin et cachait sa figure en pleurs dans ses deux mains.

Quant à l’abbé Marcotte, ses regards avaient de suite interrogé ceux de Jules, et tous deux se comprirent.

Alors l’abbé s’approcha du général et demanda d’une voix profonde :

— Général, voulez-vous me permettre une question ?

— Je vous écoute, répondit froidement le général.

— Général, reprit l’abbé, puisqu’on accuse Jules Marion d’espionner pour le compte des Allemands, on doit assurément produire des preuves à l’appui de cette accusation ?

— Nous avons des preuves, répliqua le général.

— Vraiment ? fit l’abbé qui pâlit légèrement.

— Eh bien ? demanda l’abbé qui croyait rêver.

— Un des chefs de la bande dont fait partie l’accusé a été arrêté à Paris.

— L’espion a parlé… il a dénoncé Marion.

Ces paroles produisirent une si violente commotion sur Jules qu’il tressaillit violemment et ferma les yeux, pendant que sa physionomie devenait d’une lividité cadavérique, et que son souvenir évoquait la lettre mystérieuse qu’il avait reçue le matin même.

Tous les spectateurs de cette scène virent l’effet foudroyant que les dernières paroles du général avaient produit sur le blessé.

Et lui, au lieu de protester, de se défendre, se taisait… il se perdait dans ses pensées, se sentait emporter dans un rêve gigantesque, tout en cherchant à déchiffrer l’énigme qui pouvait le conduire devant un tribunal militaire et l’envoyer à une mort infamante.

L’abbé Marcotte lui-même demeurait confondu.

Violette restait pétrifiée de surprise et d’horreur.

Le général, paraissant très heureux de l’effet produit par ses paroles, se rapprocha de l’abbé qu’il tira un peu à l’écart.

— Monsieur l’abbé, dit-il, je comprends que vous doutez fort des assertions de l’espion que nous tenons en ce moment entre nos mains.

— C’est vrai.

— Eh bien ! peut-être que cette lettre finira-t-elle par vous convaincre. Et il tendait à l’abbé Marcotte une lettre qu’il venait de tirer de sa poche. Lisez, monsieur l’abbé commanda-t-il.

L’abbé prit la lettre et la parcourut d’un regard indifférent.

— Cette lettre est anonyme, fit-il remarquer.

— Qu’importe ?… puisqu’elle dénonce Jules Marion comme faisant partie d’une bande d’espions dont l’un des chefs vient d’être arrêté, — puisque ce chef, qui se nomme capitaine Von Solhen, reconnait Jules Marion comme l’un des subalternes, — Jules Marion payé pour fournir et procurer à ces espions allemands toutes espèces de renseignements militaires. N’est-ce pas assez ?…

L’abbé ne répondit pas. Il relisait la lettre, pesant, étudiant chaque mot, chaque syllabe. Puis, vivement et à la grande surprise du général qui l’observait, il tira d’une poche intérieure de sa soutane un portefeuille, — de ce portefeuille, une lettre soigneusement pliée, — et cette lettre maintenant il la comparait avidement avec celle que lui avait remis le général. Et alors la physionomie sombre et inquiète du prêtre parut s’éclairer, puis un sourire mystérieux se dessina sur ses lèvres blêmes, et ce sourire s’amplifia.

Puis, toujours silencieux, il remit dans sa poche le portefeuille et la lettre qu’il en avait tirée, retourna au général la lettre dénonciatrice et demanda enfin :

— Ainsi, vous arrêtez Jules Marion sur une simple dénonciation écrite d’une main inconnue.

— N’est-ce pas suffisant ?

— Je ne crois pas.

— Mais en y ajoutant les déclarations de l’espion allemand.

— Lettre et déclarations, répondit l’abbé en haussant les épaules, ne m’ont pas l’air bien sérieuses.

— Vous croyez ?

— Je dois l’avouer.

À ce moment, l’un des officiers subalternes s’approcha tenant à la main une feuille de papier jaune.

— Général, dit cet officier, voici un papier que je viens de ramasser par terre près du lit de l’accusé, et qui pourra peut-être vous intéresser.

— Voyons ! dit le général en prenant le papier jaune.

Jules reconnut la lettre mystérieuse… il pâlit davantage, et ferma les yeux pour ne pas voir les regards qui allaient bientôt peser sur lui.

Le général lut la lettre signée « Von S. ». Un sourire de triomphe illumina ses traits.

Cette nouvelle lettre il la tendit à l’abbé, disant :

— Voilà qui va vous convaincre monsieur l’abbé !

L’abbé lut lentement, attentivement. Pas un trait de son visage ne bougea. Seul son sourire mystérieux se développa. Et remettant la lettre au général il dit :

— Général, tout cela n’est que tissus de faussetés… tout cela n’est que calomnies monstrueuses… tout cela, général est une odieuse trame ourdie dans le seul but de perdre un garçon de la plus haute valeur et de la plus noble respectabilité… et je le démontrerai !

— Veuillez vous expliquer, je vous prie, dit le général très surpris.

— Je regrette de ne pouvoir vous donner, pour le moment, cette satisfaction. Je puis vous répéter seulement que la dénonciation ou plutôt que l’accusation est mensongère, que cette lettre est une fourberie comme la première est une abominable calomnie, et je puis vous dire seulement que Jules Marion est innocent du crime d’espionnage dont on l’accuse !

— Je suis bien prêt à vous croire, répondit le général qui se sentait ébranlé dans sa conviction que Jules était un espion et un traître : seulement, il faudrait détruire tout au moins les apparences et prouver que les lettres sont une fourberie.

— C’est ce que j’aurai le plaisir et le devoir de faire d’ici peu de jours.

Les officiers considérèrent l’abbé Marcotte avec un mélange d’étonnement et de doute.

Quant à Jules et Violette, ils avaient toute confiance dans l’abbé, et ils se reprenaient à espérer.

— Cependant, reprit le général après une longue minute de réflexion, je suis dans la nécessité de vous dire que l’accusé devra demeurer ici notre prisonnier.

— Avez-vous confiance en moi demanda l’abbé.

— Je vous prie de n’en pas douter.

— Eh bien, je réponds de Jules Marion.

— Très bien, je prends note de votre parole.

L’instant d’après, les quatre officiers quittaient l’hôpital.