La renaissance septentrionale et les premiers maîtres des Flandres/02

CHAPITRE II


Œuvres des XIIe, XIIIe et XIVe siècles conservées en Belgique


Melchior Broederlam



Masque décoratif en bois
(Musée d’Ypres)
Notre premier chapitre contient deux assertions qui veulent être prouvées avec quelque détail. Rappelons la première ; nous l’examinerons d’abord. Au courant du XIIe, du XIIIe et dans la plus grande partie du XIVe siècle, les œuvres conservées sur notre sol ne se distinguent nullement par leur caractère réaliste. Le chapitre suivant illustrera la seconde affirmation : nos artistes, au XIVe siècle jouèrent, en France même, un rôle de premier plan, un rôle décisif dans la révolution d’où sortit l’idéal moderne.

Abordons la première démonstration et voyons rapidement le XIIe siècle.

Tandis que la France possède les sculptures si étrangement impressionnantes de Vèzelay, de Souillac, d’Autun, de Moissac, qu’avons-nous conservé de cette époque ? Dans la partie occidentale de notre pays, le Baptême de la Chapelle du Saint-Sang de Bruges, les sculptures de la porte Mantile de Tournai, celles de la Porte Samson à Sainte-Gertrude de Nivelles, le double bas relief des Miracles de Saint-Bavon à l’abbaye de Saint-Bavon à Gand. Ce sont des produits d’un art rude, souvent dramatique. M. Kœchlin a raison de dire qu’il a fallu quelque bonne volonté aux archéologues pour y distinguer une originalité féconde et surtout pour y trouver « le germe de ces qualités d’observation personnelles qu’ils estiment inhérentes à la future sculpture belge. »[1] Allons nous trouver un réalisme plus sensible dans les produits de la région mosane, qui sont d’un art supérieur et par conséquent plus significatif ? Les sculptures de l’église de Saint-Maur à Huy, celles de l’église Saint-Servais à Maestricht n’ont point de caractère précis. La Vierge de Dom Rupert (musée archéologique de Liège) est d’une facture très caressée, d’un charme très doux, mais sans aucune intention physionomique. Et nous voici devant les superbes fonts baptismaux de Saint-Lambert de Liège. Aujourd’hui à Saint-Barthélemy, ils furent exécutés entre les années 1138 et 1142 par un fondeur de génie qui s’appelait, croit-on, Renerus[2] ; ce dont je suis pour ma part absolument certain, c’est que l’auteur de ces fonts avait la grandeur simple, la poésie grave, la facture classique qui caractérisent deux siècles plus tard les œuvres du plus grand sculpteur trécentiste : André de Pise.

Passons à la peinture.

Le XIIe siècle est l’époque où les maîtres français dessinent les lourds conquérants des tapisseries de Bayeux, conçoivent les figures grandioses et pures de la chapelle du Liget, de l’église de Poncé, de la chapelle Saint-Michel à Rocamadour, et racontent noblement à Saint-Savin les origines du monde d'après l’Ancien Testament. Les mosaïstes italiens décorent les voûtes de Saint-Marc de compositions pathétiques ; des peintres allemands peignent au couvent de Bauweiler un Samson et un saint Hippolyte « d’une remarquable beauté d’attitude ».[3] Partout on reconnaît la tradition italo-byzantine établie par les mosaïques de Ravenne.

Nous avons conservé dans notre pays deux témoignages assez considérables de cette peinture aux accents ravennates. Ce sont les figures peintes à l’ancienne abbaye de Saint-Bavon, vêtues de longues tuniques en tissu quadrillé et rappelant à la fois les peintures de la chapelle du Liget et certains personnages des mosaïques de San Vitale ; puis les peintures de la cathédrale de Tournai. Ces dernières représentent la Jérusalem Céleste et la légende de sainte Marguerite. Sur un fond bleuâtre qui est resté d’un grand charme, la légende groupe des figures aux teintes plates et peu variées.




Masques décoratifs en bois, xive siècle
(Musée d’Ypres)

On voit d’abord le gouverneur Olybrius à cheval faisant signe à deux hommes d’armes d’enlever Marguerite qui garde un troupeau, puis la jeune fille traînée devant le tyran, ensuite les tourments endurés par la sainte dans sa prison, Marguerite dévorée par un dragon, tentée par le diable, mourant par le glaive et finalement emportée au ciel… La composition est claire, l’ordonnance déjà remarquable dans sa noblesse simple. L’importance de cette œuvre égale presque en peinture celle des fonts de Saint-Barthélemy en sculpture ; nous y trouvons les mêmes tendances au grand style ; l’intérêt se concentre dans les personnages ; les accessoires sont exclus. Le chanoine Dehaisnes tout en y voyant quelque chose qui annonce Fra Angelico ne manque pas d’y découvrir l’art plus naturaliste des maîtres flamands de l’école primitive ! »[4]
Le XIIIe nous trouve encore moins réalistes si possible. C’est le siècle du spiritualisme français et nous nous francisons sans retenue.




Plaque funéraire en pierre de Tournai
de Pierre Sakespee († 1311) et de Me Jean du Pluvinage († 1370). (Musée d’Arras).

Nous fréquentons les écoles et les foires de France ; nos princes ont une culture toute française. La monarchie de Philippe-Auguste et de saint Louis jouit d'un prestige politique considérable, qui n’est dépassé que par le prestige des imagiers de Chartres, de Reims, de Paris. La beauté française conquiert sans résistance tout l’art européen ; elle est la beauté chrétienne par excellence. Les successeurs de Nicolas de Pise s’en pénètrent. Chez nous le tympan de l’hôpital de Bruges, un peu lourd peut-être dans le détail, mais d’une grâce parfaite dans son joli rythme architectural, une admirable Vierge à Saint-Jean de Liège, encore recouverte de ses vieux ors, les tombes d’Henri Ier, de sa femme Mathilde et de sa fille Marie dans l’église Saint-Pierre de Louvain, disent l’annexion artistique de nos régions par la grande suzeraine du Sud.

La puissante expansion de l’esthétique française ne se fait pas sentir d’une manière aussi tyrannique dans la peinture européenne du XIIIe siècle, et bien que les miniaturistes parisiens fussent très admirés, des écoles brillent d’un éclat original en Italie et en Allemagne.

Les mosaïstes romains Jacques Torriti, Jacques de Camerino créent des figures réelles déjà par la robustesse des corps, puis viendront Cimabue (?), Duccio, annonciateurs de Giotto. En Allemagne une primitive école colonaise chantée par Wolfram d’Eschenbach rayonne à Hidelsheim, à Bonn, à Brunswick, à Bamberg. Constatons dès à présent cette importance des peintures italienne et colonaise. Le XIIIe siècle français si fécond en miniaturistes leur oppose comme grandes œuvres les fresques de Cahors d’un réalisme très vague. En Belgique nous avons du XIIIe siècle les fresques de la Biloque à Gand[5] assez primitives. On y voit trois anges soutenant une tapisserie à rinceaux, puis plus bas le Christ bénissant sa mère. Un saint Christophe et un saint Jean complètent ces vénérables vestiges. Les teintes sont plates ; les auréoles d’or ou d’argent ont tourné au noir ; des cernures sombres marquent les contours ; les pieds sont énormes. Le Christ bénissant semble pour l’élégance de certains traits et l’idéalité de la physionomie, une miniature française agrandie ; dans le saint Christophe se perpétuent les figures de l’art chrétien primitif… Je ne vois pas que ces réminiscences augustes, cette élégance française et ces gaucheries soient d'accablants indices de notre réalisme futur.

Que nous révélera dans notre pays le XIVe siècle, le siècle du Renouveau ? La plus grande activité artistique règne dans nos grandes communes, comme je l’ai dit. Mais tandis que l’Italie montre les œuvres de Giotto, de Simone di Martino, d’Ambrogio Lorenzetti, d’Orcagna, d’André de Pise, tandis que la France possède des chefs d’œuvres de sculpture en grande partie exécutés par nos maîtres, nous n’avons hélas ! conservé sur notre sol que très peu d’œuvres de nos artistes du XIVe siècle. Examinons la sculpture d’abord. L’esprit français continue d’inspirer nos maîtres. Si nos imagiers ajoutent un léger accent de maniérisme à la noblesse du XIIIe siècle ce n’est point par oubli de la tradition, c’est que, à l’exemple des maîtres parisiens ils essayent de ranimer les conventions par des raffinements techniques. Cela est sensible dans quelques belles figures de madones et de saintes : la jolie sainte Catherine d’Anderlecht, décapitée malheureusement ; la Vierge du grand portail occidental de la cathédrale de Tournai, simple, noble comme une vierge française du XIIIe siècle, avec quelque trace de maniérisme dans son attitude déhanchée et les escaliers de son manteau ; et la Vierge au portail sud de l’église de Hal, d’une souveraine dignité, avec un visage tragique, et qui serait une œuvre d’exceptionnelle inspiration, si le manteau souple et grandiose à droite, ne montrait à gauche les volutes des maniéristes français, chevauchant les unes sur les autres et formant un amas d’étoffes entremêlées sans naturel. Je ne cite que des figures maîtresses et trop peu connues dans notre pays. Elles disent le mérite éclatant de notre statuaire. Elles prouvent aussi la persistance des traditions françaises sur notre sol.[6]

Notre sculpture monumentale mérite un coup d’œil. Une influence allemande est visible dans les œuvres de la région mosane, notamment dans le curieux portail de Notre-Dame de Huy aux figures d’ailleurs assez déchiquetées. L’inspiration française reparait dans l’Abraham recevant les âmes dans son sein (Notre-Dame du Lac à Tirlemont), dans les Prophètes d’une noblesse un peu convenue du porche occidental de Tournai, dans le saint Germain en bois de Notre-Dame de Huy avec son sourire suave et son corps figé. Quant au Sergent d’armes du Beffroi (musée lapidaire de Gand) faut-il voir dans sa masse terrible la matérialisation des énergies démocratiques naissantes ? La figure date de l’année 1338. Elle reproduit assez fidèlement le costume militaire du temps : timbre conique, haubert de mailles, cubitières, targe et glaive. Tenons-nous enfin une œuvre naturaliste ? Le géant s’élevait à cinquante pieds du sol ; il avait trois compagnons et les quatre statues se dressaient aux angles du palladium gantois. L’artiste avait compris qu’il fallait à cette hauteur non des statues délicatement modelées, mais des blocs à larges pans dont la silhouette



Un Saint
Fragment du Retable de Haekendover, près de Tirlemont
Statuette en bois. Fin du XIVe siècle

s’affinerait en lignes hiératiques sur le fond céleste.

Ni les sculptures funéraires, ni les sculptures décoratives ne laissent soupçonner les caractères futurs de notre art. Le musée archéologique d’Ypres possède quatre têtes décoratives en bois provenant de l’ancienne salle échevinale ; on les considérait comme d’irréfutables témoignages de notre naturalisme. Ces têtes sont d’un modelé savant, puissamment stylisé ; trois d’entre elles s’éclairent d’un sourire fin ; une quatrième contracte son visage en une grimace douloureuse et légèrement comique. Mais le travail du ciseau dans ces quatre masques et dans leurs boucles en spirale est guidé par l’imagination charmante et contenue de l’artiste et non par un violent désir d’interprêter fidèlement la nature. Parmi les sculptures funéraires du XIVe siècle nous citerons : les tombeaux de l’abbaye de Cambron avec leurs trois figures gisantes, calmes et traditionnelles, et la statue en pierre noire de Jean de Walcourt dans l’église d’Anderlecht, œuvre imposante mais sans grande nouveauté. Une sorte de classicisme s’impose à toutes ces productions ; les ateliers belges sont de petites académies où règne la superstition de la beauté française ; les maîtres vivent d’un vieil idéal qu’il respectent jalousement et qui d’ailleurs leur inspire souvent des accents très élevés.

Des idées nouvelles surgissent vers 1375. Une génération paraît, qui brise les moules des maîtres maniéristes et idéalistes. Des imagiers tournaisiens en qui Waagen voit trop complaisamment les précurseurs des Van Eyck, taillent des portraits de donateurs, lourds, barbares, savoureux. Le plus ancien de ces monuments est au musée d’Arras ; il remonte à l’année 1375 environ ; on y voit notamment l’effigie pesante et vraie de maître Jean du Pluvinage. Puis tout un groupe de sculpteurs de retables entre en ligne, épris de vie réelle et populaire. Ils mêlent les scènes familières au sujets sacrés et annoncent les francs conteurs de l’art flamand. Leur chef d’œuvre est le retable de Haekendover près de Tirlemont. Il n’en reste que des statuettes isolées et quelques petits groupes. On a reconstitué l’ensemble avec plus ou moins d’exactitude. Malgré d’évidentes erreurs, on y lit clairement le génie de l’imagier. Le retable



Les Trois Vierges
Fragment du Retable de Haekendover, près de Tirlemont. Statuettes en bois. Fin du XIVe siècle.
représente « la fondation miraculeuse du sanctuaire de Haekendover et l’histoire de trois vierges qui firent construire successivement trois églises, que les anges détruisaient l’une après l’autre pour éprouver la foi des pieuses filles. »[7] Si les statuettes de Dieu le père, des saints et des saintes gardent comme un accent d’atelier dans leur excellente facture, que dire par contre de la bonhomie, de la justesse expressive, de l’observation finaude répandues dans les groupes qui narrent la légende ! Des maçons gâchent le mortier, montent et scellent les pierres, reçoivent leur paye ; on se croirait sur le chantier. La sainte Barbe de Jean van Eyck au musée d’Anvers, avec sa tour gothique en construction verra reparaître ces figurines vivantes. Et les trois Vierges de Haekendover, tantôt mêlées aux hommes de métier, tantôt seules et implorant le ciel à genoux, très gracieuses avec leurs robes sans atours, leurs visages modestes, sont les ainées des petites bourgeoises ingénues en qui nos « primitifs » résumaient l’éternel féminin.

À vrai dire cette fraicheur et cette spontanéité d’expression sont rares dans l’école ; elles se manifesteront, avec moins de force dans les fameux retables de Jacques de Baerze conservés à Dijon et que nous retrouverons en parlant de la peinture du XIVe siècle, elles ne se reconnaîtront avec leur entière émotion que dans le beau tabernacle de Hal sculpté en 1409 par Henric van Lattem, Meyere et Nicolas de Clerc. Les traditions idéalistes n’étaient pas entièrement mortes. Jacques de Baerze y sacrifie encore, de même que les imagiers du tabernacle de Hal. D'autre part, le naturalisme des sculptures de la fin du XIVe siècle conservées sur notre sol est bourgeois, sans façon ; celui qui se développe en France à ce moment est lyrique. Ce réalisme supérieur est tout de même en grande partie l’œuvre de nos imagiers. Nos plus grands artistes émigraient en France. Restaient en Flandre et en Wallonie les traditionalistes, les bons maîtres académiques que les recettes d’atelier n’empêchaient nullement de créer des chefs d’œuvre et que la réaction n’atteignit dans leur prestige que vers 1375. Et si cette réaction eut des débuts un peu terre à terre, c’est que les faveurs des princes français accaparaient nos hommes de génie, ceux qui les premiers harmonisèrent dans leurs créations les grandes formules gothiques et les espoirs nouveaux.

Notre peinture du XIVe siècle présente à peu près les mêmes formes évolutives. Toutefois les traditions implantées sur notre sol ne sont pas exclusivement françaises ; des rayons nous viennent de plus en plus d’Italie et de Cologne. Les peintres italiens ne perdaient point leur avance. Le XIVe siècle est l’époque glorieuse des Giotto, des Ambrogio Lorenzetti, des Simone di Martino. La France appréciait hautement l’art de ces maîtres. Simone di Martino fut appelé à Avignon. Philippe le Bel reçut trois peintres romains à sa cour et envoya son peintre Etienne d’Auxerre à Rome. L’italianisme ne pouvait manquer de se faire sentir jusqu’en nos contrées. D’autre part une grande cité toute voisine, Cologne, voit fleurir vers 1380 maître Wilhelm dont la chronique de Limbourg dit « qu’il peignait tout homme, quel qu’il fût, comme s’il était vivant ». Colonais et Siennois, d’aspirations très parentes, se reconnaîtraient dans le fameux Calvaire conservé à l’église de Saint-Sauveur à Bruges et qui jadis ornait la salle de réunion de la corporation des Tanneurs. L’œuvre fut exécutée entre les années 1380 et 1400 et représente le Christ en Croix, sainte Catherine et sainte Barbe. Les cheveux d’or et l’élancement des figures féminines, les yeux des anges avec leurs sourcils obliques, beaucoup plus élevés vers le centre du front que du côté des tempes, la figure souffreteuse du Christ, combinent le charme siennois et le pathétique allemand. La jolie figure, grandeur naturelle, de saint Louis peinte dans le déambulatoire de Notre-Dame de Bruges est au contraire une création toute française qui emprunte aux sculpteurs traditionalistes son déhanchement prononcé, la mièvrerie gracieuse de l’attitude, la disposition des plis agglomérant sous le bras gauche des volutes allongées comme dans les Vierges de Hal et de Tournai. Il était naturel que l’influence française si sensible dans la sculpture — art essentiellement décoratif à cette époque — se prolongeât dans la peinture murale. À Gand, les fresques de la Leugemeete représentent le retour des vainqueurs de Groeninghe. Mais… il ne reste plus la moindre trace de cette peinture sur les murailles où on prétendait l’avoir vue. J’ai pu m’assurer de cette complète disparition. Le souvenir de l’œuvre s’est perpétué dans une copie qui est au musée archéologique de Gand. Mais il y a tout lieu de supposer que ces fresques célèbres n’étaient qu’une mystification du plus habile des archéologues.[8] Dès lors toute valeur documentaire doit être refusée à ce groupe « profondément réaliste » d’arbalétriers, de sonneurs de trompes, de porteurs de bannières, et de goedendagdragers.

Si nous avons conservé peu de peintures, en revanche nos archives contiennent d’assez nombreuses mentions concernant les peintres qui travaillent en Belgique durant le XIVe siècle. À mesure que les communes grandissent on voit se multiplier les pingerers et scilders, les peintres de madones, de saints, de philactères, d’armoiries et d’emblèmes ; les enlumineurs de statues, de harnais de joutes, de chars, de navires, de bannières, de pennons, de panonceaux ; les beeldescrivers ou peintres de fresques et de tableaux, les miniaturistes, les héraldistes. Ils se confondent avec les tailleurs d’images, verriers, orfèvres, batteurs d’or, cordouanniers, beeldemakers dans de grandes corporations patronnées par saint Jean, saint Eloi, la Vierge ou son peintre saint Luc.[9] Point de frontières entre l’art et le métier ; point de limites entre les formes diverses de l’activité esthétique. Quelques noms de peintres émergent : Jean de Woluwe, peintre enlumineur de Jeanne et Wenceslas de Brabant ; Jean de Hasselt, peintre de Louis de Mâle, qui exécuta dans la chapelle des Comtes à Courtrai des portraits que nos modernes restaurateurs ont anéantis ; Jacques Cavael d’Ypres qui dore le Beffroi, étoffe le faîte du campanile de diverses couleurs, couvre de semis d’or et de dessins vermillons les murs, voûtes et fenêtres de la Petite Halle, enlumine des statues, peint des écussons, armoiries et bannières et en 1397 exécute deux tableaux : un saint Christophe et une Annonciation, malheureusement perdus. Un fait, pour nous, domine la biographie de Cavael.



La Paye des Maçons
Fragment du Retable de Haekendover, près de Tirlemont.
Groupe en bois. Fin du XIVe siècle

Il fit en 1399 le voyage d’Italie et travailla avec deux de ses élèves à la décoration de la cathédrale de Milan. Rentré à Ypres il s’engagea en 1400 à peindre gratuitement les bannières, banderolles et patrons d’habillement des magistrats yprois, à condition qu’on le nommât peintre de la ville ! Que pouvait-on refuser à un homme aussi généreux et qui avait traversé les Alpes ? On lui accorda son titre ; il lui fut même permis de prendre le costume d’officier de la cité. Il mourut probablement en 1406.[10]

Aucune œuvre ne nous est parvenue de ce maître si occupé, non plus que de Jean de Woluwe et de Jean de Hasselt. Impossible de déterminer leur action dans le développement de la peinture. Il n’en est pas de même d’un autre maître yprois dont le nom connaît dans l’érudition artistique une renommée universelle : Melchior Broederlam. De celui-ci nous possédons une création capitale : le retable de Dijon, borne précieuse dans le champ trop nu de la peinture septentrionale du XIVe siècle. L’œuvre est conservée en France ; mais la carrière de Broederlam se déroula presque tout entière en Flandre et c’est pourquoi je vous demande de nous y attarder tout de suite. Broederlam est le type accompli de l’artiste du XIVe siècle, plutôt ouvrier d’art, appliquant sa conscience aux « menues besognes » du peintre



Une Sainte
Fragment du Retable de Haekendover, près de Tirlemont. Statuette en bois. Fin du XIVe siècle.
et du dessinateur industriel aussi bien qu’aux travaux du créateur. Les recherches de MM. de Laborde, Pinchart, Michiels et surtout du chanoine Dehaisnes permettent une esquisse de sa carrière.[11] Il était, croit-on originaire d’Ypres ; en tout cas c’est là que s’écoula presque toute sa laborieuse existence. Les documents l’appellent tantôt Broederlain, tantôt Broedlain ; mais Broederlam est son vrai nom. On a retrouvé le sceau du maître : un aigle tenant un écu qui porte en pointe un agneau (lam) et une sorte de gâteau (broed). Et ces armes vivantes s’accompagnaient des deux mots : Melchior Broederlam.

L’artiste fut nommé « pointre » de Monseigneur Louis de Mâle en 1381 et la même année il peignit cinq sièges sculptés destinés à l’hôtel comtal. Un an plus tard — l’année de Roosebeeke — il décorait des bannières et des étendards. En 1384 un mandement lui conférait le titre de peintre et valet de chambre de Philippe le Hardi, duc de Bourgogne. Une pension annuelle de 200 livres lui fut allouée qui s’éleva à 240 sous le règne de Jean sans Peur. Le duc Philippe ne l’entraîna point dès le début dans les sphères du grand art. En 1386 Melchior restaura, au château de Hesdin, les fameux « engiens d’esbatement » qui procuraient aux invités de Monseigneur des surprises archiducales, comme de les noircir soudain ou de les doucher copieusement. Melchior peignit quelques-uns des engins et dirigea les huchiers qui les réparaient. En 1387 il travailla au char de la duchesse Marguerite de Mâle, puis il entreprit la décoration de la flotte de Monseigneur, à l’ancre dans le port de l’Ecluse. Le navire du duc fut recouvert d’or et d’azur. La tente dressée à l’arrière s’orna de six grands écussons où l’on voyait les armes de Bourgogne et des comtés. Les voiles portaient la devise ducale : Il me tarde, et de larges bandes d’étoffes qui étaient semées des initiales du duc et de la duchesse « P. M. » et fleuries de marguerites, — emblèmes de Marguerite de Mâle, duchesse de Bourgogne. Quatre grands étendards de mer avec trois pavillons, soixante bannières, trois mille oriflammes devaient faire jouer au vent les mêmes initiales et devises. Broederlam avaient conçu tous les modèles. Il les exécuta avec le concours d’un grand nombre de brodeurs et de peintres.

Le tout était terminé en 1389. On rembourse alors au maître yprois les frais d’un voyage qu’il avait fait d’Audenaerde à Dijon où il était allé chercher certaines étoffes pour un « harnoy de joustes » de Monseigneur. Entre les années 1390 et 1393 il réside de nouveau à Hesdin ; il s’occupe cette fois non plus des engins, mais de la décoration du château, peint une gloriette et diverses salles — on ne sait comment et fournit des dessins pour ce genre de carreaux émaillés que les vieux inventaires appellent : carreaux peints et jolis, carreaux de painture, carreaux à ymaiges, carreaux à devises et à pleine couleur. L’infatigable Melchior abandonne un moment sa tâche et court à Paris ; mais c’est, dit le receveur du duc Philippe « afin de besoingnier pour la feste que le Roy notre sire y tint ». Le roy notre sire c’était Charles VI le bien aimé, Charles VI le pauvre fol.

Après quoi Melchior rentre à Ypres. Il y possède une maison ; il a des rentes. Il dirige un atelier réputé au loin. L’un de ses élèves vient de Bologne ; c’est Hugues, fils de Laurent, peintre défunt de Philippe le Hardi. Melchior atteint le sommet de sa carrière et c’est alors seulement que Monseigneur de Bourgogne va lui fournir l’occasion de produire un chef d’œuvre : le retable de la Chartreuse de Dijon.

Le duc Philippe ayant vu à l’église de Termonde et à l’abbaye de la Biloque de Gand des « taveliaux d’autel », c’est-à-dire des retables, ouvrés de tailles de bois et décorés d’images peintes, voulut en posséder de semblables. Il en commanda deux en 1390 à Jacques de Baerze, huchier à Termonde. Les deux retables furent transportés en 1392 à Champmol, près de Dijon, dans la chapelle de la Chartreuse nouvellement édifiée, et le sculpteur termondois suivit son œuvre en Bourgogne pour la parachever sur place. Quand il eut fini, l’essentiel manquait. Les volets devaient recevoir extérieurement des peintures représentant des compositions évangéliques ; les statuettes des taveliaux devaient être polychromées et dorées. Malgré la présence à Dijon de Jean de Beaumetz, autre peintre du duc, le nom de Melchior Broederlam s’imposa à l’esprit de Monseigneur. L’artiste yprois se trouvait alors à Hesdin ou à Paris. On le prévint. Il rentra à Ypres où les retables le joignirent. En 1399 peintures et dorures étaient achevées et les chefs d’œuvre reprenaient le chemin de Dijon enfermés dans deux coffres en bois d’orme. Une commission artistique les examina. Jean de Beaumetz la présidait. L’œuvre du maître yprois fut jugée loyalement peinte et Broederlam, sur le champ, reçut une gratification.

Ce travail capital n’avait point absorbé toute l’activité de Melchior. En 1395 il était allé estimer à Gand les verrières exécutées dans le château du duc — le Zaelhof — par le peintre verrier Jean de Bouvekerke, et peindre un panonceau représentant un chevalier à cheval avec les armes de Bourgogne et de Flandre. En 1403 il se rendit de nouveau en Bourgogne et accomplit le retour en quinze jours. En 1406 il peignit les armes de Bourgogne sur les bannières d’Ypres et dessina cinq patrons de costumes pour les magistrats de la ville. En 1407 il fut appelé à Courtrai par les chanoines de Notre-Dame pour peindre dans la chapelle des comtes les portraits de Philippe le Hardi et de sa femme Marguerite, œuvres dont il ne reste plus trace. En 1409-1410 son nom paraît pour la dernière fois. Le peintre des retables de Dijon fournit le modèle d’un bijou réunissant un lis, une rose, un lion et destiné à la société de Rhétorique qui aurait composé le plus beau poème sur Notre-Dame de Thuyne, patronne de la ville d’Ypres.

Il fut un temps où toutes les peintures de la fin du XIVe siècle étaient attribuées à Broederlam. En réalité on ne possède de lui qu’une œuvre parfaitement authentique : c’est le retable de la Chartreuse de Dijon.[12] Des quatre volets peints par Melchior pour l’œuvre de Jacques de Baerze deux ont été sciés au XVIIIe siècle, enlevés, volés, et de la sorte perdus sans doute irrémédiablement. Les deux volets que conserve le musée de Dijon comprennent quatre compositions : l’Annonciation, la Visitation, la Présentation au Temple et la Fuite en Égypte.





Les Trois Vierges.
Fragment du Retable de Haekendover, prés de Tirlemont. Groupe en bois. Fin du XIVe siècle.



Quels sont les caractères de cette œuvre flamande de l’extrême fin du XIVe siècle ? Le décor n’est nullement inspiré par le paysage et les édifices de Flandre. Ces coupoles, ces portiques gris, roses, bleuâtres, ces hauts rochers dominés par des castels féodaux sont inspirés des fresques italiennes et je croirais volontiers que Broederlam comme son concitoyen Cavael est allé en Italie. Peut-être a-t-il vu Avignon ? En tout cas il a connu les miniaturistes italiens installés en France. Les figures du beau groupe de l’Annonciation enveloppées d’harmonieuses draperies ont la synthétique noblesse des figures trécentistes. Telle aussi la Vierge toute giottesque de la Fuite en Égypte, tel encore le Créateur planant dans les nuages et où le dogme du naturalisme



Saint Louis.
Fresque de l’église de Notre-Dame, Bruges. XIVe siècle.
D'après une copie à l’aquarelle de M.C. Tulpinek.
flamand faisait voir autrefois le buste d’un brave paysan.[13] La Vierge et l’Ange de l’Annonciation ont des visages et des vêtements plus animés ; l’enluminure flamande de la fin du XIVe siècle, luttant contre l’esprit français, abonde en figurines de ce genre. Mais Broederlam ne laisse percer son origine flamande que dans le saint Joseph de la Fuite en Égypte. Le Père nourricier tient l’âne par la bride tout en levant le bras pour se rafraîchir ; avec ses fortes chausses, sa grosse houppelande, son baluchon sur l’épaule, le charpentier de Nazareth est évidemment un compère que Melchior a rencontré dans les ruelles d'Ypres. Mais la bonhomie de cette figure ne nous fera pas conclure avec Waagen que le réalisme du retable « frise la crudité ».[14]

Il me paraît certain que le retable est peint à l’huile. La pâte est pleine et lisse comme chez les van Eyck. Les carnations sont pâles, les draperies d’un coloris plus chaud, particulièrement le manteau de la Vierge qui est d’un bleu admirable. C’est Broederlam qui étoffa les statuettes de Jacques de Baerze. Cette polychromie sculpturale est infiniment harmonieuse et vivante. Les têtes ont presque toutes été repeintes par un barioleur maladroit ; mais l’étoffage original des manteaux galonnés d’hermine, des cottes et des chapes brodées réalise des accords très riches de bleus azurés répondant à des blancs tendres et onctueux, de notes rouges chantant parmi la vivacité des ors. Broederlam enlumineur de statues, est beaucoup plus réaliste que Broederlam peintre de sujets évangéliques, et Melchior a fidèlement reproduit les chatoyantes vêtures de ses contemporains sur les statuettes du huchier termondois. Si l’on songe que toutes les sculptures de ce temps étaient ainsi polychromées : statues d’apôtres, figures tombales, poutres historiées, clefs de voûtes, blasons, niches, dais de pierre et de bois, que Jean van Eyck lui-même peignit des statues, et que cet étoffage chatoyant commandait l’emploi de l’huile, on est vite convaincu que la peinture du XVe siècle doit beaucoup à ces enlumineurs de statues et qu’il est juste, par conséquent, de les compter désormais parmi les plus actifs précurseurs de l’art moderne.



  1. Raymond Kœchlin. La sculpture belge et les influences françaises aux XIIIe et XIVe siècles. 1903. p. 5.
  2. Cf. le remarquable travail de M. G. Kurth : Renier de Huy, auteur des fonts baptismaux de Saint-Barthélemy de Liège et le prétendu Patras. Bulletin de l’Acad, royale de Belgique. Classes des Lettres etc. 1903, n° 8. Cf. aussi Destrée, L’Auteur des fonts bapt. de St-Barth. Bulletin des Musées royaux, Déc. 1903 ; et H. Rousseau : Les fonts bapt. etc. Bull. des Musées, Juin-Juillet 1904.
  3. Waagen. Manuel de l’Histoire de la Peinture, p. 30.
  4. Histoire de l'Art, p. 107.
  5. Pour M. Hymans la salle que décorent ces peintures est du XIVe siècle. Cf. Gand et Tournai : Les villes d’art célèbres, p. 175.
  6. Dans le prochain chapitre en parlant de maître André Beauneveu nous mentionnerons une admirable sainte Catherine conservée à Courtrai.
  7. R. Kœchlin, op. c. p. 37.
  8. M. Van Malderghem, archiviste de la ville de Bruxelles, a démontré à quel point l’authenticité de ces peintures était suspecte. Cf. les Fresques de la Leugemeete. A. Vromant. 1897. Je me rallie aujourd’hui complètement à l’opinion de cet érudit.
  9. Cf. Dehaisnes. Histoire de l’Art. op. cit. ; et Weale : Bruges. Desclée De Brouwer, 1884 p. 20.
  10. Cf. Dehaisnes. Op. cit. p.159, 160, 162, 581 et Alphonse Wauters : Les commencements de l’ancienne école de peinture antérieurement aux Van Eyck (Bull. de l’Acad. roy. de Belg., 1883, p. 317).
  11. Quatre mentions dans l’ouvrage de de Laborde : Les ducs de Bourgogne. Paris 1849. Cf. aussi sur Broederlam, Michiels : L’Art flamand dans l’Est et le Midi de la France, Ch. II ; les renseignements fournis par Alph. van den Peereboom : Annales de la Société arch. d' Ypres, t. III, p. 175 ; cf. surtout les nombreuses mentions de Dehaisnes op. cit.
  12. Nulle vraisemblance que la peinture de l’Hospice Belle à Ypres soit de Broederlam ; M. Hulin attribue au peintre yprois la charmante Vierge de M. Aynard qui figura aux Primitifs français. Cf. L’Exposition des Primitifs français au point de l'influence des van Eyck. 1904. p. 15. Nous reparlerons de cette œuvre généralement attribuée à Malouel.
  13. Michiels. L’Art flamand dans l’Est et le Midi de la France. 1877. p. 41.
  14. Manuel de l’Histoire de la Peinture. T. I. p. 60.