Traduction par Adolphe Landry.
Société Nouvelle de Librairie et d'Édition (p. 88-107).

CHAPITRE VI

NOTRE PROPOSITION ET LES AMÉLIORATIONS SOCIALES PARTIELLES

Nous avons, jusqu’ici, présenté notre proposition des prélèvements successoraux progressifs dans le temps comme une proposition permettant d’effectuer une socialisation à peu près complète, ou du moins très vaste des moyens de production.

Mais nous avons dit cependant que la formule des prélèvements successoraux pouvait varier à l’infini. N’instituant que des prélèvements modérés, n’opérant encore ces prélèvements que sur les fortunes qui dépasseraient un certain niveau, on pourrait, par l’application de notre projet, non plus poursuivre le but que nous avons considéré jusqu’à présent, mais réaliser du moins dans notre société de notables améliorations partielles.

Nous allons passer en revue quelques-unes de ces améliorations.

1. — De la suppression des impôts

Les reproches les plus mérités par nos systèmes de contributions peuvent se résumer ainsi :

1o Les impôts poussent à un gaspillage de précieuses énergies humaines en travaux improductifs de perception, de surveillance et de contrôle[1].

2o Ils attentent à la liberté personnelle en causant une foule de vexations et d’ennuis ; et souvent la complication énorme, épouvantable, des dispositions législatives en matière d’impôts fait que, sans le vouloir, les plus honnêtes gens transgressent des règlements qui ont le tort d’être trop minutieux, trop divers et incessamment modifiés.

« Ils ajoutent, dit Wagner, des frais accessoires très considérables aux charges supportées par le contribuable, causent une très grande perte de temps et de travail, en même temps qu’ils excitent (surtout les impôts de consommation) à des formes de fraudes très déplorables, telles que la contrebande et la corruption[2] ».

3o Ils entravent de mille façons l’industrie et le commerce et leur donnent une direction artificielle qui empêche la production de se faire toujours dans les lieux et de la façon où il serait économiquement le plus désirable qu’elle se fit. Cela est surtout vrai des impôts de consommation qui ont, en outre, l’irréparable vice d’origine de pouvoir se transformer en instruments d’abaissement des salaires aux mains de la classe dominante. « Les modes de contrôle et de perception de ces impôts (de consommation) oppriment et entravent la circulation et la juste division nationale et internationale du travail, de façon a refréner souvent le progrès technique »[3].

4° Ils ne parviennent qu’à travers de grandes, et même de très grandes difficultés, parfois, à subvenir aux besoins de l’État, ce qui est pourtant la condition sine qua non de son existence. Ces difficultés, qui font péricliter tout l’organisme social, ne peuvent être surmontées par la fixation d’un impôt unique ; bien loin de permettre ce moyen, elles obligent l’État à recourir à l’énorme complication des « systèmes d’impôts » qui aggravent et multiplient actuellement les inconvénients de l’impôt même.

5° Ils ne peuvent en aucun cas constituer un régime équitable. Ils apparaîtraient essentiellement injustes, même en faisant abstraction de la lutte des classes à laquelle ils offrent un champ de bataille quotidien, même en supposant pour un moment l’État capable d’obtenir l’équilibre entre ces classes et d’appliquer effectivement le principe éthico-social qui, idéalement, devrait toujours le guider. C’est que, d’abord, le problème de la translation des impôts, malgré d’habiles essais de solution théorique (celui de Pantaleoni, par exemple dans sa Teoria dalla traslasione dei tributi), est, pratiquement, impossible à résoudre, car chaque impôt se répercute de façons infiniment diverses dans l’État, selon d’infinies diversités de circonstances. Ici, les principes mêmes sont absolument arbitraires. Mais quand il serait possible de s’entendre sur le choix de celui qui devrait servir de base au système des contributions, soit que l’on prit celui de Smith sur l’assurance, ou celui de la jouissance, ou celui de la capacité de contribuer, ou celui du sacrifice égal, ou un autre, on pourrait arriver arbitrairement (on est, en fait, arrivé avec chacun d’eux) à la proportionnalité de l’impôt aussi bien qu’à sa progressivité, ou même à une progressivité à rebours, et à des progressions très faibles ou très fortes.

Voilà donc tout un ensemble de graves inconvénients.

« Toutes les recherches et les observations précédentes », dit Wagner dans la conclusion de sa Science des finances, « prouvent que la « formation d’un système d’impôts rationnel, théoriquement juste, pratiquement utile, constitue sous tous les rapports un problème énormément ardu et que l’on ne peut résoudre que d’une façon très imparfaite… Les inconvénients inévitables des impôts démontrent que si, dans son ensemble, le développement de la fonction de l’État est nécessaire et salutaire. Il n’en est pas moins payé bien cher… C’est seulement alors qu’on a acquis une idée claire et complète des difficultés extraordinaires que présente l’impôt et surtout le problème de constituer un équitable système de contributions, que l’on est en mesure d’apprécier pleinement l’importance des recettes d’ordre privé et des taxes dans l’entreprise publique… Des difficultés mêmes du problème de l’impôt surgit un nouvel argument de grande importance en faveur des revenus privés de l’État »[4].

Or, cet argument favorable à un système financier non basé sur l’impôt est propre aussi à mettre en évidence la valeur (d’autant plus grande que plus grands sont les inconvénients signalés ci-dessus) d’une organisation de la propriété pouvant conduire, sans secousse et par un processus automatique en quelque sorte, du système actuel de l’impôt à un système financier à revenus.

2. — Des taxes

Pour éviter justement, et le plus complètement possible, en ce qui concerne non les classes, mais les individus, que l’État prêtât gratuitement ses services aux uns plus qu’aux autres, il est certain qu’il faudrait en exiger le prix toutes les fois que la valeur des services rendus serait susceptible de mesure et que ces services seraient rendus uniquement sur la demande des intéressés. On aurait donc des taxes au lieu d’avoir des impôts[5].

Cependant il conviendrait de supprimer la plupart des taxes qui existent aujourd’hui : celles, d’abord, dont la suppression n’impliquerait aucun progrès vers le communisme, parce que les services qu’elles assurent seraient rendus par l’État, tôt ou tard, à tous les citoyens en mesure presque égale, ou que, s’ils n’étaient rendus qu’à un petit nombre d’hommes, ce serait d’une façon avantageuse à toute la société. Telles sont, par exemple, les taxes pour l’administration intérieure ou l’administration de la justice.

Il y aurait lieu de supprimer en outre les contributions qui, véritables taxes pourtant, créent certains avantages artificiels dans les conditions initiales de la lutte économique : celles, par exemple, payées pour l’enseignement public à tous ses degrés.

Il serait bon, enfin, de défalquer de la valeur du service et de rendre ainsi gratuit, dans certaines taxes, un élément de coût aujourd’hui onéreux. Une des principales fonctions de l’État devrait être de rendre gratuit et commun, moyennant la concurrence ou tout autre expédient, le plus grand nombre possible d’instruments de production et de capitaux en général servant à mettre en œuvre les forces de la nature. C’est là, d’ailleurs, une conséquence directe de la doctrine individualiste de Bastiat. Toutes les taxes ressortissant aux services de l’État tels que : la poste, le télégraphe, le téléphone, les chemins de fer, et autres semblables, ou les services municipaux tels que : l’eau potable, l’éclairage des maisons, les tramways, et autres analogues, devraient uniquement couvrir les frais nets d’exercice et de réparations. Toutefois, il serait conforme aux principes individualistes de défalquer de la valeur des services rendus l’élément de coût, onéreux aujourd’hui, représenté par le montant de tous les intérêts du capital d’installation et d’exercice.

3. — De la terre

Les avantages de la graduelle nationalisation du sol agricole, de sa location simple et de la perception des rentes ricardiennes par l’État peuvent, d’après les partisans de cette nationalisation partielle, se résumer comme suit :

1° La rente ricardienne différentielle (naturelle ou acquise) ou de monopole dévolue à l’État, au fur et à mesure de la nationalisation des terres, éliminerait la classe des propriétaires fonciers non cultivateurs ou entrepreneurs de culture sur leurs biens. Ainsi cesserait ce phénomène de parasitisme social, le plus ancien et peut-être, aujourd’hui encore, le plus considérable de tous : l’injuste privilège du propriétaire terrien recevant d’entrepreneurs capitalistes ou de paysans agriculteurs des loyers qu’il n’a pas mérités par son travail ou par l’exercice d’une fonction socialement utile. La différente capacité productive naturelle ou acquise des terrains n’empêcherait plus que des quantités égales de travail fussent également rétribuées. L’augmentation de valeur des terres, au fur et à mesure de l’accroissement de la population, ne profiterait plus au propriétaire seulement, mais à toute la société[6].

2o L’État percevant les rentes ricardiennes des terrains, cette source de richesse publique fournirait à chaque nation un moyen très naturel et très avantageux de subvenir à ses besoins financiers (James Mill, Stuart Mill, De Laveleye, Spencer).

3o La location directe par l’État, qui apporterait des avantages si considérables à toute l’économie sociale en général, manifesterait encore, dans l’économie agricole en particulier, l’essentielle supériorité de la propriété collective du sol sur sa propriété privée. Aujourd’hui l’exploitation agricole se fait très principalement sous le régime du bail ou son équivalent, la possession nominale d’une terre grevée d’hypothèques. Les propriétaires véritablement cultivateurs, ou entrepreneurs de cultures sur leurs propres fonds, ont toujours été dans le passé, sont encore partout (sauf en France) et deviennent chaque jour davantage l’exception[7]. Sous le régime du sol nationalisé, les fermages se constitueraient de la façon et selon les systèmes les plus avantageux pour toute l’économie publique et non plus, comme aujourd’hui,  de la façon et selon les systèmes qui avantagent le propriétaire privé au détriment de la collectivité. L’État seul peut être guidé par l’intérêt général. Seul propriétaire, il supprimerait le stimulant qui pousse aujourd’hui à une culture épuisante et stérilisante le locataire agriculteur et l’entrepreneur capitaliste grâce à la forme que l’avantage particulier du propriétaire privé impose aux contrats de fermage ; et,  par contre, il exciterait efficacement ses tenanciers à une culture réparatrice et à des améliorations continuelles.

Les contrats de bail imposés par les propriétaires actuels a leurs fermiers aboutissent à une culture épuisante et à une diminution de la productivité de l'industrie agricole. Et ce, pour plusieurs raisons[8] :

a. Les efforts du propriétaire pour obtenir une rente très élevée, supérieure à celle que le terrain pourrait lui donner théoriquement, sont en général couronnés de succès.

C’est ainsi que les landlords anglais, par exemple, en continuant à prétendre des rentes trop élevées, ont poussé leurs fermiers à une culture épuisante et ruineuse[9].

b. Les baux sont trop courts, les propriétaires ayant intérêt à les renouveler aussi souvent que possible, afin de pouvoir profiter de chaque augmentation de la rente ricardienne de monopole que produit l’accroissement de la population.

c. Le propriétaire n’indemnise pas le fermier pour les améliorations qu’il a introduites et les capitaux qu’il a investis dans l’exploitation.

d. Quand la récolte a été mauvaise, le propriétaire refuse de diminuer autant qu’il le devrait le montant des fermages, ce qui rend encore plus difficile la condition déjà précaire du tenancier. Celui-ci alors s’endette et, généralement, pour essayer de s’acquitter, il épuise le sol pendant ses dernières années de location.

« Dans les années de mauvaise récolte, le propriétaire devrait se montrer plus accommodant qu’il n’est, et accorder parfois des réductions de loyer. Il est dans son plein droit quand il s’y refuse, mais alors la condition du locataire devient très précaire »[10].

Cependant en regard des inconvénients du système de la propriété privée du sol comparé à celui de la propriété collective, on pourrait mettre les avantages dérivant de la supérieure aptitude des propriétaires privés à la haute surveillance et la haute direction de la gestion des terres qu’ils afferment. Mais si la supériorité du propriétaire, cultivateur ou entrepreneur de cultures sur l’État propriétaire peut être admise, on ne saurait, par contre, accorder aucune aptitude spéciale au possesseur d’un bien dont l’exploitation est entièrement confiée à des tenanciers (Stuart Mill, Roscher, Wagner, etc.).

Ensuite, il faut dire que beaucoup de terrains sont aujourd’hui achetés et gardés par la haute finance, non pas tant comme des sources de revenus que comme des objets de spéculation ou des placements sûrs pour des capitaux surabondants. En ce cas, c’est surtout au titre de propriété que l’on tient et non à l’amélioration et à l’accroissement de productivité des domaines acquis[11].

La propriété privée du sol agricole ne présente donc aucun avantage qui contrebalance ceux de la propriété collective avec ses systèmes de location directe par l’État, capable d’atteindre, dans une agriculture à fermages, à une exploitation suprêmement intensive et réparatrice, à un maximum de productivité générale.

Voilà pourquoi Wagner a pu dire, en voyant les résultats obtenus sur les terrains publics affermés, en Allemagne :

« Grâce à une sage constitution du loyer temporaire, telle qu’on peut facilement l’obtenir, les terrains de l’État sont administrés par leurs locataires aussi bien, sinon mieux, qu’ils le seraient par des propriétaires travaillant « sur leurs propres fonds »[12].

4. — Des loyers urbains

La société réaliserait de grands avantages en percevant elle-même tous les loyers des immeubles urbains. On peut les résumer, selon ce qu’ont dit et répété les partisans de la nationalisation ou municipalisation des terrains et des immeubles urbains, de la façon suivante :

1° Cessation d’un des nombreux et multiformes parasitismes sociaux. En effet, le loyer que perçoit le premier et réel accumulateur des épargnes ayant servi à l’édification d’un immeuble peut être considéré comme un prix accordé à son abstinence, et ce prix est sans doute équitable, il provoque sans doute la multiplication nécessaire des maisons d’habitation. Mais le loyer payé à l’héritier du constructeur est un phénomène de parasitisme analogue au paiement du loyer du terrain au propriétaire foncier qui n’a jamais contribué au défrichement ou à la fertilité de ses domaines.

2° Cessation d’une iniquité de la constitution économique actuelle qui se cache sous le phénomène de la rente du terrain. Aujourd’hui, l’élévation rapide, parfois énorme, parfois invraisemblable de cette rente dans les grandes villes en voie de développement, enrichit démesurément un très petit nombre d’individus qui n’ont pas le moindre mérite à cette augmentation de leur fortune. « Le propriétaire privé des immeubles urbains jouit d’un extraordinaire accroissement de son revenu, grâce à l’élévation de la rente du terrain et du loyer de l’immeuble, et d’un extraordinaire accroissement de son patrimoine, grâce à la plus grande valeur acquise par l’immeuble même. Et il ne mérite ce gain par aucun effort ; il l’empoche aux frais du reste de la population que l’élévation des loyers des habitations et l’élévation des prix des produits, cette conséquence des hauts loyers des entrepôts et magasins, contraint de verser gratuitement une partie de ses revenus aux propriétaires des fonds et des immeubles »[13].

3° Un des principaux champs d’action de la spéculation malsaine se rétrécirait peu à peu et finirait par disparaître.

Mais un point d’interrogation se poserait surtout, au moment du passage en propriété collective des terrains et des immeubles urbains. L’État ou les villes seraient-ils aptes à la gestion et à l’administration de la masse énorme d’immeubles dont ils deviendraient propriétaires ?

On sait que Wagner lui-même admet qu’on puisse, en thèse générale, répondre affirmativement à la question, aux cas où l’administration et la gestion des immeubles seraient confiées aux communes :

« S’il est vrai que la surveillance, les soins et les capitaux nécessaires au maintien d’un immeuble soit plus difficilement obtenus d’un organe public que d’une administration privée, il est vrai de dire aussi que les réparations se font habituellement, aujourd’hui, non à la charge du propriétaire, mais à celle du locataire. Elles sont, dans les contrats de bail usuels des grandes villes, dans l’actuel libre droit de contrat, adossées au locataire, à ce point qu’il paie les réparations des fenêtres abîmées par le vent ou la grêle et aucunement par sa faute ».

« … Un immeuble urbain est en réalité un capital de pierre (ein steinernes Kapital) qui, par le simple mécanisme de la location, par un minime travail ordinaire d’administration et un insignifiant apport de nouveaux capitaux pour réparations, devient une source de revenus assimilables à un titre de rente ».

« Les possesseurs d’immeubles urbains sont donc comparables, non aux propriétaires fonciers qui administrent directement leurs biens, mais à ceux qui les afferment. Or, comme nous l’avons déjà démontré, le système du fermage dans les entreprises agricoles détruit un de principaux motifs du maintien de la propriété privée du sol »[14].

Il suit de là que les communes pourraient surmonter les difficultés inhérentes à la gestion directe des immeubles, surtout si le nombre de ceux qu’elles auraient à administrer augmentait peu à peu.

On sait d’ailleurs comment les municipalités anglaises, celles surtout de Birmingham, Liverpool et Glasgow, tendent à se constituer un petit patrimoine immobilier. Au fur et à mesure de la démolition de leurs vieux quartiers malsains, elles font élever des bâtiments dont la taxe d’habitation leur fournit un joli revenu.

Du reste, le fait qu’en France plusieurs sociétés anonymes se sont constituées pour gérer des immeubles, « se substituer au propriétaire, administrer à la fois mille immeubles au lieu d’un seul ou de deux, et diminuer ainsi les frais généraux »[15], montre l’inutilité présente de la fonction sociale des propriétaires privés.

Par conséquent, partout où la ville chargée de la gestion des immeubles socialisés en tant que propriétés confierait leur administration à des sociétés semblables, cette administration serait aussi bonne qu’aujourd’hui. La seule différence consisterait en ce que ces sociétés rempliraient les coffres de la commune

au lieu de remplir ceux des particuliers.

5. — Des dettes publiques

On peut résumer comme suit, d’après les objections que soulèvent en général les emprunts publics, les avantages sociaux de leur extinction graduelle[16] :

1° Elle déchargerait la production d’un poids considérable, car les intérêts de la dette publique, payés à un capital presque entièrement improductif, affaiblissent le plus efficace des stimulants de l’activité sociale en diminuant la rétribution des agents producteurs. L’économie actuelle a renoncé à secouer ce fardeau qui l’opprime toujours davantage. Elle recourt même de plus en plus fréquemment aux emprunts irrachetables, soit qu’elle ne puisse Supporter le surcroît d’impôts qu’impliquerait leur amortissement, soit (et cette explication est plus conforme à la réalité dans la plupart des cas) à cause des avantages particuliers qu’ils offrent à la classe capitaliste. Dégagé du poids des intérêts à servir a des capitaux éminemment improductifs, le profit du capital productif demeuré aux mains des particuliers ou qui s’y accumulerait encore à mesure s’élèverait proportionnellement, toutes choses égales d’ailleurs : l’importance pour le capital privé des emplois socialement avantageux en serait donc considérablement accrue.

2o Grâce au rétrécissement, à la disparition graduelle d’un des plus vastes champs d’action de la spéculation malsaine, on en verrait peu à peu disparaître les tristes effets, et entre autres la redistribution artificielle concentratrice et inique de la richesse sociale[17].

3o L’abolition des rentes sur l’État éliminerait un autre des multiples et multiformes parasitismes sociaux : car s’il est utile, et par conséquent équitable, de servir les intérêts de la dette aux accumulateurs des capitaux prêtés à l’État, à titre de primes particulièrement aptes à stimuler à l’accumulation, il est inique de continuer à payer ces intérêts à des rentiers oisifs, auxquels le premier accumulateur a pu transmettre ses biens en une proportion immensément supérieure à celle strictement nécessaire et suffisante pour l’inciter au travail et à l’épargne.

L’importance de ce parasitisme est mise en relief par l’éloquence des chiffres. Le montant annuel des intérêts des dettes publiques s’élève, pour l’Europe seulement, à quatre milliards et demi de francs : or, sauf pour la part afférente aux patrimoines des œuvres pies, cette somme énorme est payée presque totalement déjà — et elle le sera entièrement sans doute au cours de la génération prochaine — à des individus qui n’auront rendu en échange aucun service.

6. — De l’assistance publique et de l’assurance[18]

C’est aujourd’hui le désir de tous les partis politiques, dans tous les États civilisés, de développer les services d’assistance, d’instituer des assurances contre la vieillesse, l’invalidité, la maladie, le chômage, bref de faire passer dans la réalité le principe du droit à l’existence. Des difficultés d’ordre financier empêchent seules l’accomplissement de ce programme. Sans qu’il soit besoin d’y insister autrement, n’est-il pas évident que ces difficultés disparaîtraient le jour où notre proposition des prélèvements successoraux serait mise en pratique ?

Et de même pour tant d’autres améliorations sociales que l’on peut concevoir, et qu’il n’est pas nécessaire de passer ici en revue.


  1. Les frais généraux de perception atteignirent, selon Wagner, 7,77 millions de £ pour 74,93 millions de £ de rendement brut en 1875 en Angleterre ; cette proportion est égale à 10,4%. En France, les frais s’élevaient à 249 millions pour un rendement de 2.577,05 millions, soit 9,7%. Ces deux États sont ceux où les frais de perception sont relativement le plus réduits (Finanzw., éd. it., p. 189).
  2. Wagner, ibid., 1085, 1116.
  3. Wagner, ibid., 1085.
  4. Pages 1099-1103.
  5. Nous donnons au mot taxe l’acception qu’il a dans la Science des finances de Wagner, pp. 285, 298.
  6. Le taux moyen du loyer annuel des terrains domaniaux affermés s’élevait en Prusse, en 1849, à 1,19 ; en 1864, à 1,89 ; en 1867, à 2,11 thalers le morgen. Dans les anciennes provinces prussiennes, en 1849, 1869, 1879, 1890-91, ce taux moyen fut respectivement de 13,9, 26,11, 35,63, 38,95 marcs ; dans la Prusse orientale, de 7,63, 14,58, 18,57, 20,12 ; en Saxe, de 26,71, 44,34, 70,15, 83,34 (cultures de navets) ; dans le Hanovre, aux trois dernières dates, de 36,51, 52,15, 56,59 (Wagner, Grundlegung, dritte Aufl., zw. Theil, 432-433).
  7. « En résumé, la culture du sol a presque toujours été accomplie par le possesseur temporaire, presque jamais par le propriétaire perpétuel » (De Laveleye, De la propriété…, 543).
    On trouvera des données sur l’extension croissante des terrains donnés à ferme et la diminution de l’étendue directement administrée par les propriétaires, par exemple, dans Loria, La costituzione economica odierna, Torino, Bocca, 1899, page 544. Voir aussi, dans le même ouvrage, les nombreux détails sur les épouvantables progrès de la dette hypothécaire, pp. 549-558.
  8. Les propriétaires obérés de dettes hypothécaires sont, à cet égard, assimilables aux fermiers, car, tôt ou tard, leur insolvabilité devient irréparable et entraîne fatalement leur expropriation.
    Voir sur l’accroissement continuel et effrayant des expropriations pour dettes hypothécaires Loria, ibid., 577 à 580.
  9. Voir entre autres : Loria, Analisi della proprietà capilatista, 2e vol., 364; et Wallace, Bad Times, 55.
  10. Paul Leroy-Beaulieu, Essai sur la répartition des rich., 148.
  11. Cf. Wagner, Grundlegung, dritte Aufl., zw. Theil, 469-470. « Dans le Schleswig-Holstein, par exemple, on se plaint que les modernes fluctuations du commerce des biens » (dues à la spéculation s’attaquant à ces terrains) « menacent de faire perdre à la propriété foncière le caractère qu’elle avait quand le propriétaire considérait son fonds comme sa terre natale et l'administrait avec soin par intérêt personnel et par amour pour ses descendants » (page 470). Cette plainte est générale aujourd’hui dans nos pays civilisés.
    Voir Loria, Costituzione economica odierna, 254-264, pour plus de détails sur la spéculation moderne effrénée dans ses rapports avec la propriété foncière.
  12. Die Finanzwissenschaft, édition italienne, Turin, page 336.
  13. Wagner, Grundlegung, dritte Aufl., zw. Theil, 480. Voir aussi, au sujet de l’exploitation des locataires et des boutiquiers par les propriétaires d’immeubles dont la rente est en augmentation, ibid., 478.
    Quelques chiffres suffiront à donner une idée de l’accroissement de la rente des terrains dans les villes qui s’agrandissent le plus rapidement. Les terrains sablonneux de la partie occidentale de Berlin valaient, quelques dizaines d’années avant la guerre, 100 thalers le morgen. En 1872, ceux situés à la périphérie coûtaient de 3 à 400 thalers et davantage par perche carrée (Quadratruthe), tandis que les mieux situés allaient à 2, 3 ou même 6 mille thalers (Wagner, ibid., 487). À Chicago, le quart d’acre acheté 20 dollars en 1830 valait 45. 000 dollars en 1856 ; 125. 000 dollars en 1872 ; 175. 000 en 1881 ; 325. 000 en 1886 ; un million et 250. 000 dollars en 1894. En un quart de siècle, de 1870 à 1895, le montant des loyers annuels de Londres, grâce uniquement à l’accroissement de la rente du terrain bâti, a augmenté de £ 7. 782. 336, soit 195. 558. 500 francs. Des terrains qui, à Paris, dans le quartier de la Madeleine, coûtaient un centime et demi le mètre carré en 1533, valaient 54 centimes en 1646 ; 6 fr. 40 en 1775 : ils valent aujourd’hui mille francs (Einaudi, La municipalisation du sol dans les grandes villes, «  Le devenir social », janvier 1898).
  14. Grundlegung, 489.
  15. Paul Leroy-Baulieu, Essai sur la rép. des rich., 189.
  16. En Angleterre par exemple, le paiement des intérêts de la dette nationale représentait en 1887-1888 plus de : fr. 571 1/2 millions, tandis que les dépenses inscrites au budget pour tous les services civils (ceux pour l’armée étant exclus) s’élevaient à 801 millions. La France dépensait pour les intérêts de sa dette ; 981.762.000 fr., près d’un milliard, cent millions de plus que pour ses services civils dont le budget était 882.640.000 francs. On a calculé que le montant annuel des intérêts des dettes publiques pour tous les États européens réunis s’élève à quatre milliards et demi (Wagner, Ordinamenta della economia finanziaria e credito publico, Torino, Unione tipografica éditrice, 1891, pages 384, 385, 622 à 631).
  17. Vers la fin de l’année 1881, on estimait à 3 milliards le capital disponible à la Bourse de Paris en sommes destinées aux reports, ou données aux intermédiaires comme couverture, ou tenues en réserve par les joueurs, ou engagées dans les spéculations. Les affaires traitées dans cette Bourse par les agents de change représentaient en 1855 une somme de 65 milliards. Elles en représentent plus de 110 aujourd’hui, et encore faut-il ajouter à ce chiffre les 77 milliards maniés par les coulissiers. Quant à la nature de ces affaires, on calculait il y a quelques années qu’il y en avait une de réelle sur 16 ou 18. Plus récemment, à Londres, on a calculé que sur 20, 19 sont de simples jeux de bourse (Camillo Supino La Borsa e il capitale improduttivo, Milano, Hoepli, 1898, 92 et. 173).
    On peut évaluer la détraction subie de ce chef par le profit du capital productif quand on songe que, dans le monde de la Banque et de la Bourse, un capital qui ne rend pas 20 ou 25 0/0 est considéré comme pauvrement employé(Loria, Analisi della propr. capit., I, 560).
  18. Ce paragraphe a été ajouté par moi. Je ne pense pas en faisant cette addition avoir été le moins du monde infidèle à la pensée de M. Rignano (Ad. L.).